Voilà le dixième rapport de certification des comptes du régime général de la sécurité sociale que j'ai l'honneur de vous présenter, puisque le premier remonte à 2006. Tant pour le régime général que pour l'ensemble des régimes de base, également soumis à certification par commissaire aux comptes depuis l'exercice 2008, ce sera l'occasion d'un bilan global que vous retrouverez dans le rapport sur la sécurité sociale que le Premier président vous présentera au mois de septembre : la certification a-t-elle été le levier de modernisation des processus de gestion et d'efficience que le Parlement attendait ? Telle est la question qui justifie ce bilan.
Les comptes du régime général de la sécurité sociale représentent des masses financières considérables. Pour l'exercice 2015, le produit s'élève à 526,4 milliards, soit 24,1 % du PIB, et les charges à 425,6 milliards, soit 19,5 % du PIB. Je précise que le décalage entre ces deux chiffres est largement lié au fait que l'Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale) et les Urssaf (Unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales) recouvrent aussi pour d'autres attributaires, au premier rang desquels l'assurance chômage, pour plus de 35 milliards.
L'organisation du régime général de la sécurité sociale est complexe. Certes, les réseaux des caisses se sont regroupés mais on n'en dénombre pas moins 270 organismes de base, chapeautés par quatre caisses nationales. Nous menons nos audits tant auprès de ces dernières que sur le terrain.
Pour la deuxième année consécutive, le calendrier de clôture des comptes a été anticipé de quinze jours - ce qui fait écho, monsieur le président, à votre préoccupation. Nous nous sommes nous-mêmes adaptés, en modifiant notre propre rythme d'audit. Nous constatons cependant cette année que plusieurs caisses nationales peinent à nous apporter, dans ce calendrier resserré, les éléments d'information dont nous avons besoin pour nos travaux. De fait, la Cnam (Caisse nationale d'assurance maladie) et l'Acoss ont eu du mal à tenir les délais, ce qui a pesé sur les équipes de la Cour - qui associent, comme vous le savez, des magistrats et des experts issus de cabinets de commissaires aux comptes qui nous rejoignent pour des périodes de deux à cinq ans, dans le cadre d'un échevinage. Nous travaillons néanmoins à faire en sorte que la certification des comptes de l'Etat et celle des comptes du régime général de la sécurité sociale puissent cheminer parallèlement. Pour peu que les organismes nationaux suivent, nous devrions ainsi parvenir à réduire d'un mois le calendrier actuel.
J'en viens à nos constats. Vous savez que la Cour est amenée à adopter, en chambre du conseil, neuf positions, sur les neuf comptes soumis à sa certification : les comptes combinés de la branche maladie et de la branche AT-MP (accidents du travail et maladies professionnelles), ceux de la branche famille, de la branche vieillesse, de l'activité de recouvrement et ceux, enfin, des quatre caisses nationales qui couvrent l'activité de ces branches. Pour la troisième année consécutive, nous avons prononcé une certification assortie de réserves, ce qui succède à une période beaucoup plus heurtée durant laquelle il nous est arrivé de prononcer des refus ou des impossibilités.
Nous émettons le même nombre de réserves qu'en 2014, soit 33, mais elles ne sont pas toutes identiques. Nous avons ainsi été amenés à lever deux réserves sur les comptes de la branche famille, tandis que nous prononcions, en revanche, deux réserves supplémentaires sur ceux de la branche maladie. Au-delà, nous avons pu lever 55 points d'audit, nos observations ayant été prises en compte par les organismes concernés.
Sur la branche maladie, la Cour avait, en 2014, prononcé quatre réserves ; elle a levé huit points d'audit en 2015, mais prononcé cinq réserves, les mêmes, pour une part, que l'année précédente. La première concerne les insuffisances du dispositif de contrôle interne et l'insuffisante fiabilité des contrôles. La Cour relève des progrès, comme le déploiement d'un nouveau dispositif de contrôle interne - qui cependant, étant intervenu en cours d'exercice, n'a pas encore pris son plein effet. Elle note, en matière de contrôle interne, un sujet nouveau : l'intégration, dans les comptes de l'assurance maladie, des créances et dettes internationales liées aux soins prodigués à nos concitoyens à l'étranger. Ce dispositif était auparavant géré par un organisme spécialisé, le Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (Cleiss), qui a transféré ses dettes et créances à la Cnam : il est apparu, à cette occasion, une grande faiblesse du contrôle interne sur ce dispositif. Nous nous sommes également penchés, comme par le passé, sur la lutte contre la fraude. On observe des progrès, mais qui restent lents, et la fraude détectée demeure minime.
