Il me revient d'évoquer les systèmes fonciers qui sont le plus éloignés du droit commun dès lors que la possession et les droits d'usage y sont exercés de façon prépondérante par une communauté, qu'il s'agisse d'une communauté villageoise, d'un clan ou d'une famille, et la coutume y est encore revêtue de la plus grande autorité. Les mondes coutumiers sont parfois encore très présents dans les territoires ultramarins : tantôt ils parviennent à cohabiter avec un cadre civiliste, comme les communautés amérindiennes et bushinengue de Guyane ou les clans et tribus de Nouvelle-Calédonie ; d'autres fois ils dominent la vie du territoire, comme à Wallis-et-Futuna.
Concernant les Amérindiens et Bushinengue qui ont traditionnellement vécu de façon itinérante sur de vastes espaces, leur sédentarisation au contact de la vie moderne a induit la mise en place de zones de droits d'usage collectif (ZDUC) ainsi que de cessions et concessions. Les ZDUC, qui ne nécessitent pas la création d'une personne morale, ont la préférence des communautés d'habitants. Or, alors que ces zones étaient prévues initialement pour assurer des droits de chasse, de pêche, d'affouage, de cueillette ou de culture sur brûlis, c'est-à-dire des droits d'usage collectifs centrés sur la notion de pure subsistance, se pose aujourd'hui la question de l'exploitation économique des ressources qui y sont situées, au-delà de la simple subsistance. C'est un exemple de confrontation, à travers les droits d'usage fonciers, entre organisation coutumière et vie moderne.
La coutume est également une donnée fondamentale de l'organisation sociale en Nouvelle-Calédonie où, selon l'Accord de Nouméa de 1998, « l'identité de chaque Kanak se définit d'abord en référence à une terre. » Cette seule citation illustre le caractère crucial de la question foncière, pivot du pacte social calédonien.
La Nouvelle-Calédonie bénéficie d'un système foncier stabilisé, même s'il reste complexe. La loi organique du 19 mars 1999 distingue trois grands régimes de propriété :
1°- la propriété privée est régie par le code civil dans sa version applicable au 1er juillet 2013, date du transfert à la Nouvelle-Calédonie de la compétence en matière de droit civil. Au 31 décembre 2015, les terrains privés représentaient environ 16 % du territoire ;
2°- le domaine des collectivités, la Nouvelle-Calédonie et ses provinces, couvre 55 % du territoire ;
3°- les terres coutumières.
C'est sur les terres coutumières qu'a porté l'essentiel de nos réflexions. Elles représentent 27 % du territoire, soit la totalité des Îles Loyauté et 17 % de la Grande Terre. Elles sont régies par la règle des « 4 i » : inaliénabilité, incessibilité, incommutabilité et insaisissabilité. Elles ne peuvent faire l'objet d'expropriation, même pour un motif d'utilité publique. Elles sont imprescriptibles.
Le propriétaire de terres coutumières est un titulaire collectif, le clan, la tribu ou un groupement de droit particulier local (GDPL). La répartition des droits d'usage est décidée par l'autorité coutumière. Apparu au début des années 1980 et doté de la personnalité morale par la loi référendaire du 9 novembre 1988, le GDPL forme une construction juridique originale. Il se situe à la jonction de la coutume, qui régit son fonctionnement interne, et du droit civil, qui s'applique aux relations juridiques établies avec des tiers extérieurs ne relevant pas du statut civil coutumier. Les GDPL ont connu un réel succès et ont permis la valorisation économique des terres coutumières. Sans être immédiatement transposable dans d'autres outre-mer, cette construction juridique n'en constitue pas moins un modèle de rencontre et de dialogue entre deux mondes aux logiques de fonctionnement très éloignées.
De plus, le recours aux baux formalisés, et notamment au bail emphytéotique, est de plus en plus fréquent sur les terres coutumières, ce qui répond à une demande forte de sécurisation des droits individuels. Enfin, la diversité des montages juridiques et financiers mis en oeuvre pour la réalisation d'équipements collectifs ou l'installation d'entreprises sur terres coutumières montre que l'articulation entre coutume et droit commun n'est pas de nature à faire obstacle à la volonté déterminée des acteurs politiques et économiques. Nous avons pu en faire le constat sur le terrain, dans les trois provinces.
Des évolutions sont par ailleurs en cours en vue d'une formalisation de la coutume. L'acte coutumier a ainsi été institué par une loi du pays du 15 janvier 2007, seule loi du pays prise en matière coutumière. Il permet la transcription dans des actes authentiques des palabres coutumiers. Ainsi, les décisions prises en matière d'attribution de terrains ou de droits d'usage au sein du GDPL ou du clan sont consolidées et l'on évite les contestations ultérieures. En revanche, le cadastrage des terres coutumières prévu par l'Accord de Nouméa reste une entreprise de longue haleine.
