Je suis enseignante-chercheure en psychologie sociale. J'enseigne la psychologie, de la licence au master, à des étudiants qui exerceront le métier de psychologue pour certains dans le milieu hospitalier ou en libéral, et qui pourront être amenés à accompagner des enfants intersexués et leurs familles. En tant que chercheure en psychologie sociale, je m'intéresse aux relations entre les individus et la société et, plus particulièrement, je travaille sur les représentations sociales que nous élaborons et qui nous permettent de comprendre notre réalité quotidienne. J'étudie plus précisément les représentations de l'homosexualité et de l'homoparentalité et l'influence de ces représentations sur les relations avec des personnes homosexuelles ou des familles homoparentales. Dans le cadre de mes recherches, je me suis intéressée à l'homophobie, qui consiste en un rejet des personnes homosexuelles par des insultes, des agressions ou des mises à l'écart. Mais, pour mieux comprendre la diversité des discriminations en lien avec ces représentations, je me suis également intéressée à l'hétéro-sexisme, que l'on peut décrire comme un système idéologique qui invisibilise les sexualités autres qu'hétérosexuelles, et qui établit une hiérarchie des sexualités au sein de notre société. Je me suis aussi intéressée à l'hétéro-normativité, qui prône que l'hétérosexualité est la norme, ce qui signifie que c'est la seule sexualité valorisée et présupposée dans tous les espaces sociaux, qu'ils soient privés ou publics.
Avant d'aller plus loin, je tiens à vous faire part de ma position : je souhaite qu'il soit mis fin aux opérations qui sont des mutilations génitales réalisées sans l'accord de la personne concernée et sans qu'aucun pronostic vital ne soit engagé. Ces opérations visent à normaliser les corps des enfants qui naissent avec ce que l'on nomme une « ambiguïté sexuelle » ou encore un « désordre, un trouble, une anomalie du développement sexuel ».
Il faut que les enfants et leurs familles soient accompagnées pour que ces enfants exercent leur droit à l'autodétermination et décident du sexe - que l'on peut considérer comme social comme c'est le cas pour nous toutes et nous tous - qui sera inscrit à l'état civil. Cette décision permettrait de différer les opérations et/ou les traitements hormonaux, ou de ne pas les entreprendre, en fonction des souhaits de l'enfant, de l'adolescent ou de l'adulte. Cela implique que l'état civil puisse être facilement modifié dans le cas où le choix effectué à la naissance ne conviendrait pas à la personne, voire que la mention du sexe à l'état civil disparaisse. La disparition de cette mention constituerait, à mon sens, un progrès pour nous tous-tes.
Je défends cette position à partir de mon activité de recherche sur les processus d'homophobie, d'hétéro-sexisme et d'hétéro-normativité. Me situant dans le champ théorique des représentations sociales, j'ai mis en évidence que ces processus fonctionnent à partir d'une même représentation de la différence des sexes. Selon cette représentation, les sexes sont pensés comme deux catégories strictement différentes et étanches l'une à l'autre. On considère ainsi que l'on est homme ou femme, il n'existe pas d'autre possibilité. Selon cette représentation, ces catégories sont aussi pensées comme complémentaires l'une de l'autre, c'est-à-dire que l'homme et la femme sont « faits l'un pour l'autre ». Cette représentation, fondée sur la nature et la biologie, implique des pratiques normatives de régulation de l'expression du genre, qui vont avoir pour effet de favoriser l'expression de certaines formes du genre et d'interdire l'expression d'autres formes. Ces pratiques peuvent être mises en oeuvre par l'individu lui-même, dans un comportement d'autorégulation. J'autorégule mon comportement et mon apparence pour me conformer à l'expression du genre que j'estime convenable pour la société. Ce sont aussi des pratiques qui peuvent être mises en oeuvre par d'autres personnes dans l'entourage, notamment l'entourage proche, pour réguler le comportement des autres. C'est le cas de la sphère familiale, des amis, des collègues de travail, etc. Ce sont aussi des pratiques mises en oeuvre par un entourage plus éloigné, c'est-à-dire dans les espaces publics. Ces pratiques de régulation vont intervenir aussi bien dans la vie quotidienne, voire intime, que dans la sphère des institutions.
Les opérations réalisées sur les enfants qui naissent intersexués font partie de ces pratiques régulatoires visant à normaliser leur corps et à le rendre compatible avec cette représentation binaire de la différence des sexes. Cette situation conduit à de l'invisibilité, au secret, à l'indicible comme cela a été évoqué par les intervenant-e-s précédent-e-s. Ces opérations sont présentées comme visant au bien-être psychosocial de l'enfant, voire de ses parents, mais ne répondent pas à une nécessité médicale vitale.
Dans un article de 2016 écrit par un collectif de médecins proposant un état des lieux de la médecine et de la chirurgie par rapport au « désordre du développement sexuel », neuf objectifs de la chirurgie sont décrits. Les trois derniers sont : favoriser le développement de l'individu et de son identité sociale, éviter la stigmatisation liée à une anatomie atypique, et répondre au désir des parents d'élever leur enfant dans les meilleures conditions possibles. Ces objectifs ne sont, à l'évidence, pas médicaux ! Le cinquième de ces objectifs est d'éviter une virilisation tardive au moment de la puberté pour les personnes élevées comme des filles, ou le développement de la poitrine pour les enfants élevés comme des garçons.
Cette déclaration médicale démontre qu'on ne laisse pas se faire le développement de ces personnes. Or le corps et le psychisme se développent conjointement avec des évolutions plus ou moins importantes et plus ou moins perturbantes pour chacun et chacune d'entre nous. On ne peut donc pas envisager un bien-être psychosocial si l'on empêche ce développement conjoint du corps et du psychisme en transformant le corps sans l'accord des individus. Par ailleurs, on constate que les opérations sont réalisées en partant d'un présupposé d'hétérosexualité. Il s'agit en effet de fabriquer un corps masculin ou un corps féminin dans l'optique de rapports hétérosexuels. En effet, le premier objectif cité par ce collectif de médecins est de restaurer une anatomie génitale fonctionnelle afin de permettre de futures relations sexuelles pénétrantes comme un homme ou comme une femme. On voit ici comment la médecine et les médecins sont tributaires de la société dans laquelle ils exercent, et ceci au-delà de la dimension médicale et scientifique.
Ceci n'est pas nouveau puisque c'est déjà ce qu'écrivait Foucault dans Le vrai sexe en 1978, en invoquant l'intérêt moral du diagnostic médical du vrai sexe que l'on peut traduire, ou extrapoler ici, par l'intérêt social et normatif de l'intervention médicale sous forme d'opérations et de traitements hormonaux pour fabriquer un vrai sexe. D'où l'intérêt d'arrêter ces interventions sur des personnes qui n'ont pas donné leur accord.