La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a souhaité m'auditionner sur le conflit au Haut-Karabagh, considéré bien à tort comme un conflit gelé. J'ai d'abord hésité à accepter votre invitation, tant ce conflit est complexe et difficile à expliquer ; en outre, les événements qui ont ensanglanté la région ont suscité des prises de position tranchées chez certains parlementaires, alors même que notre pays s'est vue confier par la communauté internationale la mission de mener une médiation équitable et impartiale entre les deux parties.
Mais comme j'ai passé vingt années à jouer les artisans de paix en Géorgie, en Biélorussie, en Bosnie-Herzégovine et pendant sept ans dans ce conflit qui a opposé l'Azerbaïdjan et l'Arménie, je me suis dit que mon expérience pourrait peut-être vous éclairer.
Je rappellerai d'abord quelques éléments fondamentaux de ce conflit et ses enjeux. Aux confins des empires perse, turc et russe, le Haut-Karabagh a toujours été disputé par ces trois puissances. En 1921, l'URSS attribue ce territoire à l'Azerbaïdjan. C'est l'époque où Staline, commissaire du peuple aux nationalités, crée dans le Caucase une série de bombes à retardement, en donnant en Géorgie un statut particulier à l'Abkhazie et à l'Ossétie du Sud et en séparant l'Azerbaïdjan par un couloir attribué à l'Arménie, sans que celui-ci rejoigne pour autant le Haut-Karabagh, territoire d'Azerbaïdjan majoritairement peuplé d'Arméniens. Tout était réuni pour que ces bombes explosent. C'est ce qui s'est passé en Géorgie en 2008 et en Azerbaïdjan avec le Haut-Karabagh à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dans le contexte de l'effondrement de l'URSS, c'est une guerre très violente, occultée par les événements en ex-Yougoslavie, qui a opposé l'Arménie à l'Azerbaïdjan pour le contrôle du Haut-Karabagh, alors peuplée de 77 % d'Arméniens.
Dans cette guerre, largement attisée par les services secrets soviétiques de l'époque, Moscou a soutenu successivement l'une puis l'autre partie, avant d'imposer un cessez-le-feu en 1994. Celui-ci a été plus ou moins observé, malgré des tirs quotidiens et 5 à 6 morts par semaine, des flambées de violence se produisant parfois comme en 2008. Jamais il n'y avait eu cependant, comme en avril dernier, la mise en oeuvre de moyens militaires de grande ampleur et des pertes avoisinant sans doute plus d'une centaine de personnes de part et d'autre.
Aujourd'hui le statut du Haut-Karabagh demeure incertain et la situation est toujours gelée au profit des Arméniens qui en contrôlent la quasi-totalité du territoire, à l'exception d'une petite zone située au nord-est - où ont eu lieu l'essentiel des incidents d'avril - ainsi que sept districts azerbaïdjanais adjacents, qui constituent une zone de sécurité arménienne autour du Haut-Karabagh.
La prolongation de ce conflit depuis trente ans constitue un handicap majeur pour le développement de la région et des deux pays, particulièrement pour l'Arménie qui est très isolée et dont seule la frontière avec la Géorgie reste ouverte, la Turquie ayant fermé la sienne en soutien à Bakou.
Or cette région est d'un intérêt stratégique majeur sur le plan énergétique, puisqu'y transitent, en contournant l'Arménie, les infrastructures assurant le transport vers l'ouest des hydrocarbures de la mer Caspienne et d'Asie centrale. Il n'est donc pas étonnant que les stratégies d'influence de la Russie et des Etats-Unis, mais aussi des puissances régionales montantes que sont l'Iran et la Turquie, s'y confrontent âprement. Et nous devons aussi y défendre nos intérêts, qui sont importants en Arménie comme en Azerbaïdjan, qu'ils soient historiques, culturels, économiques ou énergétiques. C'est pourquoi la position de la France est claire : c'est d'être l'amie et le partenaire des deux pays.
J'aborde maintenant la médiation tripartite France-Etats-Unis-Russie pour vous faire comprendre les enjeux du règlement et pourquoi il ne peut y avoir de solution qui satisfasse 100 % des objectifs de l'une ou l'autre des deux parties. On distingue trois phases. Dans un premier temps, les médiateurs ont essayé de mettre en application uniquement le principe d'intégrité territoriale, proposant des solutions réintégrant le Haut-Karabagh au sein de la structure administrative de l'Etat azerbaidjanais. L'Arménie s'est vigoureusement opposée à ce retour au statu quo ex ante. Dans une deuxième phase, les médiateurs ont voulu mettre en application un seul autre principe, élaborant des solutions qui sortaient le Haut-Karabagh de la structure administrative et l'associaient à l'Arménie, auxquelles l'Azerbaïdjan s'est opposé dans la mesure où elles s'apparentaient pour lui à une annexion. A partir de 2005, les médiateurs ont innové en proposant un règlement basé sur la combinaison de trois principes du droit international :
- l'application du principe d'intégrité territoriale pour les territoires azerbaidjanais situés autour du Haut-Karabagh, à l'extérieur de celui-ci ;
- la reconnaissance du droit à l'autodétermination pour le Haut-Karabagh, à l'intérieur de celui-ci ;
- la mise en place d'un dispositif de sécurité internationale fondé sur le non-recours à la force par les deux parties, à l'intérieur comme à l'extérieur du Haut-Karabagh.