L'Agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF) est un autre acteur pivot de la question foncière en Nouvelle-Calédonie. EPIC de l'État, elle participe dans les zones rurales et suburbaines à la mise en oeuvre de la politique foncière d'aménagement et de développement rural dans chaque province. En particulier, elle mène des opérations d'acquisition auprès des propriétaires privés et des collectivités en vue d'attributions au titre du lien à la terre. Cette redistribution a ainsi concerné environ 1 500 ha par an depuis 1989. L'action redistributrice de l'agence est cependant aujourd'hui doublement freinée. D'une part, l'État s'est en partie désengagé financièrement, le ministère de l'agriculture ayant renoncé à abonder le budget de l'agence. D'autre part, des revendications foncières conflictuelles entre clans kanak conduisent au gel des quelque 9 000 ha que l'agence a encore en stock. L'article 23 de la loi organique du 19 mars 1999 prévoit le transfert de l'ADRAF à la Nouvelle-Calédonie sur demande du Congrès, mais aucune résolution n'a à ce jour été adoptée, ni aucun calendrier.
La Nouvelle-Calédonie a su évoluer et trouver un compromis entre la coutume et le droit civil, qui est à la fois respectueux du lien à la terre et favorable à la mise en valeur des terres. Cela me semble être un exemple qui pourrait inspirer la réflexion à Wallis-et-Futuna.
À Wallis comme à Futuna, les terres sont exclusivement et intégralement régies par la coutume et la transmission orale. L'assemblée territoriale est de droit compétente pour prendre des délibérations en matière coutumière et foncière, mais la gestion du foncier relève en réalité des autorités coutumières, les chefferies des trois royaumes d'Uvea, Alo et Sigave, agissant comme les « maîtres de la terre ».
L'inaliénabilité des terres empêche toute appropriation de la terre par un étranger qui est, au demeurant, interdite traditionnellement. Le domaine foncier communautaire, le toafa à Wallis et les plateaux à Futuna, a aujourd'hui quasiment disparu au profit d'une répartition entre les familles et des attributions également individualisées. Les chefferies n'exercent pas, en pratique, leur droit théorique de reprise, sauf parfois lorsqu'un individu attributaire ne met pas en valeur la terre.
L'article 5 du statut de 1961 prévoyait l'instauration d'un tribunal local compétent pour trancher les litiges coutumiers. Il a également été tenu en échec par l'opposition des chefferies. Pourtant, les autorités coutumières voient parfois leurs décisions contestées et privées d'effets par de simples particuliers. Ce fut le cas pour l'agrandissement de la piste de l'aéroport de Vele à Futuna. Les crises de succession qui secouent les royaumes conduisent à une fragilisation de l'autorité coutumière qui n'est compensée par aucune régulation institutionnelle, puisque l'assemblée territoriale refuse d'exercer sa compétence et que l'État ne prend aucune initiative pour faire appliquer les dispositions du statut en matière foncière.
Cela nuit évidemment à la sécurité juridique des transactions et des investisseurs. L'absence de cadre juridique applicable aux baux place les locataires en situation de précarité, ce qui stérilise toute initiative économique. La résiliation est souvent purement discrétionnaire, de même que les réévaluations de loyers.
L'État, comme l'Église catholique qui occupe pourtant une place centrale dans la vie quotidienne des habitants, doivent fréquemment composer avec des revendications foncières.
Les modifications de l'usage d'un terrain donné, légué ou concédé par le passé est souvent prétexte à faire valoir un droit de retour au profit du propriétaire coutumier. Ce peut être également le cas lorsque le nouvel usage est d'intérêt général et bénéficie à la population.
Face à ce brouillage des repères, à l'affaiblissement des modes de régulation traditionnels et à l'hémorragie démographique, notamment chez les jeunes, autorités coutumières et institutionnelles doivent réagir et prendre en main le destin du territoire. L'immersion dans le monde océanien auquel appartient Wallis-et-Futuna pourrait conduire à s'inspirer des modèles de tenure foncière conciliant pérennité de la coutume et sécurité des liens juridiques expérimentés à Fidji, au Vanuatu, aux îles Salomon ou encore aux Samoa.
À titre prospectif et afin d'instaurer une sécurité juridique indispensable à un développement aujourd'hui à l'arrêt, nous souhaitons faire plusieurs suggestions.
Il conviendrait de mettre en adéquation les textes et la pratique par une clarification du statut de 1961 en matière de gestion du foncier et de règlement des litiges. Sur la base du consensus actuel, nous considérons logique de conférer formellement aux chefferies la compétence d'attribution des terres et des usages fonciers. En revanche, afin d'éviter, grâce à la formalisation des accords passés, la résurgence de revendications reconventionnelles, nous préconisons que l'assemblée territoriale définisse un régime des baux par une délibération. À cette occasion, il pourrait être donné aux chefferies la faculté de déléguer à un tiers, agissant comme fiduciaire, la gestion des baux impliquant des personnes extérieures à Wallis-et-Futuna afin de rassurer les investisseurs potentiels. Nous nous inspirons ici du modèle du iTaukei Land Trust Board de Fidji. Pour statuer sur les litiges fonciers, nous préconisons de créer un tribunal local écheviné, avec des assesseurs coutumiers. Les chefferies conserveraient une fonction de médiation ou de conciliation en amont.
Enfin, nous invitons les chefferies à engager un travail de formalisation et de stabilisation de la coutume. Il serait utile de compléter cette tâche par la constitution d'un livre foncier dans lequel serait consigné l'ensemble des droits coutumiers reconnus sur la terre.