Je suis très honoré de votre invitation, madame la présidente, qui témoigne de l'attention portée par les autorités françaises à la politique italienne et aux politiques européennes en général, et qui me donne l'occasion de vous éclairer sur les premiers effets de la réforme du marché du travail italien, le Jobs Act, mise en place par Matteo Renzi en mars 2014 dès son arrivée au Gouvernement. Sa mise en oeuvre, assez laborieuse, a duré toute l'année 2015 et ses premiers effets évidents apparaissent au début de 2016.
J'aborderai trois sujets, en commençant par les enjeux du marché du travail italien, pour expliquer d'où nous venons. Je présenterai ensuite les dispositions principales du Jobs Act, qui a pour objectif de renforcer la sécurité juridique tant des salariés que des employeurs et des investisseurs ; il s'agit notamment - mais pas uniquement - de faire converger vers un seul contrat à durée indéterminée les différents contrats existants, avec des phases de protection croissante pour les salariés. Enfin, j'examinerai les premiers effets conjoncturels, mais aussi structurels du Jobs Act, en concluant sur la fiabilité des relevés mensuels italiens.
En Italie, la source officielle des données sur l'emploi est l'Istat, l'Istituto nazionale di statistica, l'équivalent de l'Insee en France. Par ailleurs, comme dans votre pays, des statistiques mensuelles sont publiées par l'INPS, l'agence de sécurité sociale italienne, chargée de la protection sociale et des retraites, qui sont basées sur les appréciations fournies par les caisses de sécurité sociale à partir des allocations. Ces dernières données sont importantes mais font foi uniquement pour les classifications d'Eurostat.
J'aurais souhaité qu'un représentant de l'Istat soit présent, mais cela n'a malheureusement pas été possible pour des raisons de calendrier.
Au cours des dernières décennies, le marché du travail italien se caractérisait par une forte dualité entre les contrats de travail standards (CDI à temps plein) et les autres formes d'emplois (CDD, emplois à temps partiel), lesquelles s'étaient multipliées, notamment après la réforme Biagi de 2003.
Parmi les autres caractéristiques structurelles, on note un grand nombre de travailleurs indépendants. Ce phénomène était dû à l'importance du tissu italien des PME et de l'auto-entrepreneuriat.
Il y avait par ailleurs, depuis les années deux mille, une situation de décrochage entre salaires réels et productivité, liée à une forte centralisation de la négociation salariale au niveau des conventions collectives nationales. Dans notre pays aussi, la décentralisation des relations entre partenaires sociaux est un sujet important, et c'est l'un des objectifs que nous poursuivions avec le Jobs Act. Sur ce sujet, je vous invite à consulter la dernière in-depth review de la Commission européenne ainsi que les recommandations adressées par celle-ci à l'Italie : les négociations notamment salariales au niveau des entreprises y sont préconisées.
On observait également de fortes disparités régionales, avec des taux de chômage et de population active très différents entre le nord et le sud, mais aussi selon les régions, en fonction de la spécialisation sectorielle de l'industrie italienne.
Le taux de chômage était élevé, surtout chez les jeunes. Je soulignerai, dans la suite de mon exposé, les évolutions très positives observées à cet égard depuis la fin de l'année 2015. Nous partions d'une situation de l'emploi bien plus dégradée que celle qui prévalait dans d'autres pays, en particulier la France. Cette situation de l'emploi, notamment après 2009, était aggravée par la tendance à la désindustrialisation dans certains secteurs productifs. Or, en Italie, la majorité de la population active travaille dans le secteur industriel, et non dans celui des services.
Enfin, dernière caractéristique structurelle du marché du travail en Italie, je dois dire en toute transparence que les politiques passives - ciblées fortement sur la protection de l'emploi, plutôt que sur la protection de l'employé -, étaient privilégiées, au détriment des politiques actives, avec lesquelles elles avaient un lien assez faible. Autrement dit, la situation était marquée par un déséquilibre entre job protection et protection of the worker.
(M. Leone commente des slides projetées.)
Le premier graphique montre le décrochage entre productivité et salaires réels en Italie et dans les principaux Etats partenaires de la zone euro. Les données sont issues de la dernière in-depth review de la Commission européenne de mars 2016. Nous tentons de faire face à cette situation grâce à des incitations positives en faveur de la négociation des salaires au sein des entreprises.
Le deuxième graphique, qui date de 2013, donc avant le Jobs Act, illustre le déséquilibre entre politiques actives et passives et le grand retard de l'Italie par rapport à ses partenaires européens en termes de politiques actives de l'emploi, rapportées au PIB. Avant l'instauration du Jobs Act, nous avions toujours privilégié la protection juridique des salariés, dans un échange, assez pervers, entre protection de l'emploi et faible niveau de soutien financier du salarié notamment en cas de difficulté de l'entreprise. Cette conception a été complètement bouleversée par le Jobs Act.
