« La Turquie, puissance émergente, pivot géopolitique », tel était le titre initial du rapport qui nous été demandé.
Si vous me le permettez, mes chers collègues, je souhaite faire une remarque préliminaire. Ce rapport, que Leïla Aïchi, Claude Haut et moi-même allons présenter, comporte une particularité : la situation de ce pays et de son voisinage immédiat change tellement vite que ce qui était vrai il y a quelques semaines ne l'est plus aujourd'hui - nous avons pu nous en rendre compte à mesure que nous rédigions ce rapport - et que ce que nous écrivons aujourd'hui peut même être déjà dépassé. Nous en avons malheureusement eu quelques exemples au cours des derniers jours.
Je pense tout d'abord à l'attentat d'hier. Je veux saluer la mémoire des victimes de cet effroyable attentat qui a de nouveau ensanglanté Istanbul, comme le Président de la République l'a lui-même fait hier soir. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement d'un énième attentat car, si on l'ajoute aux multiples autres qui ont frappé la Turquie au cours des derniers mois, à la situation aux frontières et à la situation quasi insurrectionnelle du Kurdistan, la Turquie n'est pas seulement soumise à un risque récurrent d'attentats, comme c'est le cas en France ou dans d'autres pays, mais encore à un système de violence qui s'installe et qui risque de déstabiliser profondément le pays.
Le deuxième évènement majeur - imprévu, même s'il était en préparation - des derniers jours réside dans le changement de la politique étrangère turque : regrets à la Russie après de fortes tensions liées à la destruction d'un avion russe par un chasseur turc, changement des relations avec Israël, donnant lieu ce matin même à une polémique au sein du parlement israélien et nouveau langage vis-à-vis du président Sissi. Ainsi, les évènements des 72 dernières heures ou, plus largement, des derniers jours remettent en cause un rapport déjà terminé, que nous avons dû compléter.
Enfin, dernier point, le Brexit, par les changements profonds qu'il suscitera en Europe, qu'on ne connaît pas encore mais qui auront nécessairement un impact sur les relations avec les pays voisins, notamment la Turquie, ne peut pas ne pas changer la donne.
Je voulais commencer par cette remarque préliminaire pour vous demander, mes chers collègues, de bien vouloir faire preuve d'indulgence si, par hasard, des éléments nouveaux contribuaient d'ici deux ou trois semaines non à démentir nos conclusions mais à faire évoluer la situation décrite dans notre rapport.
J'en viens à notre présentation proprement dite. La Turquie est aujourd'hui, dans le contexte de la guerre syrienne et de la crise migratoire, un partenaire inévitable de l'Europe. Aussi, nous ne pouvons pas nous passer de coopérer avec elle étant donné sa position géostratégique essentielle - c'est le sens du titre initial de notre rapport.
Cette position est fondamentalement celle d'un pays pivot pour l'Europe par rapport au Proche et Moyen-Orient et à la Russie. Comme le disait un historien devant l'Assemblée nationale en 1994, « la Turquie surveille le nord, empêchant que la mer Noire devienne russe ; elle contrôle l'accès à la mer Égée ainsi que la défense de la Grèce ; elle est la première puissance régionale et stabilisatrice dans les Balkans et contrôle la Méditerranée orientale. Elle est le prolongement et le contrefort de l'Occident. »
Or, au cours des derniers mois, la voix de la France a été relativement discrète vis-à-vis de la Turquie. Dans la crise migratoire, c'est l'Allemagne qui est apparue comme le principal interlocuteur de la Turquie et l'artisan de l'accord du 18 mars dernier. En ce qui concerne la transition en Syrie, ce sont les États-Unis et la Russie qui sont les acteurs clefs de négociations, d'ailleurs aujourd'hui enlisées.
Alors que le Royaume-Uni a voté en faveur du Brexit, la France ne risque-t-elle pas d'être marginalisée sur la frange ouest du continent par une Allemagne devenue centrale et entreprenante à l'égard de ses partenaires des flancs est et sud de l'Europe ?
C'est avec cette question en tête que nous avons tenté de définir ce que devrait être la ligne de conduite de la France vis-à-vis de la Turquie, dans un dialogue et une relation qui sont, reconnaissons-le, de plus en plus difficiles après une éphémère détente. Cette ligne de conduite doit être affirmée et assumée au plan international ; elle doit nous permettre de renouer avec la Turquie, pour autant que celle-ci le souhaite car, en effet, ce pays est aujourd'hui en proie à de fortes tensions, et le pouvoir y est de plus en plus virulent à l'égard d'une Europe moins attractive qu'avant. Ainsi, le 23 juin dernier, le jour même du référendum sur le Brexit, le président Erdogan a envisagé d'organiser un référendum en Turquie sur l'opportunité de poursuivre ou non le processus d'adhésion à l'Union européenne.
Nous tenterons dans cette synthèse de répondre à trois questions. D'abord, pourquoi la Turquie semble-t-elle être passée à côté des opportunités majeures qui s'offraient à elle au début des années 2000 ? Ensuite, quelle ligne de conduite promouvoir pour ce qui concerne les relations entre l'Union européenne et la Turquie ? Enfin, quelle feuille de route la France devrait-elle suivre dans ses relations avec la Turquie, ce qui pourrait nous inciter à sous-titrer, voire à titrer, ce rapport « La Turquie, une relation complexe mais incontournable » ?
Pour répondre à la première question, je passe la parole à M. Claude Haut.