Intervention de Véronique Fayet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 23 juin 2016 : 1ère réunion
Audition de Mme Véronique Fayet présidente du secours catholique-caritas france

Véronique Fayet :

Membre d'un réseau de 165 associations Caritas dans le monde, le Secours catholique-Caritas France est l'une des principales associations françaises de solidarité, avec quelque 70 000 bénévoles et 1 000 salariés. J'insiste sur le rôle central des bénévoles. Ce réseau contribue à donner une dimension internationale à notre action, souvent méconnue mais très importante. Nous accueillons environ 1,5 million de personnes par an, dont 95 % vivent sous le seuil de pauvreté qui est de 1 000 euros. Parmi elles, trois quart se situent même sous le seuil de très grande pauvreté. Sachant que notre pays compte plus de deux millions de personnes qui sont en situation de très grande pauvreté, nous accueillons donc la moitié des « très pauvres » qui vivent sur notre territoire - c'est un ordre d'idées.

Toutes les classes d'âges sont représentées, mais les jeunes sont peu nombreux. C'est pourquoi nous mettons en place une branche Young Caritas pour que davantage de jeunes passent notre porte à travers l'engagement. La grande pauvreté chez les jeunes est en effet un problème tout à fait préoccupant.

En outre, près du tiers des personnes que nous accueillons sont des familles monoparentales - proportion bien supérieure à la population active normale -, pour la très grande majorité comme vous l'avez mentionné, madame la présidente, des femmes seules avec enfants.

D'après nos enquêtes, la plupart des gens qui viennent chez nous recherchent de l'écoute, de la fraternité, au-delà de l'aide matérielle - qui est souvent une « porte d'entrée », un prétexte. Une femme que je rencontrais a eu cette belle formule, en me disant à propos du bénévole qui l'avait accueilli : « Il a compris davantage que ce que j'attendais ». Or cette compréhension a aidé cette femme à se remettre debout : elle s'est du reste engagée dans notre association comme bénévole. Cet exemple démontre combien l'isolement est une dimension du problème, parce que la pauvreté isole, détruit les liens sociaux, en particulier parce que la mobilité devient très difficile, voire impossible quand on n'a plus de moyens.

Nous avons étudié ce que nous avons appelé « la fracture de la mobilité » et publié un guide de la mobilité, en novembre dernier. Nous n'avons pas de statistique par genre, mais je note que les exemples très parlants dont nous sommes partis, et issus d'une note réalisée par notre service de presse, concernent des femmes dans neuf cas sur dix. Celles-ci habitent exclusivement en milieu rural, semi-rural et dans les zones péri-urbaines.

Je vous citerai quelques-uns de ces exemples. Il y a cette femme de Vendée, mère d'un fils de dix-sept ans, qui garde des personnes âgées la nuit pour un salaire mensuel de 500 euros, 800 euros avec le complément du Revenu de solidarité active (RSA). Comme elle habite à la campagne, entre Fontenay-le-Comte et Niort, sa voiture lui est indispensable mais elle est tombée en panne ; la banque lui a refusé un crédit, mais le Secours Catholique lui a donné une voiture.

Autre exemple, cette femme de trente-sept ans, en couple avec deux enfants. Le ménage quitte l'Ile-de-France pour se loger pour moins cher dans le Loiret ; elle est en formation mais n'a pas de permis, son mari n'a plus le sien. En outre, ses horaires l'obligent, alors que sa formation finit à 12h30, à attendre le car de 17 heures, alors qu'elle a pris celui de 5h30 pour arriver à temps, après plusieurs heures d'attente le matin aussi et pour un coût élevé (11 euros le ticket) : nous avons financé une partie de son permis de conduire.

Autre exemple, une femme, dans la quarantaine, mère de trois enfants de sept à vingt-quatre ans, qui s'installe en milieu rural dans le Poitou après une séparation douloureuse, sans permis et sans avoir mesuré les difficultés de vivre dans ce qui, de la ville, lui paraissait un havre de paix - elle subit en particulier le racisme, comme Antillaise. Elle trouve un travail dans deux écoles, distantes de 12 et de 24 kilomètres de son domicile, pour 600 euros par mois : ce sont les bénévoles qui, chaque jour, l'accompagnent en voiture. C'est dire que la solidarité existe !

