C'est un travail riche et dense que nous avons mené. Nous avons pu développer des solutions concrètes territoire par territoire. Il me revient de vous présenter notre analyse et nos propositions pour remédier à un fléau endémique largement répandu outre-mer, l'indivision.
Aussi bien la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Martin dans l'arc antillais, que Mayotte et La Réunion dans l'océan Indien et la Polynésie française dans le Pacifique, sur laquelle je reviendrai plus en détail, sont touchés par une indivision massive. Ce phénomène contribue fortement au gel du foncier dans les outre-mer. Les indivisions sont largement devenues inextricables car elles sont la conséquence de dévolutions successorales qui n'ont pas été réglées, et parfois même pas ouvertes depuis plusieurs générations. Par exemple, en Martinique, 26 % du foncier privé est géré en indivision et 14 % supplémentaires correspondent à des successions ouvertes, soit 40 % du foncier privé pris dans une indivision formelle ou tacite. À Mayotte, le territoire de certaines communes se trouve presque intégralement en situation d'indivision : les 3/4 du village de Chiconi, où nous nous sommes rendus, sont ainsi couverts par deux titres fonciers établis dans les années 1960. En Polynésie française, de nombreux terrains réunissent jusqu'à des centaines d'indivisaires à la faveur de successions non liquidées depuis quatre à cinq générations. Ce sont elles qui alimentent l'abondant contentieux des « affaires de terre » et engorgent les tribunaux.
Ces indivisions stérilisent une grande partie du foncier disponible sur ces territoires insulaires où celui-ci est déjà rare. L'activité économique est entravée, tout comme la politique d'équipement des collectivités, puisque la carence de titres fait obstacle à toute expropriation et par là même, assèche les recettes fiscales.
Du fait de l'importance culturelle du lien à la terre, l'indivision est souvent vécue outre-mer comme une protection évitant la spoliation ou la dislocation du patrimoine familial. C'est également une valeur refuge pour des familles aux revenus souvent modestes, dans la mesure où elle permet aux indivisaires non identifiés de ne pas s'acquitter des impôts fonciers et de s'exonérer des droits de succession. Une gestion indivise informelle est en outre en harmonie avec les modes de fonctionnement traditionnels, plus collectifs qu'individuels et plus oraux que mis par écrit.
Pour fluidifier et alléger le contentieux foncier dans les DOM soumis au droit commun, une action pédagogique pour familiariser les populations aux outils du droit civil pourrait être utile. Cela faciliterait le passage en indivision conventionnelle et éviterait les classements sans suite des recours incomplets, qui désorientent les familles. Des points de procédure mériteraient également d'être précisés. Ainsi, nous penserions judicieux de clarifier, à l'article 1365 alinéa 3 du code de procédure civile, les modalités de recours à un expert pour évaluer les immeubles indivis afin de faciliter l'action du notaire et d'éviter l'intervention du juge si tôt dans la succession. Pour faire face au problème des héritiers coindivisaires introuvables qui paralyse la dévolution et le partage, il conviendrait de faciliter la désignation d'un représentant des ayants droit défaillants, conformément à l'article 1367 du même code, en dressant une liste de personnes susceptibles de remplir cette fonction.
Dans les territoires comme Mayotte ou la Polynésie française où la gestion de l'indivision est paralysée par le nombre pléthorique des indivisaires et l'incapacité à identifier l'ensemble des ayants droit, nous préconisons de prévoir des règles de majorité allégée et une caducité du droit de recours en annulation des actes de gestion par des ayant droits qui n'y auraient pas pris part.
