Intervention de Ahmet Insel

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 15 juin 2016 à 9h32
Audition de M. Ahmet Insel économiste et politologue sur la turquie

Ahmet Insel :

M. Billout a fait remarquer qu'à partir du moment où l'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a été signé, le 18 mars, les vagues d'immigration clandestine en provenance des côtes turques vers les îles grecques se sont arrêtées brutalement.

Est-ce parce que les forces de l'ordre turques ont mis un certain holà à l'activité des passeurs clandestins ? Oui, en partie, mais la mesure la plus efficace réside dans le changement d'accueil en Grèce. Jusque-là, les migrants arrivés dans les différentes îles obtenaient immédiatement un laissez-passer et se dirigeaient ensuite directement vers le Pirée pour rejoindre les routes de Macédoine.

Dans la perspective d'un refoulement vers la Turquie, tous les migrants, à partir de cette date, ont déposé leur demande d'asile politique en Grèce. Cela signifiait pour eux qu'ils couraient le risque de rester des mois voire des années en Grèce, ce qui n'est pas leur objectif.

L'été dernier, j'ai traversé avec des migrants de Turquie vers Lesbos, pour voir comment les choses se passaient. Jusqu'à l'été dernier, les migrants arrivaient dans le cadre d'un accueil général et restaient trois ou quatre jours à Lesbos avant de prendre le bateau. Aujourd'hui, ils doivent être enregistrés dans les hotspots qui se trouvent dans quatre îles différentes. La plupart se rendent compte qu'ils sont condamnés à rester là des mois et des mois, le temps que leur dossier soit étudié.

Rester en Turquie dans l'attente d'une solution d'accès directe vers l'Europe devient plus intéressant. L'efficacité principale réside donc dans le changement de situation administrative de ces réfugiés en Grèce, notamment syriens.

Le contrôle par la police a donc des limites. Les côtes sont très larges - des centaines de kilomètres - et les îles très proches. La Turquie pourrait être évidemment plus efficace, d'autant que Tayyip Erdoðan assume ouvertement la responsabilité de ce laxisme, ce qui signifie bien qu'il en a le contrôle.

Je pense que l'accord a été efficace sur cet aspect, mais non globalement. On compte déjà un million de réfugiés syriens en Allemagne et en Suède. Tous les réfugiés syriens que j'ai vus en Turquie qui attendent de partir en Europe à plus ou moins long terme ont un ami, un voisin, un proche parent, déjà installé.

En sociologie de l'immigration, on appelle cela les facteurs d'attraction. Ces facteurs d'attraction sont très importants. Ils ne vont pas n'importe où : j'ai dit à l'immense majorité des réfugiés que j'ai rencontrés qu'il existait des accueils en France. Ils ne veulent pas y venir, pas plus qu'en Espagne ou en Italie. Ils sont obnubilés par l'endroit où ils sont sûrs d'être accueillis par des proches. C'est un phénomène de grappes. C'est un problème allemand, autrichien, suédois, mais pas principalement européen.

Finalement, Tayyip Erdoðan est gagnant sur tous les plans. Le rapport de la Commission européenne en date du 4 mai sur la réalisation des soixante-cinq conditions sur soixante-douze est quelque peu hypocrite, beaucoup étant seulement remplies sur le papier et non dans les faits.

Supposons que l'Union européenne donne son feu vert, que l'accord entre en application et que l'Union européenne accepte la suppression des visas à partir d'octobre. Beaucoup de pays résisteront, principalement la France et l'Autriche, et vont essayer de trouver des astuces pour demander des exceptions. Je vois difficilement la France accepter la suppression des visas six mois avant les élections présidentielles. Cela va servir Tayyip Erdoðan, qui va dénoncer l'hypocrisie des Européens, alors qu'il apparaîtra quant à lui fier et droit dans ses bottes.

Si l'accord n'a pas lieu, cela n'a pas tellement de conséquences, les visas ne concernant que 15 % de la population turque. Qui va être pénalisé ? La majorité des Turcs qui partent à l'étranger ne sont pas des électeurs de l'AKP, mais des modernistes laïques. Ce sont eux qui subissent la pression des visas.

Dans les deux cas, Tayyip Erdoðan est donc gagnant. C'est là le piège qu'il a installé : il a évincé Ahmet Davutoðlu et peut, en cas d'échec, le charger de toutes les responsabilités.