Je veux souligner le courage de ces femmes et la nocivité du discours politique qui associe les pauvres à des « profiteurs du système » et à des « fainéants ». Ce que nous voyons, sur le terrain, c'est que ces femmes admirables font ce qu'elles peuvent pour garder leur travail, quand bien même leur rémunération est très basse : le revenu moyen des personnes que nous recevons est de 809 euros mensuels pour celles qui travaillent et de 782 euros pour celles qui ne travaillent pas. La différence est donc très faible. C'est un phénomène connu, les actifs ne réclament pas toujours leur complément de RSA : le taux de non recours à ce complément atteint même 70 %.

Mais ce que nous constatons, c'est que ces femmes s'accrochent avec un courage extraordinaire, quand bien même, plus souvent que d'autres, leur travail est morcelé, caractérisé par des horaires atypiques et des phases de travail le week-end, ce qui implique de trouver des solutions pour faire garder leurs enfants, et tout cela pour rester sous le seuil de pauvreté...

Encore un exemple, cette femme qui travaille une heure le matin chez un particulier dans son village, puis trois heures l'après-midi, en contrat à durée indéterminée (CDI), dans une entreprise de nettoyage industriel à Lorient ; en raison de la très faible fréquence des bus, elle doit s'absenter huit heures de chez elle pour ces trois heures de travail. Ses 700 euros mensuels ne lui permettent évidemment pas de patienter dans de bonnes conditions. En début de mois, elle peut prendre un café, en fin de mois, ce n'est plus possible... Elle est épuisée ! Elle vient au Secours catholique parce qu'elle y trouve de l'accueil - elle nous dit avoir peur de l'avenir, peur de ne plus pouvoir faire face à l'entretien de son fils de quinze ans, mais aussi qu'elle est fière de payer la vie quotidienne, les frais de cantine de son fils avec les revenus de son travail plutôt qu'avec l'assistance sociale.

Les exemples de ces « drames silencieux » sont encore nombreux, ils démontrent des conditions de vie qu'on ne soupçonne pas toujours, comme devoir faire cinq kilomètres à pied pour aller à l'école ou au collège, mettre la demi-journée à faire quelques courses, faute de bus plus fréquents ; ils démontrent les actes de courage quotidien qu'il faut, dans ces conditions, et l'injustice flagrante, inacceptable, d'entendre dire que ces personnes « profitent » du système ou qu'elles sont « fainéantes ».

Nous avons publié notre rapport en novembre dernier, en phase avec les élections régionales, avec l'idée que ces exemples, et les solutions que nous apportons, devraient inspirer les politiques publiques. Comme l'a dit le fondateur du Secours catholique, l'abbé Jean Rodhain, « la charité d'aujourd'hui doit être la justice sociale de demain » : nos « bouts de ficelle », notre bricolage ont ainsi vocation à influencer les politiques publiques. Un exemple : dans l'Orne, nos bénévoles se sont aperçus que la suppression d'une ligne de bus empêchait des populations précaires de se rendre au marché. Or, aller au marché, ce n'est pas seulement faire les courses, c'est aussi un espace de vie sociale primordial, surtout quand il n'y en n'a pas beaucoup d'autres sur un territoire. En dialoguant avec la communauté de communes, nous avons permis de rétablir un service par semaine, pour assurer la liaison avec le marché.

Nous multiplions les mesures pour aller vers les populations précaires : des cafés itinérants, une « Roulotte des délices », un espace « Bon thé », où l'on prépare et partage des repas, de la convivialité ; des boutiques solidaires mobiles, où, à la différence des vestiaires qui donnent des vêtements sans laisser de véritable choix aux personnes, chacun peut acheter des vêtements, des objets, partager un moment, s'offrir quelque chose, s'accorder un plaisir. Tout cela est essentiel à l'estime de soi alors que dans la pauvreté, on a tendance, surtout les mères, à tout s'interdire, y compris d'aller chez le dentiste, se soigner, sans parler du coiffeur...