La deuxième réserve de la Cour concerne le règlement des factures présentées par les établissements de santé au titre des actes et consultations externes, désormais facturés non plus en masse mais individuellement par les hôpitaux à l'assurance maladie. A l'occasion de ce changement de dispositif, de très graves insuffisances dans la qualité de la facturation établie par les hôpitaux sont apparues, le taux d'erreurs et d'anomalies approchant 4 %. Certes, ces actes ne représentent qu'une part modeste de l'activité hospitalière, de l'ordre de 3 milliards d'euros, mais il est encore une étape à venir, celle de la facturation individuelle des séjours. Si cette facturation - en médecine, en chirurgie, en obstétrique...- devait se heurter aux mêmes insuffisances, l'effet en serait bien plus considérable. Nous avons donc entendu, en émettant cette réserve, appeler l'attention sur ce point.
Notre troisième réserve, déjà exprimée l'an dernier, concerne les insuffisances du contrôle interne sur les prestations en espèce, et en particulier les indemnités journalières. La Cnam procède depuis deux ans, à notre demande, à des tests de reliquidation sur échantillon, contrôlés par des spécialistes extérieurs. Or, pour les indemnités journalières, le taux d'erreur relevé sur cet échantillon a été de 14,4 %, en augmentation de trois points par rapport à 2014, pour un enjeu financier évalué, selon l'intervalle de confiance que l'on retient, entre 227 et 380 millions. C'est considérable. Le contrôle interne sur les pensions d'invalidité souffre des mêmes insuffisances, mais à des niveaux inférieurs.
La quatrième réserve est relative à la justification des comptes. Nous avons constaté un certain nombre de progrès dans les estimations et justifications comptables, mais noté une incertitude nouvelle liée à l'intégration des comptes de la branche maladie du régime social des indépendants (RSI) dans celle du régime général. Vous savez qu'au bénéfice de la suppression de la C3S (contribution sociale de solidarité des sociétés), qui assurait l'équilibrage automatique de la branche maladie et de la branche vieillesse du RSI, les comptes de sa branche vieillesse ont été intégrés à la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) et ceux de la branche maladie à la Cnam. Or, la qualité du contrôle interne du RSI est mauvaise, si bien que nous manquons de certitude quant à la qualité de ce qui est ainsi transféré.
Enfin, notre dernière réserve, récurrente, concerne le contrôle interne des prestations en nature - soit celles délivrées par les professionnels de santé et prises en charge par l'assurance maladie. Nous procédons, là aussi, à des tests de reliquidation, qui font apparaître un niveau élevé d'erreurs, dont l'incidence peut être évaluée entre 800 millions et 1,3 milliard. Certaines professions sont plus particulièrement concernées : les transporteurs sanitaires, les masseurs-kinésithérapeutes, les pharmaciens. Les contrôles ciblés pratiqués par l'assurance maladie font de fait apparaître chez ces professionnels des problèmes de facturation à incidences lourdes.
Pour ce qui concerne la branche AT-MP, la Cour reconduit ses réserves de l'an passé et en ajoute une nouvelle, relative elle aussi à la facturation des hôpitaux.
S'agissant de la Cnam, les deux réserves que nous avions émises en 2014 sont reconduites en 2015, auxquelles nous avons eu la mauvaise surprise de devoir ajouter une troisième, d'ordre conjoncturel : la caisse primaire d'assurance maladie du Morbihan, héritière des actions du Cleiss, a connu un déficit qui, s'il a bien été repris dans les comptes de la branche, ne l'a pas été dans les comptes de la Cnam.
J'en arrive à la branche famille. Je n'userai de l'expression qu'entre guillemets, car nous ne sommes pas à une remise de prix, mais je dois dire que nous étions coutumiers de la voir se comporter comme le « mauvais élève de la classe ». Et nous avions eu l'occasion de vous faire part de notre inquiétude face au déni dans lequel la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) semblait parfois se cantonner. Cette année, nous avons eu la satisfaction de constater qu'elle commençait à en sortir. La qualité de l'annexe aux comptes nous a permis de lever une réserve, et nous avons constaté de réels progrès dans certaines estimations et justifications comptables. Nous avons donc, là aussi, levé la réserve : ne reste qu'un point problématique, que nous avons rangé sous une autre réserve. Surtout, nous avons pu lever vingt points d'audit. Alors que nous avions été amenés à refuser la certification à différentes reprises, la Cnaf a commencé à s'ébrouer - avec une vivacité qui tient sans doute plus du percheron que du pur-sang, puisqu'il lui aura fallu dix ans, mais c'est tout de même une excellente nouvelle.