Il est vrai qu'Ahmet Davutoðlu résistait un peu à Tayyip Erdoðan, en particulier au sujet de l'accélération en matière de changement constitutionnel. Ahmet Davutoðlu n'est pas pour le régime présidentiel - pas plus d'ailleurs qu'Abdullah Gül. Il y a dans l'AKP une vraie résistance à l'hyper présidentialisation du régime, ce qui fait enrager de plus en plus Tayyip Erdoðan.

L'accord entre la Turquie et l'Union Européenne a eu une troisième conséquence grave pour l'image de la démocratie, en particulier le fait que l'on puisse négocier un droit imprescriptible. On peut discuter de la qualité des autres ressortissants, mais je pense qu'il est impossible de remettre en cause la sincérité de la démarche des Syriens. Ils sont devenus l'objet d'un immense chantage entre la Turquie et l'Union européenne. Je travaille beaucoup avec des associations de droits de l'homme : l'image de l'Union européenne a été ébréchée par le discours général qui a été tenu. Nous sommes d'abord une zone basée sur les principes démocratiques imprescriptibles en matière de droits de l'homme. Il y a malheureusement eu à ce sujet une énorme perte de crédibilité.

On dénombre 2,5 millions de réfugiés en Turquie. C'est beaucoup. La Turquie, qui compte 78 millions d'habitants, a une capacité d'absorption bien plus grande que le Liban ou la Jordanie. Ces réfugiés se partagent en trois catégories : environ 300 000 d'entre eux se répartissent sont le long de la frontière syrienne, dans des camps qui sont tenus d'une manière militaire par une administration centrale.

Les conditions de séjour sont très correctes. Il est vrai que la Turquie a organisé des conditions que les gens du HCR trouvent remarquables sur le plan sanitaire, de l'organisation, de l'éducation, mais aussi très militaires, et ce pour deux raisons. On a reproché à la Turquie de laisser les combattants djihadistes utiliser ces camps comme bases arrières. Depuis, les sorties sont beaucoup plus contrôlées. Toutefois, l'immense majorité ne se trouve pas dans les camps : plus de 2 millions se débrouillent en effet par leurs propres moyens. Ils ont tous droit à l'accès aux soins primaires et à l'éducation, ainsi qu'aux aides municipales quand ils en ont vraiment besoin. C'est là un vrai problème.

Pour l'instant, la société a bien accueilli les réfugiés par rapport à ce choc démographique. Nous n'avons heureusement pas connu beaucoup de heurts racistes ou xénophobes - peut-être parce que les réfugiés sont en grande partie musulmans, comme la population. Je ne suis pas sûr que s'ils avaient tous été chrétiens, cela aurait été la même chose.

En revanche, une partie de ces réfugiés va définitivement rester en Turquie. On estime à environ 500 000, voire un million le nombre de réfugiés qui resteront en Turquie. Quoi que fasse l'Union européenne, même si elle installe des barrières en acier de cinq mètres de haut sur toute la frontière, ils creuseront ou apprendront à voler pour pouvoir arriver en Europe.

L'Allemagne a, de ce point de vue, une position hypocrite : elle n'est pas contre leur arrivée, mais pour une arrivée étalée dans le temps et organisée. Tout l'enjeu est de les maintenir quelques années en Turquie, même au prix d'une décrédibilisation politique.

La question kurde est évidemment la plus importante. Imaginez une société où l'on déplore plus de trois mille morts depuis six ou sept mois, et où les attentats ont tué des centaines de personnes depuis l'été dernier. Le Gouvernement réagit très violemment afin de réprimer une insurrection qui ne dit pas son nom, et rase certains quartiers en déplaçant 350 000 à 400 000 personnes. Il impose l'état de siège dans certains quartiers kurdes et un couvre-feu permanent durant des semaines.

Le problème vient du fait que le nationalisme turc n'est pas moins faible que le nationalisme kurde. Tayyip Erdoðan arrive donc à mobiliser la fibre nationaliste. C'est à ce niveau qu'est intervenue la décision honteuse du parti républicain du peuple, le CHP, social-démocrate, membre de l'opposition et de l'Internationale socialiste, de donner consigne de voter en faveur de la suspension des immunités parlementaires afin que l'AKP ne puisse l'accuser de soutenir les terroristes.

La base du CHP n'est donc pas très claire sur la question kurde, et demeure sensible à l'accusation de soutien au terrorisme.