Permettez-moi maintenant de revenir sur le cas très spécifique de la Polynésie française. Avec un territoire constitué de 118 îles dispersées sur une superficie vaste comme l'Union européenne, la situation foncière polynésienne a été historiquement marquée par une grande diversité des statuts fonciers entre les différents archipels. L'unification a été réalisée par le décret du 5 avril 1945 étendant l'application du code civil. Demeurent des survivances de ces histoires foncières singulières, avec notamment l'existence d'une zone des cinquante pas géométriques (ZPG) aux Marquises et le maintien d'un régime de tenure collective gérée par un conseil des anciens à Rapa dans l'archipel des Australes. Nous ne souhaitons d'ailleurs pas que le régime de Rapa soit modifié, son caractère exceptionnel se justifiant par l'efficacité de la régulation coutumière, le faible peuplement et l'extrême isolement de l'île. En revanche, nous suggérons d'arrêter la délimitation exacte de la ZPG et de préparer le transfert de ses espaces urbanisés aux communes des Marquises afin qu'elles disposent d'une réserve foncière propre et gèrent au plus près du terrain les implantations d'équipements en bord de mer.
La première caractéristique de la situation polynésienne est l'abondance du contentieux des affaires de terre avec des indivisions successorales pléthoriques et une durée excessive des procédures : 65 mois en moyenne en première instance, soit plus de 5 ans, le plus ancien recours ouvert datant de 1979. Il est souvent nécessaire de reconstituer la chaîne de transmission successorale jusqu'aux titres initiaux enregistrés au XIXe siècle, les Tomite, en tout cas dans les archipels qui ont connu une procédure de revendication des terres au profit de la population à l'époque coloniale. Ailleurs, la preuve de la propriété est très difficile et doit passer par l'usucapion.
En vertu de l'autonomie dont elle dispose en tant que collectivité d'outre-mer régie par l'article 74 de la Constitution, la Polynésie française est compétente en matière de procédure civile et de droit des obligations, donc d'indivision conventionnelle. Sans s'immiscer dans la mise en oeuvre de ces compétences, vos rapporteurs souhaitent formuler un ensemble de préconisations permettant d'optimiser l'impact des réformes en cours, et en premier lieu l'installation du tribunal foncier, qui a été porté par l'actuel président du gouvernement de la Polynésie française, M. Édouard Fritch, alors député.
Nous souhaitons que soit garantie par l'État la mise en place opérationnelle du Tribunal foncier d'ici 2017, et qu'il soit doté des moyens humains (estimés à 3 magistrats et 4 greffiers) et des moyens matériels nécessaires à la résorption de l'arriéré. Pour garantir l'accès des justiciables au tribunal foncier, nous recommandons d'une part, de maintenir (aux Marquises et aux Îles-Sous-le-Vent) et d'ouvrir (aux Australes et aux Tuamotu-Gambier) des sections détachées dans les archipels, d'autre part, d'organiser des audiences foraines. Puisque la loi prévoit la désignation d'un commissaire du gouvernement de la Polynésie française devant le tribunal foncier afin de faciliter la mise en état, nous souhaitons qu'il soit désigné, en dehors de la direction des affaires foncières de Polynésie, par le Premier président de la cour d'appel afin de garantir son impartialité. La Chancellerie devra également être attentive à conserver, au sein de la magistrature exerçant en Polynésie, les compétences requises en matière de contentieux foncier.
Nous proposons en aval de rendre obligatoire, automatique et gratuite la transcription à la conservation des hypothèques de toutes les décisions de justice devenues définitives relatives aux partages judiciaires. En l'absence de transcription, les droits fonciers ne sont pas opposables aux tiers et le partage judiciaire demeure inopérant. En amont, il convient de continuer à favoriser l'essor des modes alternatifs de règlement des conflits comme la conciliation, la médiation, l'arbitrage ou la convention de procédure participative.
Il nous semble que l'installation du tribunal foncier doit être complétée par une évolution du droit au fond, c'est-à-dire par une adaptation du code civil à la société polynésienne. Pour assurer la cohérence de ces évolutions, il serait pertinent d'unifier la compétence en matière d'indivision successorale et d'indivision conventionnelle au profit de la Polynésie française, car la division actuelle est un facteur de brouillage et de blocage.
Sur le fond, il nous paraît essentiel de sanctuariser la jurisprudence de la cour d'appel de Papeete sur le partage successoral par souches pour résorber le phénomène des indivisions pléthoriques, la nécessité du recours à ce mode de partage étant à l'appréciation du juge de même que ses modalités. Contre la Cour de cassation, il faut admettre que l'ensemble des héritiers d'une souche familiale puisse être représenté dans l'action en partage dès lors qu'au moins l'un d'entre eux est partie à la cause.