C'est sur cette base que de 2006 à 2010 les négociations ont connu une période faste pendant laquelle les trois médiateurs menaient le jeu, en prise directe avec les deux présidents, azerbaïdjanais et arménien. À cette époque-là, les présidents se rencontraient plus d'une dizaine de fois par an en tête à tête, six ou huit fois sous l'égide des trois négociateurs et trois à quatre fois sous l'égide du président Dmitri Medvedev qui s'était impliqué personnellement dans le processus. C'est ainsi qu'en 2007, les trois ministres, russe, américain et français ont pu présenter un document de quatre pages dit « Principes de Madrid », réunissant les éléments incontournables, selon les médiateurs, pour tout règlement équilibré de la situation du Haut-Karabagh.
Une version réduite en six points a été rendue publique conjointement par les présidents Sarkozy, Obama et Medvedev au G8 de l'Aquila en juillet 2009. Ces six points sont les suivants :
· retour sous contrôle azerbaïdjanais de tous les territoires autour du Haut-Karabagh ;
· création d'un statut intérimaire d'autonomie pour le Haut-Karabagh, assorti de garanties de sécurité ;
· instauration d'un corridor terrestre reliant directement l'Arménie et l'Azerbaïdjan ;
· définition à un stade ultérieur du statut juridique final du Haut-Karabagh, dans le cadre d'un processus d'expression, juridiquement contraignant, de la volonté de la population de ce territoire ;
· instauration d'un droit pour toutes les personnes déplacées ou réfugiées à retourner dans leur ancienne résidence ;
· et enfin mise en place de garanties internationales de sécurité incluant une opération de maintien de la paix.
Cette première version a été refusée par l'Azerbaïdjan, qui défendait ainsi sa volonté de revenir au principe unique de défense de l'intégrité territoriale. En ce sens, l'Azerbaïdjan a d'ailleurs tenté aux Nations unies une manoeuvre tendant à amener les médiateurs à renoncer aux deux autres principes énoncés ci-dessus. Celle-ci s'est soldée par un échec en 2008. Face à la fermeté des médiateurs, le président Aliev s'est montré ensuite plus coopératif, autorisant de réels progrès pendant les années 2009 et 2010. Ceci a abouti à la présentation, début 2010, d'une deuxième mouture des principes de Madrid, actualisée complétée, qui cette fois-ci a été refusée par l'Arménie.
Le refus par l'Azerbaïdjan de la première version des principes de Madrid avait permis à l'Arménie de dire qu'elle acceptait cette version. À l'inverse, le refus par l'Arménie de la seconde version a permis à l'Azerbaïdjan de donner son accord à cette mouture. Ainsi, la situation est restée bloquée malgré le soutien très marqué des présidents des trois pays médiateurs qui ont fait de nouvelles déclarations communes lors du G8 de 2010 à Muskoka, en appuyant l'adoption de la feuille de route en six points, malgré le refus arménien, puis lors du G8 de 2011 à Deauville en exhortant les protagonistes à adopter la feuille de route pour sortir d'un statu quo inacceptable à plus d'un titre. Les médiateurs considéraient ainsi que ce statu quo était inacceptable au regard du droit international :
- pour l'Azerbaïdjan, tant du point de vue de ses ressortissants réfugiés, qu'en raison de l'occupation d'une partie de ses territoires ;
- pour l'Arménie, puisque le statut du Haut-Karabagh n'est toujours pas fixé ;
- pour les habitants de ces territoires occupés, dont la situation humanitaire a été considérée très critique par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Cette situation est mal connue dans la mesure où les territoires ne sont pas ouverts. J'ai eu l'occasion d'y organiser moi-même deux missions en 2005 et en 2010, et les médiateurs ont constaté que les personnes sur place vivent dans des conditions très précaires.
L'exhortation à entériner les principes de la feuille de route en six points est restée sans suite, notamment parce que depuis 2011, le ministre russe, Serge Lavrov, a pris la main, au détriment des médiateurs, pour négocier lui-même. Depuis lors, les négociations se déroulent entre les ministres plutôt qu'entre les présidents qui ne se voient plus aussi fréquemment en tête-à-tête, ce qui se traduit par le ralentissement inéluctable des progrès. Nous sommes de nouveau dans l'impasse, avec les résultats que vous connaissez : les incidents armés qui se sont produits en avril.
