Abordons le second temps de la première question : la Turquie, une puissance fragilisée.
Alors que la Turquie semblait bien partie pour occuper une place de pays pivot entre l'Orient et l'Occident, la situation a basculé au début des années 2010. Elle connaît aujourd'hui une spirale de violences internes et un isolement diplomatique croissant.
La guerre syrienne a modifié le positionnement de la Turquie, qui a sous-estimé la capacité de résistance du régime de Bachar Al-Assad. Partageant une frontière de 900 kilomètres avec la Syrie, la Turquie a avant tout été guidée par la volonté de ne pas alimenter le séparatisme kurde, ce qui a réduit ses marges d'initiative et sa capacité de jouer un rôle de médiation. Elle a adopté une position très hostile aux Kurdes du PYD, qu'elle considère comme la branche syrienne du PKK. Durant nos entretiens, nos interlocuteurs ont effectivement confirmé l'existence d'un lien entre PYD et PKK ; les analyses divergent, en revanche, quant à la nature exacte de ce lien et au degré d'autonomie du PYD par rapport au PKK.
En conséquence de la priorité accordée à la question kurde, la Turquie a été accusée d'entretenir une certaine ambiguïté à l'égard de Daech, du moins jusqu'en 2015. Elle a maintenu la porosité de sa frontière à la circulation de biens et de personnes au bénéfice de Daech, et s'est ainsi éloignée de ses alliés occidentaux. Le blocus du PYD a évidemment été mal perçu par la population kurde et la communauté internationale, notamment lors de la bataille de Kobané.
Alors qu'elle est membre de l'OTAN, ce n'est qu'en juillet 2015, après l'attentat de Suruç - le premier attribué à Daech sur le sol turc -, que la Turquie a permis à la coalition de mener des frappes aériennes à partir de ses bases. Trois autres attentats, à Ankara et à Istanbul, ont depuis lors été attribués à Daech ; manifestement, c'est encore le cas pour celui d'hier.
Par ailleurs, à l'été 2015, la guerre a repris contre le PKK alors que le pouvoir turc s'était engagé dans une politique plus conciliante depuis l'appel au cessez-le-feu lancé en 2013 par le chef historique du PKK Abdullah Öcalan. Le président Erdogan espérait notamment rallier l'électorat kurde conservateur pour mener à bien son projet de présidentialisation du régime mais les élections législatives de juin 2015, lors desquelles le parti prokurde HDP a obtenu 13 % des voix, ont mis cette stratégie à mal.
En outre, le pouvoir est confronté à l'arrivée de 2,7 millions de réfugiés, syriens pour la plupart. Ceux-ci sont plutôt bien accueillis par la population mais les responsables politiques turcs chiffrent le coût de leur accueil à 10 milliards de dollars. Les coûts sociaux, les tensions sur les marchés du travail et du logement risquent d'engendrer des tensions au sein de la société turque.
La Turquie a d'autre part connu une détérioration de ses relations avec la Russie, pourtant partenaire économique majeur, après avoir abattu un avion russe à la frontière syrienne le 24 novembre 2015, bien que les relations avec ce partenaire tendent à se normaliser. Cet incident a privé la Turquie de marges de manoeuvre dans le conflit syrien. Il a incité la Russie à se rapprocher du PYD, qui a ouvert une forme de représentation, non reconnue internationalement, à Moscou. Il pourrait avoir des conséquences dans le Caucase, où la Russie et la Turquie exercent une lutte d'influence, notamment dans le conflit récemment réactivé du Haut-Karabagh.
Enfin, la Turquie connaît des relations difficiles avec l'Égypte depuis la chute du président Morsi, ainsi qu'avec l'Irak et avec Israël depuis l'assaut contre le navire Mavi Marmara, même si, encore une fois, les relations avec ces acteurs tendent à s'apaiser.
Ainsi, la diplomatie turque n'a pas atteint ses objectifs. Le gouvernement du nouveau premier ministre Binali Yýldýrým tente aujourd'hui d'inverser la tendance, en se rapprochant de la Russie et d'Israël, avec qui un accord a été conclu voilà quelques jours.
Au plan interne, le pouvoir a connu un tournant autoritaire dès 2010. Cette évolution s'est accélérée en 2013 avec la répression du mouvement contestataire de Gezi et la rupture avec le mouvement güleniste. La mise en cause de proches du pouvoir dans des affaires de corruption a conduit à de vastes mouvements dans la justice et dans la police et à l'arrestation ou à la mutation de milliers de fonctionnaires.
Le président Erdogan poursuit aujourd'hui son projet de présidentialisation du régime. Il ne lui manque que quelques voix au parlement turc pour pouvoir soumettre son projet à un référendum. Cette volonté s'accompagne d'atteintes aux libertés publiques et à la séparation des pouvoirs, dénoncées par un récent rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe : escalade de violences dans les régions sud-est, extension de l'usage de la notion de terrorisme pour punir des déclarations non violentes, atteintes à la liberté des médias, à la prééminence du droit et à l'indépendance de l'autorité judiciaire. Nous avons été alertés de cette situation par des universitaires et journalistes francophones que nous avons rencontrés à Istanbul, dont la situation personnelle est très préoccupante et dont nous saluons le courage et l'engagement.
Le 20 mai 2016, la Grande Assemblée nationale de Turquie a décidé de rendre possible la levée de l'immunité d'un grand nombre de parlementaires, notamment ceux du parti prokurde HDP, accusés de délits en lien avec le terrorisme. Cette levée d'immunité reporterait pour longtemps toute perspective de reprise du dialogue politique sur la question kurde. Elle rendrait en outre l'évolution actuelle du pouvoir difficilement réversible.