Intervention de Claude Malhuret

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 29 juin 2016 à 9h35
Questions diverses

Photo de Claude MalhuretClaude Malhuret, co-rapporteur :

Nous abordons, avec la seconde partie du rapport, la question de la ligne de conduite que l'Union européenne doit adopter vis-à-vis de la Turquie.

Le premier sujet réside dans l'accord du 18 mars 2016, par lequel l'Union européenne a répondu, dans l'urgence, à une situation de crise humanitaire.

Depuis 2011, Leïla Aïchi le disait, la Turquie réalise un effort considérable pour l'accueil des réfugiés syriens. Malgré un flux en constante augmentation, elle a progressivement amélioré les droits de ces réfugiés et la qualité de leur accueil. La Turquie, pays de 75 millions d'habitants, compte sur son sol 2,7 millions de réfugiés, voire davantage puisque certaines ONG évaluent leur nombre à 4 ou 5 millions de personnes. Seulement 300 000 d'entre eux sont accueillis dans les camps du sud-est de la Turquie. Plus de 150 000 enfants syriens seraient nés en Turquie depuis 2011.

L'Union européenne s'est préoccupée tardivement de cette question. Confrontée à l'arrivée d'un million de réfugiés en 2015, elle a pris des mesures exceptionnelles afin de soutenir les pays d'Europe méridionale les plus exposés, l'Italie et la Grèce. Elle s'est également tournée vers la Turquie, dans la mesure où 885 000 personnes ont franchi illégalement la frontière grecque depuis ce pays en 2015.

Une première aide financière de 3 milliards d'euros a été décidée lors du sommet du 29 novembre 2015, qui a également permis d'améliorer les conditions d'accueil des réfugiés en Turquie. La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016 organise la réadmission en Turquie de migrants arrivés en Grèce et la réinstallation de réfugiés syriens en Union européenne. Pour chaque Syrien renvoyé en Turquie au départ des îles grecques, un autre Syrien sera réinstallé de la Turquie vers l'UE, dans la limite de 72 000 réinstallations.

Visant à casser le modèle économique de la migration, cet accord s'est accompagné d'engagements de l'UE à accélérer les négociations d'adhésion et la libéralisation des visas, promise pour juin 2016. Enfin, l'UE s'est engagée en mars dernier à accélérer le versement de la facilité de 3 milliards d'euros précédemment mise en place et à mobiliser 3 milliards d'euros supplémentaires d'ici à la fin 2018.

Quel premier bilan peut-on faire de cet accord ? Au 15 juin 2016, il a permis la réadmission en Turquie de 462 migrants irréguliers, dont 31 Syriens. Par ailleurs, 511 Syriens ont été réinstallés de la Turquie vers l'UE, soit davantage que ce que prévoit le principe « un pour un », mais ces chiffres restent très faibles. L'accord a surtout permis une diminution sensible du nombre de personnes quittant la Turquie pour la Grèce : alors que près de 2 000 migrants traversaient chaque jour la mer Égée, ce nombre est passé à une cinquantaine par jour. L'accord a donc permis de gagner du temps et de répondre dans l'urgence à un risque d'effondrement de l'espace Schengen.

Toutefois, il est très critiqué par les ONG et il présente l'inconvénient de constituer un précédent vis-à-vis d'autres pays, notamment d'Afrique du Nord, qui forment également une barrière sur les routes migratoires menant vers l'Europe, sans bénéficier des contreparties, notamment financières, octroyées à la Turquie.

À long terme, deux préalables paraissent indispensables à la résolution de la crise migratoire. D'une part, l'UE doit mieux contrôler ses frontières extérieures et parvenir à organiser plus efficacement l'accueil des réfugiés sur son sol ; d'autre part, le fragile processus de paix entre les parties au conflit syrien doit être relancé.

Notre commission a désigné un groupe de travail et le Sénat a nommé une mission d'information à qui il reviendra de formuler des propositions en vue d'une gestion à long terme par l'UE de la crise migratoire. Néanmoins, en tout état de cause, nous préconisons de bien dissocier cette question de celles des négociations d'adhésion et de la libéralisation des visas, toute forme de marchandage devant être, selon nous, exclue.

En ce qui concerne le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, les négociations n'ont pas connu d'avancée entre 2010 et 2013, la France ayant gelé les négociations sur cinq chapitres. Ces négociations ont repris en 2013 avec l'ouverture du chapitre 22 sur la politique régionale. Elles ont connu une accélération à la suite de l'accord UE-Turquie de novembre 2015, avec l'ouverture du chapitre 17 sur la politique économique et monétaire. Au total, 15 chapitres de négociation ont été ouverts. Un seizième, le chapitre 33, intitulé « dispositions budgétaires et financières », doit l'être prochainement en application de l'accord du 18 mars.

La Commission européenne a présenté, en octobre 2014 puis en novembre 2015, deux rapports comportant de nombreuses critiques sur les progrès accomplis par la Turquie sur la voie de l'adhésion à l'UE. Nos observations précédentes sur la situation des libertés publiques et de l'État de droit suggèrent que la Turquie ne respecte plus les critères de Copenhague de 1993 sur les valeurs promues par l'Union européenne.

Ainsi, étant donné l'évolution du régime turc, la question de la poursuite des négociations d'adhésion se pose. L'Union européenne est elle-même en grande difficulté à la suite du référendum britannique et ne saurait envisager cette adhésion à un horizon proche.

Dans ce contexte, certains proposent de mettre fin au processus d'adhésion au profit d'un partenariat privilégié entre l'UE et la Turquie. Toutefois, ce processus d'adhésion a été utile en ce qu'il a eu par le passé de nombreux effets - politiques, juridiques, économiques - bénéfiques. Il a notamment permis l'abolition de la peine de mort et le retour de l'armée dans les casernes, pour ne citer que les évolutions les plus emblématiques.