J'évoquerai maintenant, si vous le permettez, certaines des raisons qui peuvent expliquer ces échecs récurrents. Elles tiennent à la fois à l'Azerbaïdjan, à l'Arménie, au Haut-Karabakh, mais aussi aux pays médiateurs. Depuis trop longtemps, Azerbaïdjanais et Arméniens font une erreur majeure en estimant les uns et les autres que le facteur temps joue en leur faveur. Ainsi, en Arménie, où l'on a pu maintenir le statu quo depuis des années, on escompte que la communauté internationale, lassée, finira par reconnaître, en tout ou partie, l'indépendance du Haut-Karabagh, comme avait été reconnue en son temps l'indépendance du Kosovo. Comme l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud a été reconnue par la Russie. Ou encore comme l'indépendance du Sud Soudan a pu être reconnue. En Azerbaïdjan, certains pensent qu'il suffit d'attendre que les déséquilibres militaire, démographique et économique soient tels qu'ils décident de l'issue. À cet égard, j'attire votre attention sur le fait que depuis de nombreuses années, le seul budget militaire de l'Azerbaïdjan est supérieur à la totalité du budget général arménien. À mon sens, Bakou et Erevan ne sont pas vraiment prêts à négocier un compromis de bonne foi et n'ont pas renoncé à leurs objectifs maximalistes. Pour sa part, le Haut-Karabagh ne semble pas avoir compris l'avantage de la formule qui est proposée : certes, ce n'est pas l'indépendance de jure, mais cette solution aurait tous les attributs de l'indépendance et permettrait de stabiliser et légaliser le statu quo. Enfin, s'agissant des pays médiateurs, il me semble que la délégation américaine a un problème de légitimité en étant souvent jugée trop pro-azerbaïdjanaise. La médiation française pourrait être la plus crédible, car la France n'a pas de base militaire en Arménie et n'a pas les mêmes intérêts pétroliers et gaziers que les États-Unis. Malheureusement, cette médiation est trop souvent décrédibilisée par l'action individuelle d'élus locaux. Aujourd'hui, beaucoup de coopérations se développent entre des collectivités territoriales françaises et le Haut-Karabagh, qui sont tout à fait illégales. Une circulaire cosignée par les ministres Laurent Fabius et Bernard Cazeneuve vient de le rappeler. Et je ne parle pas des visites de parlementaires au Haut-Karabagh qui irritent passablement Bakou.
L'ambiguïté de la médiation russe est sans doute la cause majeure de la difficulté à trouver une solution au conflit : en effet, la Russie a contribué au déclenchement du conflit, a aidé l'une puis l'autre partie, a imposé le cessez le feu en 1994, puis à nouveau cette année, possède des bases militaires en Arménie, vend des armes aux deux parties.
A présent, je vous proposerai une analyse très rapide des derniers événements. Beaucoup d'explications sont possibles. On ne peut pas exclure un simple enchaînement échappant aux forces militaires sur place. Certains y voient une tentative délibérée de l'Arménie de provoquer un incident pour tester la réalité et les limites du soutien militaire russe. D'autres une tentative de l'Azerbaïdjan au moment où sa puissance militaire est à son apogée, où les revenus vont baisser et où le pouvoir est éclaboussé par des questions relatives aux droits de l'homme. Personnellement, je ne crois pas à cette hypothèse. En effet, après avoir pu conquérir trois collines stratégiques au début de cet affrontement, je ne vois pas pourquoi l'Azerbaïdjan se serait alors arrêté au bout de 24 heures en déclarant un cessez-le-feu unilatéral, sans pousser plus loin son avantage.
Pour comprendre ce conflit, il est enfin nécessaire d'avoir présent à l'esprit le contexte international, y compris le conflit syrien. Le président Erdogan voue une haine tenace à Vladimir Poutine, auquel il ne pardonne pas de soutenir les kurdes de Syrie. La Russie a renforcé dans ce contexte son dispositif militaire dans toute la zone, y compris en Arménie, et procède à des manoeuvres d'importance dans le Sud de la Russie. Les risques sont suffisamment sérieux pour que les puissances au sein du groupe de Minsk, notamment les Etats-Unis et la France, s'emparent du problème. Comment ? Il faut convaincre les parties qu'il n'y a pas de solution militaire envisageable. Il s'agit de convaincre le Haut-Karabagh de l'intérêt de la formule qui lui est proposée. Il faut reprendre la négociation sur la base des principes de Madrid définis initialement. Dans cet effort de longue haleine, il y a certainement une place pour la diplomatie parlementaire. J'en ai fait l'expérience du temps du président Monory : la diplomatie parlementaire peut être efficace, pourvu qu'elle ne soit pas en concurrence avec l'objectif d'équité de la médiation menée par l'exécutif.
Enfin, il faut répéter que la France ne peut être que l'amie et le partenaire des deux pays, et qu'elle peut aider à trouver un compromis - surtout quand ce compromis revient à réaliser 75 % des objectifs de chaque partie. Mais pour cela, il faut convaincre les parties que le compromis n'est pas une reddition en rase campagne. Mais, comme je le disais souvent à M. Lavrov, je ne suis pas sûr que le mot compromis existe dans les différentes langues caucasiennes.