Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer l’initiative du groupe CRC. La tenue de ce débat sur l’accord économique et commercial entre l’Union européenne et le Canada, communément appelé « CETA », vient à point nommé.
Alors qu’une première mouture de cet accord a été adoptée en 2014 et qu’une nouvelle version a été présentée en février dernier pour tenir compte des critiques portant sur le chapitre relatif aux investissements, plusieurs questions restent sans réponse et de nombreuses inquiétudes demeurent.
J’évoquerai d’abord les craintes exprimées par les collectivités locales au sujet de la libéralisation des services publics.
Pour la première fois dans un accord de libre-échange, on instaure une « liste négative » pour les services. Ainsi, tous les services, qui n’auraient pas été préalablement exclus du champ des négociations, y compris les services à venir, peuvent faire l’objet de libéralisation. Comment justifier un tel changement, alors que, jusqu’à présent, le recours à une « liste positive », méthode plus protectrice, impliquait que tous les services publics non mentionnés dans le traité étaient exclus d’office de toute libéralisation ? Même le TAFTA ne semble pas, en l’état actuel des négociations, relever d’une approche aussi extrême.
Un autre point, et non des moindres, concerne le règlement des différends sur les investissements, sujet sur lequel la Haute Assemblée a adopté plusieurs résolutions européennes.
Le nouveau système de cour d’investissement proposé semble encore loin d’être totalement satisfaisant et affecté d’un certain nombre d’incertitudes juridiques. Ainsi, récemment, la plus grande association allemande des juges et procureurs publics et l’Association européenne des magistrats s’y sont fermement opposées.
Comme cela a été souligné par mon collègue Daniel Raoul, nombre d’éléments appellent à remettre en cause cette nouvelle mouture : garanties insuffisantes en matière d’indépendance financière des juges, ambiguïté sur les critères de sélection, absence de contrôle parlementaire ou de magistrature de supervision indépendante, flou entourant le système d’appel…
Sans s’opposer sur le principe à l’accord commercial, c’est aussi à propos de ce point que le Parlement luxembourgeois s’est insurgé, mardi dernier, en demandant au gouvernement, au travers d’une motion adoptée à la quasi-unanimité, de ne pas adopter le CETA en l’état.
Monsieur le secrétaire d’État, pourquoi ne pas faire confiance aux systèmes juridictionnels des États membres, qui garantissent l’égal accès à la justice pour tous les plaignants, y compris les investisseurs ?
En outre, sommes-nous certains que ce système de cour d’investissement est compatible avec nos traités européens ? Dans un avis récent, la Cour de justice de l’Union européenne a refusé la possibilité d’un contrôle externe par une autre juridiction – il s’agissait en l’espèce de la Cour européenne des droits de l’homme –, qui pourrait imposer aux institutions européennes une interprétation du droit de l’Union. Ne court-on pas le même risque juridique avec cette cour d’investissement ?
J’en viens enfin à la question la plus essentielle aujourd’hui, celle de la nature juridique du CETA et des conditions de ratification qui en découlent.
En commission comme dans l’hémicycle, on nous a assuré que l’accord était mixte, du fait de la coexistence dispositions relevant de la compétence exclusive de l’Union et d’autres relevant d’une compétence partagée avec les États membres.
Mais aujourd’hui, nous sommes bien loin d’être rassurés ! En effet, le bruit court que, à l’occasion de rencontres en particulier avec des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, tente, en amont de la prochaine réunion des commissaires, le 5 juillet, d’imposer aux forceps la reconnaissance d’un caractère non mixte du CETA.
Cela conduirait à exclure les Parlements nationaux du processus de ratification, ce qui constituerait, surtout dans cette période de défiance à l’encontre de l’Union européenne, une atteinte à nos valeurs démocratiques. Nous demandons donc au Gouvernement de s’opposer fermement à toute démarche allant en ce sens.
Toutefois, même en cas de mixité avérée, une vraie inquiétude subsiste : le traité pourrait être appliqué provisoirement, dès son approbation par le Parlement européen, avant même que les Parlements nationaux aient donné leur feu vert. Placer ainsi les Parlements nationaux sous pression politique serait envoyer un très mauvais message aux parlementaires et aux citoyens européens. Nos homologues néerlandais se sont déjà prononcés contre cet aspect procédural. Monsieur le secrétaire d’État, pouvez-vous nous assurer que la France s’y opposera également si la Commission européenne propose de qualifier l’accord de « non mixte » ? Cette question est d’autant plus cruciale que, dans la rédaction actuelle du texte, une clause permet aux investisseurs de faire appel au mécanisme de règlement pendant la période d’application provisoire du CETA.
Nous comprenons qu’il puisse y avoir des incertitudes juridiques, car depuis l’extension des compétences de l’Union par le biais du traité de Lisbonne, aucun traité n’a encore été déclaré « mixte ». Mais alors, dans le cas d’espèce, pourquoi la Commission européenne n’attend-elle pas la décision de la Cour de justice de l’Union européenne, saisie pour avis sur un accord très semblable conclu avec Singapour il y a déjà plus de deux ans ? Au lieu de cela, la Commission européenne semble vouloir accélérer la cadence, pressée par la crainte que la mixité ne soit la porte ouverte à l’opposition des Parlements nationaux et régionaux amenés à se prononcer, comme en Belgique, au Luxembourg ou aux Pays-Bas, où des mises en garde ont été récemment signifiées.
En effet, la Commission négocie actuellement sur ce même modèle des accords avec une vingtaine de pays, tels le Japon et le Brésil. L’enjeu qui sous-tend le CETA dépasse donc largement la question de nos échanges commerciaux avec le Canada. Si nous laissons la Commission européenne imposer, selon une approche opaque et centralisatrice, un traité déséquilibré et insuffisamment protecteur, cela affectera lourdement toute la stratégie commerciale de l’Union pour les années à venir.