Intervention de Jacques Freyssinet

Commission d'enquête Chiffres du chômage — Réunion du 7 juin 2016 à 17h15
Audition de Mm. Pierre Cahuc centre de recherche en économie et statistique jacques freyssinet centre d'études de l'emploi yannick l'horty centre national de la recherche scientifique Mme Hélène Paris conseil d'analyse économique et M. Henri Sterdyniak observatoire français des conjonctures économiques

Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE) :

Deux remarques préalables. Il convient de distinguer la politique pour l'emploi, convergence souhaitée d'une politique budgétaire, monétaire, d'éducation et de protection sociale vers l'objectif de l'emploi, de la politique de l'emploi qui regroupe les dispositifs spécifiques pour la mise en relation quantitative et qualitative de l'offre et de la demande de travail. La première est capitale, la seconde importante mais relativement secondaire.

De plus, les pays déjà évoqués ayant mis en oeuvre des réformes multidimensionnelles complexes impliquant la législation, la négociation collective, les conditions de fixation du salaire, l'indemnisation du chômage et les politiques sociales, l'effet propre de chaque composante est difficile à évaluer. Je ne conteste pas l'intérêt d'une mesure des différences de comportement des entreprises en Italie, ou d'une étude comparative des effets de la jurisprudence dans les différents États américains ; mais aussi solides soient ces travaux, le passage de variations microéconomiques identifiées à la marge à l'évaluation globale des performances d'un système n'est pas aisé.

J'ai pris l'option, pour répondre à vos interrogations, de m'intéresser à deux pays souvent opposés : l'Allemagne, image même de la réussite d'une politique pour l'emploi, et l'Espagne, qui en incarne l'échec. En Italie, le Jobs Act est trop récent pour une évaluation sérieuse, alors que pour les deux pays que j'ai cités, les études sont très variées.

Leurs conclusions divergent, mais toutes tendent à expliquer les performances de l'Allemagne par sa position haute dans la division internationale du travail et dix années de modération salariale, entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2000, qui se sont traduites par un avantage compétitif non coopératif. La principale variable explicative dans les résultats obtenus est un mouvement prononcé de partage du travail avec deux composantes opposées.

D'abord, pour les CDI à temps plein, une flexibilité cyclique du temps de travail à travers le Kurzarbeit (chômage partiel), les comptes épargne temps et les accords de préservation de l'emploi à travers une réduction de la durée du travail signés par l'État, le patronat et les syndicats. Cette option politique très forte a évité la montée du chômage.

Seconde composante, une tendance de long terme au développement de formes particulières d'emploi : temps partiel, « minijobs », emplois à un euro, recours aux travailleurs détachés d'Europe centrale et orientale. Ce phénomène a été amplifié par les lois Hartz qui, en rendant plus rigoureuses les conditions d'indemnisation des chômeurs, ont amené ces derniers à accepter ces formes nouvelles d'emploi. Ainsi, les sorties du chômage se sont accélérées mais les inégalités salariales et le taux de pauvreté ont fortement augmenté. Plusieurs synthèses du CAE, de l'Insee et du Trésor mettent en évidence les résultats contrastés de ces politiques : la baisse du chômage s'explique avant tout par la modération salariale et le partage du travail.

L'Espagne fait figure de contre-exemple, avec son taux de chômage considérable. Dans ce pays, les emplois ont été supprimés en masse lors de la crise, pour réapparaître lors de la reprise. L'Espagne se caractérise par un recours massif à l'emploi temporaire et par une position basse dans la division internationale du travail, avec des industries faiblement sophistiquées. La politique menée depuis vingt ans met en évidence deux mouvements contradictoires : une série d'accords bipartites et tripartites allégeant les contraintes sur la gestion des CDI, et un renforcement des droits des travailleurs en emploi temporaire associé à des stimulations financières en faveur de l'emploi en CDI. Cela s'est traduit, de manière limitée mais non nulle, par un déplacement de l'emploi instable vers l'emploi stable.

Toutes les poussées de chômage ont suscité des créations d'emplois aidés, qui sont par nature précaires.

Cette période a aussi été celle d'un accord impressionnant de modération salariale, accord encore durci avec la crise, et qui est toujours en vigueur. Les accords triennaux, en Espagne, pourraient étonner bien des observateurs français. Ils résultent d'une série de réformes du marché du travail, jusqu'à celle menée en 2012 par M. Rajoy, qui fut cohérente et très brutale : réduction massive des protections contre les licenciements économiques, forte baisse des indemnités de licenciement, possibilité donnée à l'employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail, prééminence des accords d'entreprise... Souvent citée en France, cette réforme est en réalité très difficile à évaluer, car elle a coïncidé avec une brutale récession économique : entre le quatrième trimestre 2011 et le quatrième trimestre 2013, plus d'un million d'emplois ont été détruits, et ce n'est qu'au deuxième trimestre 2014 que le nombre d'emplois a recommencé à augmenter.

Un rapport de 2015 du conseil économique et social espagnol fait le point sur les différents travaux d'évaluation de cette réforme, qui divergent considérablement. S'il n'est pas possible de mesurer son impact sur la création, ou la destruction, d'emplois, on voit nettement qu'avec la reprise, en 2014, l'emploi temporaire s'est développé trois fois plus vite que l'emploi à durée indéterminée. Quant à la prééminence donnée aux accords d'entreprise, elle n'a aucunement relancé la négociation collective, puisque le nombre de salariés couverts par des accords d'entreprise a été divisé par deux entre 2012 et 2014. Les experts espagnols expliquent cela en disant que les accords d'entreprises n'intéressent pas les PME - c'est aussi ce que disent, en France, la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME) et l'Union professionnelle artisanale (UPA)...

Au lieu que l'écart se réduise entre emploi stable et emploi précaire, on observe depuis vingt ans que la segmentation se renforce dans les deux pays. En Allemagne, c'est le résultat des quatre lois Hartz, qui ont accéléré un mouvement déjà en cours d'élargissement du temps partiel, de développement des mini-jobs, de recours à l'intérim et aux travailleurs détachés. En Espagne, cette tendance signe l'échec de politiques qui visaient à la contrecarrer. Il n'est pas facile d'indiquer quelles politiques réduiraient, en France, la segmentation du marché du travail...

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