La tentation d'interrompre ce processus est compréhensible et semble gagner du terrain dans la classe politique. Toutefois, le faire brutalement, au moment où l'Europe est en crise et où la Turquie, pilier sud-ouest de l'OTAN, est elle-même confrontée à des crises majeures sur ses frontières et accueille des millions de réfugiés, risquerait d'ajouter une crise supplémentaire et de remettre en cause, de façon difficilement réversible et dans les pires conditions, le dialogue et la solidarité stratégique de la Turquie et de l'Europe.

Il est évident que, à ce jour, la Turquie ne remplit pas plusieurs conditions essentielles pour adhérer à l'Union européenne. Il est également évident que l'urgence est à la consolidation de l'Union, qui ne serait pas aujourd'hui en mesure d'assumer son élargissement vers un pays amené à terme à être à la fois le plus peuplé et l'un des plus pauvres d'Europe. Toutefois, fermer définitivement et dès maintenant la porte à la Turquie risquerait de rendre un peu plus irréversibles encore les évolutions qu'elle connaît et contribuerait à la fragiliser un peu plus, avec le risque d'une déstabilisation plus profonde à l'avenir, par contagion des conflits moyen-orientaux. Cela constituerait, pour l'Europe, un risque majeur du point de vue de la sécurité.

Au demeurant, l'hypothèse d'une reconfiguration de l'Europe, dont personne ne connaît encore la forme ni le contenu, à la suite du Brexit exige une certaine prudence et un délai de réflexion sur ce que nous pourrons peut-être proposer, demain, aux pays voisins.

La problématique de l'adhésion doit dans tous les cas poursuivre une logique autonome, à détacher du traitement de la question des migrations. Le niveau d'exigence, concernant l'intégration de l'acquis communautaire et des libertés publiques, doit être maintenu.

In fine, le consentement du peuple français à toute nouvelle adhésion est garanti par les dispositions de l'article 88-5 de la Constitution. Cet article, modifié par la révision constitutionnelle de 2008, prévoit que tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un État à l'Union européenne est soumis au référendum, sauf vote d'une motion adoptée en termes identiques par chaque assemblée à la majorité des trois cinquièmes, autorisant son adoption par le Parlement réuni en Congrès.

Dans la perspective des discussions sur l'instauration d'un régime d'exemption de visa avec la Turquie, il importe que ce pays respecte strictement les 72 critères de la feuille de route de l'UE qui date de 2013. Ces critères portent sur la sécurité des documents, la gestion des migrations, l'ordre public et la sécurité ainsi que sur les droits fondamentaux et la réadmission des migrants irréguliers. Ces critères ne sauraient être respectés simplement sur le papier, de façon formelle, par le vote de normes non réellement mises en application, comme c'est le cas actuellement pour plusieurs d'entre eux.

Par ailleurs, dans son rapport du 4 mai 2016, la Commission indique que 7 critères sur 72 ne sont pas encore conformes. Ces 7 critères sont tous essentiels. Il s'agit notamment de la lutte anticorruption, de la législation sur la protection des données personnelles, de la coopération avec Europol, de la coopération judiciaire ou encore de la révision de la législation et des pratiques dans la lutte contre le terrorisme.

Cette dernière question est particulièrement cruciale ; elle touche aux poursuites engagées contre des journalistes et universitaires, ainsi qu'aux levées d'immunités des députés de l'opposition, qui constitueraient une atteinte manifeste aux institutions démocratiques. À ce sujet, il serait positif, selon nous, d'exprimer notre solidarité à l'égard des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie visés par cette mesure de levée d'immunité.

Le président Erdogan a refusé de modifier la législation antiterroriste, ce qui a conduit à reporter l'échéance de la libéralisation des visas. Si le pouvoir turc poursuit dans sa logique actuelle, il est peu probable que les conditions puissent être réunies à l'automne prochain. En tout état de cause, le processus de libéralisation des visas doit poursuivre son cours autonome. Le couplage avec le traitement de la question des réfugiés, sur l'initiative de l'Allemagne, n'est pas viable à long terme.

Enfin, sur la question des relations entre la Turquie et l'UE, il faut profiter d'un contexte politique actuellement favorable à Chypre pour soutenir le processus de négociations en cours entre les deux parties de l'île. En effet, le nouveau président de République turque de Chypre du nord, élu en avril 2015, est favorable au rapprochement avec la partie sud, et les élections de mai 2016 à Chypre ont confirmé le parti du président en place, également ouvert à la négociation. L'UE doit donc aider les deux parties à surmonter les principaux obstacles à la réunification : d'une part, la question des compensations à accorder aux réfugiés grecs expropriés et, d'autre part, le problème des garanties à apporter à l'accord.

À ce sujet, la détérioration des relations turco-russes n'est pas une bonne nouvelle car Chypre est proche de la Russie d'un point de vue tant stratégique qu'économique. Les regrets que vient d'adresser le Président Erdogan à la Russie comme la reprise des relations avec Israël semblent illustrer une nouvelle orientation de la politique étrangère turque, qu'il est sans doute prématuré d'analyser mais qui paraît témoigner d'une prise de conscience de la nécessité de rebattre les cartes.

Si l'on ajoute à cela le changement de ton à l'égard du président égyptien Sissi, il n'est pas douteux qu'un changement majeur de la politique étrangère turque est en train de se produire. La Turquie semble enfin réaliser que la position idéologique de volonté de leadership du monde sunnite serait avantageusement remplacée par une prise en compte de la realpolitik. Seul l'avenir nous dira si cette inflexion est destinée à se poursuivre et avec quels moyens.

Je passe la parole à Claude Haut pour aborder la troisième question annoncée en introduction.

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