La revendication d'égalité citoyenne des Kurdes n'est pas simple. En France, les Corses ont également réclamé d'être reconnus comme un peuple à part entière par rapport à la nation française. Les majorités n'acceptent pas facilement ce genre de choses.

Dans le cas de la Turquie, l'angoisse provient également de Syrie. Depuis que le facteur kurde a surgi en Syrie, alors qu'il n'existait pas jusqu'en 2011, les militaires, les bureaucrates, les nationalistes turcs, de droite comme de gauche, ont surtout peur - à mon avis à tort - de la création d'entités politiques autonomes territoriales kurdes reconnues internationalement, à l'image de ce qui s'est passé en Irak du Nord. Les frontières avec les entités turques au Sud représentent environ 1300 km. Or, la Turquie abrite la plus grande diaspora kurde. On compte environ 40 millions de Kurdes dans le monde. En Turquie, ils sont entre 15 et 20 millions, contre 5 millions en Irak et 2 millions en Syrie.

Le centre de gravité démographique des Kurdes est en Turquie. Si l'on crée une immense zone kurde plus ou moins reconnue politiquement et internationalement, les nationalistes craignent que les Kurdes de Turquie n'aient tendance à s'installer au Sud.

L'Union européenne, de ce point de vue, offrait une occasion extraordinaire d'entraîner les Turques et les Kurdes de Turquie dans une dynamique de démocratisation tournée vers l'Union européenne. Le tropisme des Kurdes se serait alors manifesté différemment - mais nous avons raté le coche !

Les Turcs n'ont pas totalement tort d'avoir peur, mais les solutions qu'ils préconisent pour conjurer cette peur ne font qu'aggraver la situation et accélérer les choses. Il s'agit là dans d'un véritable cercle vicieux.

J'ai évoqué la fermeture d'une parenthèse. Le mouvement islamiste de l'AKP refuse l'occidentalisation par le haut depuis toujours. J'ai parlé de « Kulturkampf », de guerre culturelle. Nous la vivons depuis un siècle. Jusque-là, le pouvoir était du côté des occidentalistes. Même s'ils étaient minoritaires dans la population, ils contrôlaient l'État, surtout grâce au soutien de l'armée. L'armée a perdu la partie du fait des moyens juridiques exécrables utilisés par le groupe güleniste, mais elle a aussi perdu la partie parce qu'elle s'est trop immiscée dans la vie politique et s'est décrédibilisée.

De l'autre côté, il existe une autre minorité en Turquie, qui représente 30 % à 35 % de la population et aspire à un mode de vie occidental et aux acquis du kémalisme. C'est en ce sens que je parle de guerre civile culturelle. En Turquie, on peut vivre à l'occidentale dans les grandes villes, mais aussi à l'orientale ailleurs. La Turquie fait coexister trois images très différentes. C'est pourquoi elle ne constitue pas tout à fait une société et que les citoyens turcs ne se font pas confiance mutuellement.

Un sondage du Pew Research Center démontre que 11 % des Turcs font confiance à leurs ressortissants. Cela ne représente pas une société très solide mais une société qui a peur d'elle-même et de la violence interne.

Ceci entraîne une certaine résistance. Ainsi, depuis deux semaines, trente-cinq à quarante lycées d'élite publient des manifestes contre le « réactionnarisme » culturel de Tayyip Erdoðan - même s'il s'agit là d'un barbarisme - et l'introduction de cours religieux à l'école, etc.

Une certaine résistance se met donc en place. C'est pourquoi je ne suis pas totalement pessimiste quant à l'avenir. Évidemment, Tayyip Erdoðan dispose désormais de tous les pouvoirs. Il contrôle la justice, va probablement changer le statut de la Cour de cassation et du Conseil d'État, réduire le nombre de juges et faire nommer des personnes très proches du pouvoir. Il contrôle déjà la justice, ayant écarté les juges gülenistes, dont les pratiques demeurent.

En outre, Tayyip Erdoðan a la haute main sur les administrations dans leur totalité. Quatorze ans de pouvoir ont suffi pour créer un État à la botte de l'AKP, dans un pays où les institutions sont autoritaires.

Tayyip Erdoðan contrôle aussi la plus grande partie des universités et des médias. Les journaux ne comptent guère. La majorité de la population s'informe grâce à la télévision, qui est l'enjeu principal. Il contrôle surtout les télévisions. Seule la presse écrite arrive encore à résister. C'est là que Tayyip Erdoðan est très fort.

