Madame la présidente, madame la ministre, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, je n’entrerai pas dans l’analyse détaillée du texte ; nos rapporteurs l’ont fait avec talent et précision. Je voudrais plutôt m’attacher aux interrogations soulevées par le projet de loi.
L’ampleur des réactions suscitées témoigne de l’hypersensibilité, dans notre pays, des questions touchant aux relations de travail.
Si chacun s’accorde à reconnaître les évolutions de nos sociétés, les mutations du monde économique ayant entraîné l’apparition de nouvelles formes d’exercice professionnel, le modèle social à la française a été au fil du temps érigé en statue de marbre ; aussi précieux et solide que ce matériau, mais, à certains égards, aussi difficile à « bouger ».
Or, dans un monde en mouvement, caractérisé par la vitesse et les échanges, il faut bien admettre qu’il n’existe plus de citadelle imprenable.
Évitons d’ériger le rempart protecteur en mur d’enfermement. Refuser l’immobilisme et adapter la protection : tels sont les enjeux d’un nouveau droit du travail.
Chacun d’entre nous le sait pertinemment, derrière les postures adoptées par le Gouvernement ou par certains syndicats, les batailles qui se jouent vont au-delà de la loi El Khomri.
Sans être dupes des jeux d’acteurs et autres manipulations pratiqués par certains, nous ne pouvons pas rester sourds aux inquiétudes exprimées avec sincérité par certains acteurs économiques, chefs d’entreprise, salariés, demandeurs d’emploi, étudiants, conscients du besoin de réforme, mais inquiets face aux décisions contradictoires d’un exécutif qui n’a pas de projet clair et cohérent.
La violence des réactions et la profondeur de l’incompréhension résultent d’un malentendu initial entre les propos d’un candidat à la présidence de la République et les décisions du président élu et de son gouvernement.
Les engagements pris, notamment lors du discours du Bourget, n’ont apparemment pas été entendus de la même manière par l’orateur de l’époque et par une grande partie de son auditoire d’alors. D’où le hiatus actuel, qui plonge notre pays dans une forme de chaos et écorne son image et sa réputation.
La contestation accompagnant ce texte trouve ses racines dans la perception d’une illégitimité, qui s’explique par l’écart énorme existant entre les engagements pris et les propositions faites. Cette situation est vécue par une partie de nos concitoyens comme une trahison ou, pour les plus modérés, comme un non-respect desdits engagements.
Respecter ses engagements, c’est l’obligation qui nous est faite, à nous, les politiques.
Le contrat conclu entre le peuple et les élus doit reposer sur des engagements réalisables et sérieux. Nous devons faire ce que nous avons dit et dire ce que nous allons faire ! À défaut d’empêcher la contestation, cela renforce le pacte conclu au moment de l’élection. Respecter ses engagements est une exigence démocratique non négociable.
La seconde exigence, c’est de respecter ses partenaires. De ce point de vue, proposer un texte de réforme du droit du travail, censé valoriser le dialogue social, en omettant de travailler en concertation avec les partenaires sociaux, est ubuesque ! Rétablir le dialogue social a posteriori est une gageure quasi impossible : le sentiment d’avoir été ignoré, méprisé, se traduit par une surenchère contraire à l’essence même de la négociation.
Voilà où nous en sommes aujourd’hui : présenté en fin de mandat, ce texte cristallise toutes les incompréhensions, crispations et inquiétudes d’une société en crise, qui a conscience de la nécessité d’évoluer, est capable et désireuse de se réformer, mais doute et redoute le changement.
La démarche et la méthode suivies sont pour le moins préjudiciables à la nécessité de réformer. Par le biais de ce projet de loi, désormais largement vidé de son contenu, s’exprime cependant une demande de lisibilité. Il nous est demandé de redonner du sens au droit du travail, sans doute, mais aussi, plus largement, à l’action publique.
À travers ce texte, une question plus large nous est posée sur le rôle de l’État dans une société moderne, sur la place de la loi et de la convention dans la gestion des relations humaines.
Pierre Bourdieu considérait : « Plus la situation est dangereuse, plus la pratique tend à être codifiée. Le degré de codification varie comme le degré de risque. »
Si l’on se réfère à cette analyse, et si l’on compare notre système à ceux de certains de nos États voisins, devons-nous en conclure que nous considérons les acteurs de l’entreprise si éloignés les uns des autres que tout rapport entre eux doit faire l’objet d’une loi ?
Je ne le pense pas ! À l’instar de Bertrand Martinot et Franck Morel, je suis convaincu qu’ « un autre droit du travail est possible », à condition qu’il libère le travail, organise au mieux les relations sociales et protège le travailleur.
Dans une France caractérisée par un chômage endémique, où l’entrée dans la vie active des jeunes est difficile et où le retour à l’emploi nécessite du temps, la question du travail, de l’emploi et des relations sociales revêt une acuité particulière.
Preuve en est la place prise par ce thème, au fil des ans, dans le discours politique.
Preuve en est la multiplicité des textes adoptés censés réformer, protéger, sécuriser.
Hélas ! Cet intérêt sincère a produit un maquis législatif complexe, lui-même à l’origine d’une insécurité juridique peu propice à la pacification des relations sociales.