Jusqu'en 2014, l'Italie figurait donc parmi les mauvais élèves de l'Europe en termes de chômage conjoncturel et structurel. Dans les années deux mille, la situation de l'emploi était assez favorable, du fait de l'adoption, à partir de 1998, des premières réformes du marché du travail et de l'adhésion de l'Italie à la monnaie unique.
Le marché du travail s'est ensuite dégradé de façon abrupte et accélérée après 2008, et plus fortement encore à partir de 2011. À cette période, le taux de chômage a atteint 13 %. La France, qui avait également souffert de la crise financière, et les autres pays européens connaissaient alors une situation beaucoup plus favorable.
Matteo Renzi, nommé président du Conseil le 22 février 2014, a donc décidé de lancer le Jobs Act, intitulé ainsi en référence à la réforme engagée depuis 2012 par l'administration Obama. Il s'agissait d'en transposer certains éléments, tout en sauvegardant les spécificités du marché du travail italien.
Les principaux objectifs du Jobs Act sont la réduction de la dualité du marché du travail, le soutien actif à l'embauche en CDI, et la « réallocation » de l'emploi entre CDD et CDI.
La philosophie générale était la suivante : plutôt que de dissuader les employeurs d'avoir recours au CDD, il fallait, via des incitations fiscales importantes, mais aussi pour des raisons de sécurité juridique, rendre le CDI plus attractif pour les employeurs. Un débat est actuellement en cours au sein du parlement et du gouvernement italiens, sur le fait de savoir s'il faut pérenniser, ou non, ces incitations fiscales -des exonérations de cotisations sociales- qui sont renouvelées chaque année.
Il a également été mis fin à la « flexibilité à la marge », en réduisant les coûts de licenciement sur les contrats « standards ». Au lieu d'indemnités fixées à la discrétion du juge, un barème a été défini en fonction du nombre de mois de cotisations et de l'ancienneté du salarié. L'objectif est de parvenir à une rupture négociée entre l'employeur et le salarié.
L'idée est de passer du « job property » à la « flexsecurity », en protégeant davantage les revenus et en offrant de meilleurs services aux chômeurs. Les rigidités qui existaient au moment de la sortie du marché du travail ont été supprimées. Le salarié est désormais soutenu lorsqu'il connaît des difficultés, et la portabilité de ses droits sociaux et professionnels est assurée. Le débat qui a lieu en France sur ce sujet est une source d'inspiration, aussi, pour nos propres réformes et nous avons des sujets communs en Europe.
Le coin fiscal a été réduit pour les salariés en CDI, toujours dans le cadre de cette approche incitative et positive. Cette mesure donne des résultats, comme vous le constaterez dans les chiffres.
Le nombre d'emplois en CDI augmente et les typologies de contrats sont réduites : la plus grande partie des contrats dits « atypiques » a été supprimée. Les CDD « standards », les contrats d'apprentissage et les contrats de projet demeurent, mais des dizaines d'autres contrats ont été graduellement supprimées.
Le nombre de procédures judiciaires a diminué, notamment grâce à des mesures de simplification procédurale.
Les services à l'emploi et les politiques actives ont été renforcés grâce à la création d'une agence unique, l'Agence nationale pour l'emploi, l'Anpal, - l'équivalent de Pôle emploi -, qui est devenue l'acteur central de la réforme.
Le Jobs Act a été interprété, notamment par la presse européenne et internationale, comme une réforme visant à introduire une nouvelle typologie des CDI. Or l'approche était beaucoup plus vaste. Il s'agissait, en réformant les systèmes, de mettre en place des arbitrages dans les différents domaines de la politique de l'emploi, de promouvoir un contrat de travail unique et des formes de tutelle conférant davantage de sécurité juridique aux salariés et aux employeurs, ainsi que des politiques plus protectrices pour les chômeurs.
L'aspect le plus connu de la réforme concerne le licenciement individuel.
Les coûts de licenciement sont désormais fixes, et augmentent en fonction de l'ancienneté et des années de service. L'employeur bénéficie donc, à cet égard, d'une prévisibilité totale.
Le juge peut toujours décider qu'un licenciement individuel est injustifié, mais la réintégration dans le poste n'est possible que dans les cas d'abus très importants. En dehors de ces cas, il est possible de verser une indemnité de licenciement négociée, ou bien une indemnité dont le montant est fixé par le juge avec un plafonnement non pas indicatif, mais obligatoire. Il s'agit d'assurer une certaine prévisibilité aux investisseurs étrangers et aux entrepreneurs italiens en cas de procédure contentieuse.
