Intervention de Ahmet Insel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 juin 2016 à 9h32
Audition de M. Ahmet Insel économiste et politologue sur la turquie

Ahmet Insel :

Merci, monsieur le président.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je vais tenter de vous indiquer quelques pistes de réflexion à partir de remarques très générales, afin de savoir pourquoi, d'une part, Tayyip Erdoðan gagne toujours alors que, dans d'autres pays, plus d'un chef d'État ou plus d'un Premier ministre serait tombé, d'autre part ce qui explique la dérive autoritaire du régime. Au-delà de l'analyse psycho-politique de la personnalité de Tayyip Erdoðan, je vais essayer de vous faire comprendre le fond sociologique et politique de cette dérive.

Tout d'abord, la dérive autoritaire que l'on constate en Turquie peut s'expliquer par des facteurs endogènes liés à la mouvance conservatrice, islamiste et nationaliste que l'on retrouve dans l'AKP. Il existe en outre des facteurs plus généraux qui dépassent le cadre de cette mouvance. Ce sont des facteurs exogènes, qui font partie de l'histoire de la société turque, que l'on retrouve également dans l'opposition.

Quels sont les facteurs propres à l'AKP ? Nous utilisons de plus en plus les termes d'autoritarisme démocratique, parfois même de « démocrature », c'est-à-dire un mélange d'autoritarisme exacerbé et de permanence des structures répondant à un minimum de démocratie. La participation électorale est très large, les élections sont libres, et aucune fraude significative ne dénature le résultat des élections, qui ont lieu régulièrement. 100 % des électeurs en âge de voter sont inscrits sur les listes électorales, et l'on enregistre 85 % à 87 % de participation, sans procuration ni vote par correspondance. C'est donc une mobilisation énorme de la population, qui tient beaucoup à ce vote.

Pourquoi les gens votent-ils massivement en faveur de l'AKP et de Tayyip Erdoðan ? Tout d'abord, Tayyip Erdoðan et son parti portent un projet de refondation civilisationnelle. Selon certains idéologues de l'AKP, la Turquie vit depuis un siècle une parenthèse de modernisation occidentaliste, et a perdu son identité et ses repères civilisationnels. Elle doit fermer la parenthèse et retrouver les fondements civilisationnels d'antan, avec des éléments d'un romantisme à la manière allemande remontant au XIXe siècle, idéologie qualifiée de « revivance » de l'ottomanisme, que soutenait l'ancien Premier ministre Ahmet Davutoðlu.

Cette volonté de refondation civilisationnelle se manifeste d'abord par une réislamisation de la société turque, en grande majorité musulmane et pratiquante, qui vise à rendre les signes religieux plus visibles dans la vie publique.

Le grand projet que poursuit Tayyip Erdoðan depuis trois ou quatre ans consiste à former et à éduquer une jeunesse pieuse et croyante, afin de combattre la déchéance morale de l'Occident.

L'AKP, avant d'être un parti islamiste, est un parti nationaliste, qui considère que l'islam traduit la supériorité de l'identité turque ottomane sur le reste du monde musulman. Cet islamisme est un islamisme de leadership, qui prétend représenter le monde musulman face à l'Occident et qui recourt à des images comme celle des croisades ou à ce genre de rhétorique. Ce nationalisme turc ne met pas l'accent sur la dimension ethnique, mais davantage sur la dimension culturelle historique et sur le passé turc ottoman qui a régné durant six siècles sur le monde de l'époque, et qui en a constitué la puissance dominante.

L'encerclement de Vienne par les Ottomans, qui a eu lieu à deux reprises, a laissé des traces des deux côtés : les Turcs pensent toujours que Vienne aurait dû tomber et que la Turquie aurait dû devenir la première puissance européenne, et les Européens sont persuadés que si Vienne était tombée, on aurait totalement changé de civilisation. Cette « angoisse de Vienne » travaille les deux anciens protagonistes. Je pense qu'il faudrait que la Turquie et les Européens oublient Vienne pour pouvoir trouver la paix.