« Le code du travail se veut protecteur et rassurant. Il est devenu obscur et inquiétant. » Ces propos de Robert Badinter traduisent le besoin de retrouver de la lisibilité. La question n’est pas tant celle de l’obésité du code du travail que de la quête d’efficacité et de la confiance accordée ou non aux partenaires sociaux.
Les propos caricaturaux tenus par certains responsables politiques, à commencer par le Premier ministre – le seul argument de ce dernier consiste à brandir le vieux schéma éculé d’une « droite dérégulatrice aux méthodes régressives » –, contribuent à alimenter un climat délétère sans rapport avec les relations qui peuvent se nouer dans l’entreprise, notamment dans les TPE et les PME.
Par-delà les positionnements idéologiques, nous sommes appelés à repenser les modalités d’intervention de l’État dans l’économie, à réfléchir au champ d’action laissé aux acteurs, à définir de nouvelles règles. Cela représente une certaine révolution culturelle. Chacun le sent bien, le temps presse. Cette transformation conditionne l’avenir et la place de notre pays dans la compétition internationale.
Accompagner le changement, restaurer la confiance, libérer les entraves et protéger les salariés : vaste programme ! Quelques pistes susceptibles d’en favoriser la mise en œuvre ont été proposées, mais le projet de loi Travail s’en est désormais affranchi, au moins en partie.
Au mois de septembre 2015, les auteurs du rapport Combrexelle affirmaient la nécessité de créer une dynamique de la négociation dont les moteurs principaux seraient une pédagogie de la négociation collective, une plus grande intelligibilité des accords, un renforcement du rôle de garant de l’État et une limitation de la « négociation administrée ».
Aujourd’hui, dix-huit thèmes de négociations sont obligatoires. N’est-il pas improductif de fixer des obligations de discussion et, a contrario, d’éliminer d’autres sujets ? Dans une société complexe et en mutation constante, n’est-ce pas figer le dialogue que d’en déterminer les sujets et les modalités ?
Au contraire, comme le préconise le rapport Combrexelle, il convient d’ouvrir de nouveaux champs à la négociation. Comme le proposent MM. Martinot et Morel, il faut refonder le droit par la négociation collective.
Au moins de 2016, le comité présidé par Robert Badinter a défini un socle de soixante et un principes essentiels sur lesquels doit s’établir la législation du travail.
Il n’est pas temps ici de développer les différentes mesures préconisées par tel expert ou tel comité. Ce que l’on peut constater en revanche, c’est la prise de conscience collective d’être arrivés à la croisée des chemins, où il devient nécessaire de redonner tant aux partenaires qu’aux salariés eux-mêmes la responsabilité de développer un vrai dialogue. Qui mieux qu’eux connaissent leurs difficultés ou leurs possibilités ?
Il faut fixer le cadre et donner de la souplesse, libérer mais contrôler ! Durée du travail, contrat, accords, sécurité, représentation et formation : tous ces sujets peuvent faire l’objet de négociations.
Pourquoi refuser en matière sociale ce qui a été considéré comme une avancée notable en matière institutionnelle, à savoir la décentralisation ? Qui, aujourd’hui, souhaiterait remettre cette dernière en question ? Cette « proximité », si revendiquée en matière politique, serait donc dangereuse en matière de droit social ?
Il faut sortir de la conception réparatrice du droit du travail pour lui donner une dimension novatrice, consistant à accompagner plutôt qu’à encadrer ; l’innovation n’est pas nécessairement synonyme de régression.
Tous les débats actuels attestent de l’urgence qu’il y a à repenser nos rapports sociaux, à adapter nos conceptions au monde d’aujourd’hui, à retrouver confiance en nous et en nos dirigeants, qu’il s’agisse du monde politique, syndical, économique, voire – permettez-moi cette incursion dans l’actualité – sportif.
Tel est le chemin que chacun doit parcourir pour qu’une autre conception du droit du travail puisse émerger et que les décisions retrouvent du sens et ne soient pas simplement conjoncturelles ou opportunistes.
Comme dans la sphère de la vie familiale, les schémas traditionnels ont vécu dans le monde de l’entreprise !
La mobilité, une certaine flexibilité et les attentes d’une génération dite X, Y ou Z nous obligent à élaborer de nouveaux modèles propres à adapter la protection à l’ensemble des travailleurs, dont le salariat n’est plus la seule forme de dépendance.
J’aimerais avoir réussi à vous faire partager non seulement mes interrogations, mais aussi ma conviction profonde qu’une autre voie est possible. Je sais que toute proposition est source d’inquiétude, parfois même de rejet. Mais je sais également que les volontés réformatrices existent, et que les Françaises et les Français ne peuvent pas se résoudre au déclin. Ils l’ont montré à bien des reprises !
Nous devons rétablir la confiance. Ce sera tout l’enjeu de la prochaine mandature. Quel que soit le sort réservé à ce projet de loi, nous savons bien que son application n’interviendra pas, dans le meilleur des cas, avant le printemps prochain.
À force de concessions et de détricotage, je crains que cette réforme ne soit mort-née…