La procédure de conciliation a été améliorée grâce à l'introduction d'une forme de rupture conventionnelle qui n'existait pas auparavant. Même avant la conclusion de la procédure judiciaire, l'employeur peut proposer une indemnisation d'un montant égal à un mois de salaire brut pour chaque année de service. L'acceptation par le salarié de l'indemnité confirme la rupture du contrat de travail et met fin à la contestation judiciaire du licenciement.
En cas de licenciement injustifié, le barème est fixé par la loi : deux mois de salaire pour chaque année de service, avec un maximum de 24 mois et un minimum de 4 mois. La réintégration ne s'applique qu'au licenciement annulé pour cause de discrimination, au licenciement non motivé et au licenciement disciplinaire injustifié.
On lit parfois dans la presse que toute possibilité de réintégration a été supprimée. C'est faux : nous avons limité cette solution aux cas les plus graves, déterminés par le juge, d'abus de confiance commis par l'employeur.
Après 18 mois, en cas de rupture négociée, ou après 24 mois, en cas de licenciement injustifié, l'indemnité de licenciement est fixée sur la base de l'ancienneté du salarié dans l'entreprise.
Le système d'indemnisation du chômage partiel, la cassa integrazione guadagni, a été modifié. Une aide temporaire est versée pour une durée maximale de deux ans. Nous avons mis fin à l'indemnisation du chômage partiel « par dérogation », la cassa integrazione in deroga, créée pour les grandes entreprises en difficulté. Il s'agissait d'en finir avec le dualisme entre entreprises, les PME ne pouvant recourir à ce mécanisme en cas de difficulté systémique.
Les allocations chômage ont été étendues, et sont désormais proportionnelles aux cotisations -c'est la suppression d'une autre forme de dualisme, cette fois liée à l'âge. Auparavant, la durée maximale était de 18 mois pour les salariés de plus de 55 ans et de 12 mois pour les moins de 55 ans ; elle est désormais de 24 mois pour tous.
Cette durée est proportionnelle aux cotisations versées au cours des quatre dernières années. Quant au montant des allocations versées par l'employeur, il a été augmenté. Le système des allocations chômage est à présent complètement contributif.
Les politiques actives en matière de soutien à l'emploi sont un aspect très important de la réforme.
Une agence nationale a été créée pour établir les « règles du jeu » communes à toutes les régions du pays et définir les standards des services pour l'emploi.
Les conditions d'une complémentarité entre les services publics et privés dédiés à la recherche d'emploi ont été mises en place.
Les mécanismes d'incitation sont considérables : les services d'agence, publics ou privés, ne seront payants que si le chômeur trouve un nouvel emploi.
L'Agence nationale est chargée de la prestation des services financiers de soutien à l'emploi personnalisés sur la base de la durée individuelle du chômage et du profil du chômeur, le profiling. Cette mesure est inspirée des réformes Hartz, mises en place en Allemagne dans les années deux mille : ces incitations positives visent les refus d'offres d'emploi à répétition.
L'interaction entre les politiques actives et passives est favorisée : en cas de licenciement, les entreprises paient une « contribution », qui ne pourra être utilisée que pour mettre en oeuvre des politiques actives. Il y a aussi un système de conditionnalité pour bénéficier des aides passives, c'est-à-dire les mesures de soutien aux plus bas revenus.
Des ressources financières importantes ont été consacrées à cette réforme.
La loi de finances pour 2015 a prévu pour les salariés « permanents » dont le salaire est modeste un bonus structurel de 80 euros par mois.
Pour les employeurs et les travailleurs indépendants, a été mise en place une déduction du coût du travail permanent de la base imposable de la taxe d'affaires régionale (PARI). Surtout, une exonération totale des contributions sociales durant 36 mois a été prévue pour les nouvelles embauches en CDI : c'est une autre manifestation de l'approche incitative positive que j'ai exposée.
Cette exonération totale est également valable en cas de transformation des contrats temporaires en CDI. Elle a été reconduite dans la loi de finances pour 2016, mais à un taux de 40 % et pour une durée de 24 mois.
Ce système d'incitation fiscale est très important, non seulement pour encourager les employeurs à embaucher en CDI, mais aussi pour créer une relation de confiance entre les partenaires sociaux. Car les syndicats n'étaient pas vraiment convaincus au début du débat sur la réforme, mais elle a eu des effets positifs sur le plan social.
La loi de finances pour 2016 prévoit également la détaxation du salaire liée à la productivité, qui vise à inciter les partenaires sociaux à recourir à la « négociation de deuxième niveau », c'est-à-dire la négociation au niveau de l'entreprise.
Dans le cadre de la lutte cette fois contre la pauvreté, elle consacre de nouvelles ressources à l'outil d'inclusion active, dédié aux familles nombreuses ayant de faibles revenus, qui concerne 300 000 bénéficiaires.