La suppression de l'immunité parlementaire des députés, qui vise essentiellement les députés du parti démocratique du peuple, va aggraver les choses. Tayyip Erdoðan veut criminaliser ces derniers.

Enfin, le mouvement kurde, en général, comprend le PKK, le HDP et certaines associations. Il n'existe pas de liens organiques entre le HDP et le PKK. Il peut certes y avoir des influences. De l'autre côté, le PYD est une émanation du PKK qui s'autonomise. Quoi qu'il en soit, les Kurdes de Syrie ne peuvent réclamer une hégémonie démographique politique, comme en Irak, et sont obligés de faire avec les autres composantes de la population, quoi qu'il arrive.

Le PKK conserve beaucoup de séquelles des années 1970, du discours et de l'univers marxiste-léniniste qui prône la violence et la lutte armée. Ce ne sont pas non plus des démocrates, mais ils sont très à cheval, dans une société extrêmement patriarcale, sur le sujet de la libération des femmes. Si, en Turquie, on a réalisé une véritable avancée en matière d'égalité entre les hommes et les femmes dans l'espace politique, c'est bien au mouvement kurde qu'on le doit.

Je pense qu'il existe une résistance pacifique en Turquie. Le parti d'opposition principal, le CHP, s'est inscrit malgré lui dans une logique confessionnelle. La majorité des alévis votent pour le CHP, mais ne représentent que 15 % de la population. Les sunnites considèrent de fait le parti kémaliste comme le parti des alévis, et ne s'approchent pas trop de lui. Les Kurdes, quant à eux, refusent totalement de regarder du côté du CHP. Le principal parti d'opposition est donc quasiment exclu des deux grands affrontements sociaux que connaît la Turquie et demeure cantonné au suivisme.

Cela peut-il changer ? Le HDP était porteur de cette potentialité. Tayyip Erdoðan a bien vu le danger. Le projet de suppression de l'immunité parlementaire vise cinquante-six parlementaires de ce parti sur cinquante-neuf.

Pour Tayyip Erdoðan, le danger principal vient de la création de cette opposition qui ne se cantonne pas simplement à la question kurde ou à la question des alévis, qui est véritablement démocrate et qui s'affranchit du nationalisme. Au moment des élections du 7 juin 2015, Tayyip Erdoðan n'a pas pris la parole durant trois jours. Le HDP, en arrivant à 13 % des voix, avait raflé 80 sièges et lui avait fait perdre la majorité parlementaire. On a alors vu Tayyip Erdoðan disparaître trois jours, avant de réapparaître pour organiser de nouvelles élections.

Oui, il existe un risque d'irréversibilité après les élections. Les élections se passent correctement, mais la campagne électorale n'est pas égalitaire. L'instauration d'un seuil minimum de 10 % des suffrages crée énormément de problèmes dans la vie politique. Si l'AKP reste en un seul bloc, c'est aussi à cause de ce seuil : si une minorité quitte l'AKP, le parti n'est pas sûr d'atteindre 10 % des voix aux prochaines élections.

La date des dernières élections anticipées avait été fixée au 1er novembre, au moment d'un pont. En France, en cas d'élections anticipées, sans possibilité de vote par procuration ou par correspondance, on s'attend à ce que le taux de participation baisse significativement. En Turquie, le 1er novembre dernier, le taux de participation a augmenté de trois points par rapport au 1er juin. Les gens ont renoncé à leur week-end prolongé. La vie politique et les élections sont vécues comme la continuité de la guerre civile. Tout le monde veut participer et tout le monde est mobilisé. Il est difficile de tricher.

Cependant, une participation aussi importante n'est pas très saine, la vie politique étant hyperpolitisée et les positions plus passionnelles que rationnelles, où chacun défend son camp. C'est ce qui permet à Tayyip Erdoðan d'intervenir en brandissant la menace du chaos, du terrorisme et du retour au pouvoir des anciennes élites qui, selon lui, feront fermer les moquées, interdiront les écoles d'imams et de prédicateurs, le port du foulard à l'université, etc. Malheureusement, cette menace fonctionne.

Cette passionnalisation des élections est à la fois une faiblesse et une force, la victoire devant être sanctionnée par les urnes. On peut en effet toujours tenter de convaincre certains électeurs de l'AKP de changer d'avis ou de quitter le parti, certains étant peu satisfaits de la dimension psychopathologique du pouvoir exercé par Tayyip Erdoðan.

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