Prenons une succession dont le de cujus est décédé il y a un siècle, ses enfants étant eux-mêmes décédés et les petits-enfants aussi, probablement les arrière-petits-enfants également. Dans de telles conditions, il est extrêmement difficile, voire impossible, d'attraire dans la cause initiale l'ensemble des indivisaires. On peut espérer que, pour chaque enfant du de cujus dont est issue une souche familiale, on pourra trouver un lointain héritier vivant qui sera partie à l'affaire. Peut-être même que l'on pourra partager non pas au niveau des enfants, mais des petits-enfants du de cujus, qui eux-mêmes sont à l'origine d'une souche plus restreinte. L'idée est que le partage par tête est soit impossible car nous ne connaissons pas l'identité et/ou la localisation de chaque ayant droit, soit absurde car il reviendrait à attribuer quelques centimètres carrés de terre à chacun eu égard au nombre pléthorique d'indivisaires. On forcerait en fait la licitation, c'est-à-dire la vente pour un partage en valeur et la dissipation définitive du patrimoine familial. Il faut arrêter cette mécanique infernale et admettre un partage collectif du bien initial qui restera alors en indivision, mais dans une indivision beaucoup plus restreinte et maîtrisable.
Par ailleurs, nous proposons trois autres évolutions de fond :
1°- pour l'application de l'article 887-1 du code civil en Polynésie française, il conviendrait d'écarter la possibilité pour un héritier omis de demander l'annulation du partage successoral, au bénéfice d'une action en indemnité. Sans cela, nous resterons dans la situation actuelle où les affaires ne sont jamais closes, où les partages sont systématiquement remis en cause dans leur intégralité. Il faut indemniser en valeur mais pas en nature l'héritier lésé par omission ;
2°- en l'absence d'héritiers ou d'ascendants privilégiés et pour tenir compte de la prégnance du lignage dans le modèle de la famille polynésienne, prévoir, par dérogation à l'article 757-3 du code civil, la possibilité d'une dévolution intégrale des immeubles aux collatéraux privilégiés. Les nouvelles unions après un veuvage sont fréquentes. Lorsque naissent des enfants de cette nouvelle union, ils deviennent héritiers indivis du bien familial, c'est-à-dire d'une partie de la terre des ancêtres alors qu'ils ne sont pas du même lignage. Cette situation est culturellement extrêmement pénible à vivre pour les Polynésiens. C'est pourquoi nous pourrions revenir par dérogation aux anciennes règles du code civil qui tendaient à maintenir le patrimoine familial intact au profit de la fratrie ;
3°- pour l'application à la Polynésie française de l'article 831-2 du code civil relatif aux règles d'attribution préférentielle du logement, il serait plus adapté de prévoir le bénéfice d'une telle attribution pour l'héritier copropriétaire se prévalant d'une occupation paisible et ancienne à titre de résidence principale. En effet, le critère actuel est d'avoir cohabité avec le défunt, mais pour un de cujus décédé il y a un siècle c'est impossible donc la règle actuelle aboutit au tirage au sort du logement entre centaines d'indivisaires d'un logement occupé par une famille qui court le risque de devoir céder son habitation.
Enfin, nous préconisons de modifier le code de procédure civile polynésien sur le modèle de la procédure en vigueur dans l'Hexagone et les DOM pour :
- introduire une injonction de conclure et une clôture d'instruction d'office, ce qui raccourcira le délai de mise en état du dossier et éviter les manoeuvres dilatoires ;
- limiter les conditions de recevabilité de la tierce opposition, en particulier le délai disproportionné de trente ans ;
- instaurer le ministère d'avocat obligatoire en première instance, tout en redimensionnant l'aide juridictionnelle, pour faire barrage aux pratiques frauduleuses prédatrices largement répandues des agents d'affaires, dont les conséquences sont parfois douloureuses pour les familles.