La sociologie de la Turquie contemporaine, avec le problème kurde, constitue une équation insoluble pour Tayyip Erdoðan. Il a essayé, il y a quelques années, de déclencher un processus de négociation avec le mouvement kurde pour pouvoir résoudre pacifiquement la question, ce qui était courageux de sa part, mais il s'est malheureusement rendu compte que la solution pacifique du problème kurde ne lui rapportait rien électoralement.

Les Kurdes, qui représentent à peu près 15 % de la population de Turquie, sont nombreux mais ne représentent que 20 millions de personnes. Ils ne pèsent donc pas d'un poids massif dans les décisions finales.

Les Kurdes conservateurs, qui votaient jusqu'à présent pour l'AKP, très heureux de la solution pacifique, se sont tournés vers le parti kurde qui siégeait à la table des négociations. Tayyip Erdoðan, en résolvant le problème kurde, perdait donc ses électeurs kurdes.

Côté Turc, les nationalistes, qui votaient en faveur de l'AKP, ont fortement réagi et se sont tournés vers le parti d'extrême droite nationaliste.

C'est en grande partie ce qui explique que Tayyip Erdoðan a perdu les élections de juin 2015.

Tayyip Erdoðan est quelqu'un qui, comme beaucoup d'hommes politiques je suppose, dirige le pays à l'aide des sondages d'opinion hebdomadaires. La perte de perspective électorale a immédiatement entraîné l'arrêt des négociations. Il s'est rendu compte que la reprise d'une confrontation sur la question kurde ne le desservait pas face à la majorité des Turcs. Ce n'est donc pas simplement un comportement lié à l'aspect sanguinaire de Tayyip Erdoðan, mais au fait que la majorité des Turcs, en Turquie, ont un problème vis-à-vis de la question kurde.

Tayyip Erdoðan a donc dû résoudre l'équation suivante : continuer à intervenir dans sur le problème kurde en recourant à un affrontement violent et poursuivre la politique de répression intense tout en gagnant des voix, ou résoudre le problème kurde par la paix, passer dans l'Histoire, mais perdre les élections. Il a préféré rester au pouvoir coûte que coûte et s'est engagé dans la voie de l'autoritarisme, où la chute peut être très brutale pour les anciens autocrates. Il est donc dans une fuite en avant permanente.

Enfin, Tayyip Erdoðan attise une confrontation confessionnelle au sein du monde musulman entre le sunnisme et l'alévisme, branche du chiisme anatolien. Son engagement sur la question syrienne n'était pas exempte de cette dimension confessionnelle, face à l'avancée des chiites en Syrie.

Tayyip Erdoðan pratique un développement tous azimuts. Les économistes le critiquent beaucoup en disant qu'il construit partout des routes, des ponts, des ports, des aéroports, etc. - et des palais. L'économie turque est effectivement portée par la construction. C'est là une méthode keynésienne. En France, on dit que lorsque le bâtiment va, tout va. C'est une façon un peu ancienne de relancer la demande intérieure. La Turquie est un immense chantier qui peut, il est vrai, se justifier par le rattrapage des infrastructures. C'est ce qui explique aussi la popularité de Tayyip Erdoðan, qui met en avant les services rendus à la population locale.

Enfin, Tayyip Erdoðan a mis en place un régime hyperprésidentiel et voudrait réunir la totalité des pouvoirs entre les mains d'un homme, élu pour le moment, même si l'élection peut être remise en cause à long terme.

Il existe une demande d'autoritarisme par le bas dans la société turque. Tayyip Erdoðan correspond à une tradition d'autoritarisme par le haut. Le kémalisme ancien se caractérisait déjà par un autoritarisme par le haut, qui ne correspondait pas tout à fait à la demande de la population.

La Turquie a vécu un autoritarisme par le haut, institutionnel - mode de vie occidentalisé, port de la cravate, changement d'alphabet, modernisation de la société. Aujourd'hui, on réislamise la société par le haut. L'autoritarisme par le haut continu donc à tout régir. Qu'il s'agisse de l'ancien régime ou de l'actuel, les modalités autoritaires sont restées les mêmes. Seule leur application a changé.