Les premiers effets du Jobs Act sont aujourd'hui visibles.
Selon les dernières données publiées en avril par l'Istat, des effets positifs sont apparus fin 2015. Mieux vaut selon moi, pour bien apprécier la situation, attendre au moins neuf mois. Nous verrons alors si cet effet conjoncturel positif s'inscrit dans la durée ; pour l'instant, c'est le cas.
Nous sommes optimistes. L'Italie connaît pour la première fois depuis sept ans une baisse du nombre de chômeurs, mais nous partions de loin. En 2015, les embauches ont augmenté de 13 %. La réforme a également eu des effets qualitatifs importants, avec une transition significative des CDD vers les CDI.
En 2015, les embauches en CDI ont augmenté de 52 %. Les transformations de CDD et de contrats d'apprentissage en CDI ont augmenté de 63 %. Dans l'ensemble, le nombre de CDI a crû de 54 % par rapport à 2014. Ces chiffres sont confirmés pour l'année 2016, et ce en dépit d'une réduction des incitations fiscales.
Les variations nettes sont aussi très importantes, dans un sens positif pour les emplois permanents, en augmentation de 764 129 en 2015, et négatif pour les emplois temporaires, particulièrement entre janvier et décembre 2015, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur du Jobs Act. Ces effets positifs impactent directement la courbe du chômage.
Après une explosion du chômage entre 2010 et 2014, on observe un phénomène de retour des chômeurs dans la population active : ceux qui avaient décidé, durant la crise, de sortir définitivement du marché du travail recommencent à chercher un emploi de façon active. Cette tendance est confirmée par les statistiques, qui montrent une augmentation très importante de la population active, avec une forte diminution des inactifs. La légère augmentation, de 0,1 %, du nombre de chômeurs est due, je le répète, au retour sur le marché du travail de personnes qui s'étaient cantonnées jusqu'alors dans l'économie domestique.
On observe une stabilisation vers le haut de la population active entre avril 2015 et avril 2016, qui atteint désormais le taux d'emploi de 56,9 % - pour comparaison, après la crise, nous n'avions jamais dépassé le taux de 53 %. Quant au nombre d'inactifs, il diminue très fortement dans toutes les catégories d'âge, y compris chez les seniors.
Notre ministre des finances s'est félicité aujourd'hui sur son compte Twitter de l'augmentation de 215 000 emplois, sur base annuelle, de la croissance des emplois en CDI, ainsi que de la diminution du nombre des chômeurs et d'inactifs. J'y insiste, les effets de la réforme du marché du travail doivent être jugés sur une base annuelle, et non uniquement conjoncturelle.
Je conclurai par quelques éléments de méthodologie.
À partir de janvier 2014, la collecte des données par l'Istat est continue.
Les principales méthodes de collecte sont réglementées au niveau européen, conformément aux standards internationaux définis par le Bureau international du travail, le BIT.
Le sondage se déroule en deux phases : au niveau des communes et des familles. L'échantillon trimestriel est réparti sur trois mois et prend en considération le nombre de semaines par mois, 4 ou 5 semaines. La population de référence se compose de tous les ménages résidant en Italie.
Les estimations d'emploi mensuelles sont réalisées environ 30 jours après le mois de référence, publiées sous forme provisoire, c'est-à-dire non corrigées des variations saisonnières, et basées sur une partie de la population de référence : en mars 2016, il s'agissait de 25 000 ménages, soit 56 000 individus. Une fois les estimations trimestrielles disponibles - 70 jours après chaque trimestre -, les estimations mensuelles des derniers trois mois sont recalculées sur la totalité de l'échantillon et deviennent ainsi définitives. Il est assez fréquent que de nouvelles statistiques un peu contradictoires par rapport aux précédentes fassent débat en Italie. Mais nous avons un intervalle de confiance très étroit, 0,1 % ou 0,2 % d'écart au maximum. Je ne suis pas statisticien mais, pour toutes les questions statistiques et méthodologiques, je vous invite à consulter le site internet de l'Istat, istat.it.
En tant que chef de la section économique de l'ambassade d'Italie en France, installé depuis trois ans et demi en France, je suis avec grand intérêt l'évolution de votre débat interne sur le marché du travail, qui présente beaucoup d'analogies avec le nôtre. Trois Premiers ministres italiens se sont rendus dans votre pays depuis que je suis en poste : la situation de l'emploi en France et en Italie, ainsi que les réformes qui la concernent, ont toujours figuré à l'ordre du jour des rencontres de nos gouvernements.
J'espère ne pas avoir abusé de votre patience et vous remercie d'avoir toléré mon français parfois approximatif.