De plus, dans le cadre de notre action, nous accordons des micro-crédits, dont 55 % sont attribués à des femmes. Dans trois cas sur dix, ces crédits servent à acheter une voiture ou à financer le permis de conduire. Vous savez que certains conseils régionaux peuvent financer le permis, mais à condition que la personne travaille, ce qui pose des difficultés à ces personnes précaires. Soit dit en passant, nous avons évalué à 1 000 euros les revenus mensuels minimums permettant la possession d'une voiture ; en deçà, c'est très difficile...

Le remboursement de nos crédits est bon : le taux d'appel à garantie - c'est-à-dire le taux de non-remboursement - n'est que de 11 %. Et les femmes remboursent mieux, avec un taux de 9 %, contre 12 % pour les hommes. Ce n'est pas parce que les personnes sont pauvres qu'elles ne remboursent pas.

Nous avons créé deux garages solidaires - le premier, pionnier, à Angers et le second à Grenoble - où l'on peut réparer, acheter ou louer une voiture d'occasion ; nous avons un partenariat avec Renault, et des particuliers nous donnent des voitures, que nous remettons en état et que nous garantissons, avec du travail à la clé via des entreprises d'insertion. Nous souhaitons développer une dizaine de ces garages dans toute la France. Lorsque j'étais élue à Bordeaux, nous avions mis en place, dans le « Garage moderne » - un garage qui était aussi un lieu culturel - un atelier appelé « La mécanique Angélique » où les femmes pouvaient apprendre à entretenir et à réparer leur voiture, ceci pour en réduire le coût d'usage. Quand on est capable de faire soi-même la vidange de son véhicule, celui-ci revient tout de suite beaucoup moins cher à entretenir.

Mais il faut pouvoir aller plus loin, en créant des plateformes locales de mobilité, intermodales. C'est un concept plus large que celui de garage solidaire, car on y trouverait des voitures mais aussi des deux-roues, du covoiturage accessible - il n'est pas toujours facile de trouver une voiture à partager quand on ne maîtrise pas Internet -, ainsi que des ateliers pour expliquer le fonctionnement des transports dans les environs. En effet, on n'y pense guère, mais l'offre de transports n'est pas toujours comprise par ceux qui en ont le plus besoin. Les tableaux des horaires sont compliqués, il n'est pas toujours facile de comprendre comment fonctionnent les horaires en semaine, le week-end, le soir...

Par exemple, nos bénévoles ont créé un atelier intitulé « Garrigue » dans le Var à ce propos. Dans le Beaujolais nous avons aussi constaté l'intérêt d'un tel atelier - la prochaine étape étant de convaincre les services régionaux et départementaux d'élaborer leurs documents en concertation avec les associations, pour faire en sorte que l'offre soit bien comprise par ceux qui en ont le plus besoin.

C'est ainsi que les meilleurs services peuvent échouer s'ils ne sont pas connus, compris de celles et ceux à qui ils s'adressent. Je me souviens par exemple qu'à Bordeaux, notre offre de garderie avec horaires décalés - très tôt le matin, tard l'après-midi - n'avait pas rencontré son public alors que la demande était forte, probablement parce que nous étions trop éloignés géographiquement, mais aussi parce que notre fonctionnement n'avait pas été très bien expliqué et n'avait pas été compris. On constate ainsi souvent une distance entre ce qui est proposé et ce qu'en comprennent les gens. D'où l'idée d'aller vers eux, c'est vraiment important.

Pour finir cette présentation, je voudrais citer les propos tenus par une femme lors d'un groupe d'action citoyenne, c'est-à-dire un groupe qui réfléchit à la manière d'améliorer l'accès aux droits des personnes. Ces paroles, assez dures, ont été reproduites dans notre rapport statistique, dans les termes mêmes qu'elle a utilisés - il est important d'être précis, du point de vue du respect des personnes : « Il y a une hypocrisie politique. Ils disent vouloir lutter contre la misère, l'exclusion, les inégalités scandaleuses, mais ils n'en prennent pas les moyens. La solidarité existe, c'est vrai, mais sous forme de redistribution de miettes. On a l'impression de recevoir des miettes d'un repas auquel ne nous sommes jamais invités ». Comme nous l'a suggéré une collègue québécoise de l'association « Québec sans pauvreté », des « bulles » reproduisant la parole brute des gens sont parfois bien plus parlantes que de grands discours...

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