La modernité imposée autoritairement au pays par le haut a toujours rencontré une certaine résistance de la part de la partie majoritaire conservatrice et musulmane de la société. Aujourd'hui, la demande d'autoritarisme de la majorité des Turcs fait gagner des voix à Tayyip Erdoðan.

Trois failles sociales majeures expliquent le chaos que vous avez évoqué.

Premièrement, il existe un affrontement violent principalement entre le PKK et le pouvoir. On recense en Turquie, depuis l'été dernier, 450 à 500 victimes du côté des forces de l'ordre, 200 à 300 civils et environ un millier de combattants du PKK. Ce bilan est celui d'une mini-guerre. En France, on a instauré l'état d'urgence pour un nombre de victimes du terrorisme bien moins élevé ! En Turquie, l'autoritarisme se trouve facilité par la violence et la terreur. Tayyip Erdoðan, dans cet affrontement entre Kurdes et Turcs, est du côté des Turcs, qui représentent plus de 70 % de la population.

Le second affrontement est d'origine confessionnel et oppose les alévis aux sunnites. Les alévis demandent la reconnaissance de leur identité cultuelle et de leurs lieux de culte officiels.

Les sunnites le vivent comme l'ont vécu les chrétiens lors de la séparation de l'église entre catholiques et protestants. C'est pour eux un véritable schisme. Les alévis réagissent violemment et nous vivons donc une véritable guerre confessionnelle.

Enfin, il existe un affrontement majeur, qui dure depuis un siècle, entre deux modes de vie, deux organisations de la vie différentes. Le premier est le mode de vie occidental - égalité entre les hommes et les femmes, liberté vestimentaire, tolérance vis-à-vis de la consommation d'alcool, remise en cause du pouvoir religieux sur l'organisation de la vie sociale, promotion d'une éducation plus laïque, rationnelle et moderne. C'est ce que nous appelons le kémalisme historique, moderniste, qui est tourné vers l'Europe et l'Occident. Le second mode de vie est le mode de vie conservateur, musulman, nationaliste - même si l'autre tendance l'est également - qui a résisté au changement d'alphabet, à la libération sexuelle, à l'égalité entre les hommes et les femmes, au fait que les femmes puissent se libérer de plus en plus du joug des hommes, etc.

La confrontation oppose également le conservatisme que l'on retrouve dans les campagnes au modernisme de la ville. Tayyip Erdoðan est du côté du conservatisme. 60 % à 65 % de la population en Turquie se déclare conservatrice. Tayyip Erdoðan est donc à chaque fois du côté de la majorité et gagne régulièrement. Il n'a pas besoin de faire plus : mécaniquement, socialement, il représente la majorité dans les trois grandes confrontations sociales que vit la Turquie. En fait, ces trois confrontations génèrent une sorte de guerre civile et culturelle, à la manière du XIXe siècle en Allemagne. Cette « Kulturkampf », cette guerre culturelle fait que l'opposition est cantonnée à une minorité permanente.

Tout ceci explique le succès de Tayyip Erdoðan, qui est à présent prisonnier de son autoritarisme. Plusieurs facteurs d'instabilité s'additionnent pour créer le chaos. Tayyip Erdoðan essaye de se présenter comme un sauveur. Il a d'ailleurs dit, après les élections qu'il a perdues : « Vous avez choisi le chaos, vous l'aurez ! ». Le 1er novembre, une partie des électeurs a voté pour lui et pour sortir du chaos. Parmi les nombreux facteurs d'instabilité qui existent en Turquie, Tayyip Erdoðan lui-même est le premier.

En utilisant la menace du chaos et en n'hésitant pas à le mettre en scène, il continue à recueillir le soutien de la moitié des électeurs environ, parce qu'il incarne la conjonction de deux autoritarismes ancrés dans l'histoire turque, l'autoritarisme populaire d'en bas et l'autoritarisme bureaucratique d'en haut.

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