Sans que tout soit parfait en matière de contrôle interne, on enregistre des avancées, avec la mise en place, en 2015, d'une nouvelle cartographie des risques. Même chose pour la détection des anomalies et la lutte contre la fraude, même si les marges de progrès restent encore très larges. Nous avons constaté, en particulier, une pratique très lâche de la durée de prescription, qui améliore certes les comptes mais en émoussant les difficultés : la Cnaf considère que les prestations indues sont prescrites sous trois ans, quand la réglementation prévoit un délai de cinq ans.
Le dispositif de la branche famille touchant au contrôle interne des prestations légales s'est amélioré. Comme nous l'avions souhaité, la Caisse a mis en place un nouvel indicateur de mesure, qui se subdivise en deux éléments. Le premier concerne les données entrantes. Vous savez que la liquidation des prestations familiales suppose que la Cnaf reçoive des informations de la DGFiP, des services fiscaux, de Pôle emploi, etc. Or, les indicateurs de données entrantes font apparaître un taux d'anomalie très élevé, de l'ordre de 5 %, soit quelque 3,5 milliards - ce qui n'est pas rien. Le second volet d'indicateurs concerne les données métiers. Il mesure, en somme, la qualité de la liquidation par les techniciens des caisses d'allocations familiales. Ces données font apparaître un taux d'anomalie de 1,22 %, ce qui représente, là aussi, un enjeu financier non négligeable.
Quelques écueils demeurent également en matière de contrôle sur les prestations d'action sociale, liés aux faiblesses du système d'information et aux insuffisances du contrôle interne. A quoi s'ajoute une autre difficulté, qui justifie, comme chaque année, une réserve, même si son intensité diminue : la gestion des prestations familiales a été historiquement déléguée à d'autres organismes. Parmi les grandes entreprises publiques, la SNCF et la RATP sont rentrées dans le droit commun en 2015, mais il reste des incertitudes quant à la qualité de la liquidation des prestations familiales par la Mutualité sociale agricole (MSA).
S'agissant de la Caisse nationale, sur les trois réserves prononcées en 2014, il n'en reste que deux en 2015 puisque nous avons pu lever celle qui concernait l'annexe aux comptes.
La branche vieillesse a, dans la période récente, progressé d'année en année. Si nous maintenons, comme en 2014, quatre réserves, nous avons pu lever un important point d'audit. La Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav), après plusieurs années d'efforts, a mis en place une comptabilité auxiliaire qui permet de retracer les opérations par bénéficiaire. Ce travail, considérable, remédie à une véritable difficulté : la rupture de la piste d'audit pour la justification des écritures comptables. Cela témoigne qu'en y mettant de la ténacité, les caisses nationales se mettent en situation, selon une trajectoire pluriannuelle, de lever des difficultés.
Quant à nos réserves, du même ordre que l'an dernier, elles portent sur la faiblesse du contrôle interne et l'insuffisance des justifications comptables. S'agissant du contrôle interne, cependant, nous notons un progrès substantiel, qui devrait se poursuivre : pour la première fois, la Cnav a cherché à mesurer l'incidence des erreurs de liquidation des pensions au-delà de la seule première année, sur toute la durée de service de la pension. C'est un progrès à saluer. Quand nous émettions, en 2014, trois réserves sur la Cnav, nous n'en émettons plus que deux en 2015 puisque l'établissement public national a amélioré un certain nombre de ses processus.
Dernier volet du contrôle, l'activité de recouvrement, sur laquelle nous émettons, comme en 2014, quatre réserves, mais avec des différences quant au fond. L'Acoss a beaucoup progressé sur certains points concernant les justifications et les destinations comptables. Nous avons ainsi pu lever 23 points d'audit. En revanche, en approfondissant nos travaux, nous avons découvert de nouvelles difficultés, relatives au recouvrement des cotisations des travailleurs indépendants. Nous avons ainsi constaté que l'Acoss et le RSI faisaient, dans le cadre de l'interlocuteur social unique, une application erronée du mode de calcul des taxations d'offices, soit les cotisations appelées lorsque l'assuré ne les règle pas de lui-même. La réglementation prévoit en effet un dispositif de pénalisation, qui permet aux organismes de sécurité sociale d'appeler, dans ce cas, des cotisations majorées. Mais l'Acoss et le RSI ont appliqué cette réglementation, pourtant fort claire, de manière irrégulière, ce qui s'est traduit par des surcroîts de majoration, pour un montant élevé, de l'ordre du milliard d'euros selon nos estimations - que l'Acoss n'a pas contestées.
Par ailleurs, nous constatons les mêmes difficultés en matière de contrôle et d'audit interne. Il reste également des soucis en matière de justification comptable, même si beaucoup ont été levés. Les comptes de l'Acoss font ainsi l'objet de trois réserves, comme en 2014.
Telle est la synthèse de nos positions, que je me suis efforcé de faire aussi claire que possible, malgré la technicité du sujet. Je dirai, pour conclure, que nous décernons les encouragements...