Le système allemand de régulation de la médecine de ville dispose cependant d'éléments de souplesse qui permettent de le faire évoluer au-delà du strict maintien de l'équilibre.
Tout d'abord, le système allemand dégage des excédents : le premier élément de souplesse dont il dispose est donc la possibilité de les répartir. Ainsi, les franchises médicales, mises en place en 2009 pour réguler la consommation de soins, ont été supprimées car insuffisamment efficaces et financièrement non nécessaires. Or, on sait qu'en France, quel que soit le débat sur l'utilité des franchises, il n'est pas financièrement possible de se priver de l'économie qu'elles constituent.
Surtout, le mode de gestion de l'assurance maladie, s'il est consensuel en Allemagne, n'est pas exempt de débats et n'est pas figé. Le tiers payant qui est la règle pour les soins comme d'ailleurs pour les médicaments est, par exemple, régulièrement contesté par les médecins. Au cours des trente dernières années, il a été successivement mis en place, supprimé, puis rendu obligatoire à nouveau. La répartition des niveaux de négociation entre les Länder et les unions fédérales a elle aussi évolué dans le temps. Enfin, le législateur, s'il n'a jamais remis en cause l'autonomie de gestion et de négociation des caisses et des unions de médecins, est intervenu à plusieurs reprises pour faire évoluer le système, notamment en 2009 pour interdire les déficits et mettre les caisses en concurrence.
Les différents Länder ont par ailleurs la possibilité d'adapter au niveau local la nomenclature des actes définie au niveau fédéral, notamment en faisant varier la valeur des points associés à chaque acte médical. Il semble cependant que cette possibilité soit peu utilisée : à l'heure actuelle, seuls les Länder de Hambourg et de Essen ont fait jouer cette faculté.
Il faut également dire un mot de l'assurance privée, qui joue en Allemagne un rôle d'équilibre. Les actes qui lui sont facturés constituent en moyenne 30 % du revenu des médecins allemands, alors qu'elle couvre moins de 10 % des assurés. Cette différence s'explique par l'écart de tarifs entre la nomenclature de l'assurance légale et celle de l'assurance privée. L'assurance privée permet de mieux rémunérer les médecins hors enveloppe, et contribue ainsi de fait au maintien de l'équilibre du régime d'assurance légale. Les représentants de l'assurance privée considèrent donc que, au travers des tarifs supérieurs qui leur sont imposés -et qui imposent par ricochet des primes élevées à leurs adhérents-, ils subventionnent l'assurance légale à hauteur de 12 milliards d'euros par an.
Le caractère limitatif de l'enveloppe de soins de ville connaît par ailleurs un certain nombre d'exceptions au sein même de l'assurance légale. Il existe, d'une part, une rémunération propre pour les actes destinés à la prise en charge d'épidémies. D'autre part, un financement spécifique est négocié pour les actes que les pouvoirs publics souhaitent, soit promouvoir durablement comme la vaccination, soit développer avant de les intégrer, éventuellement, dans l'enveloppe globale. Il en est ainsi, par exemple, de la chirurgie ambulatoire.
Ces éléments de souplesse viennent donc tempérer les contraintes inhérentes au mode de gestion allemand. Il faut par ailleurs ajouter que l'ampleur de l'écart de rémunération entre médecins en France et en Allemagne n'est sans doute pas étranger à l'acceptation des contraintes inhérentes au système de gestion allemand : selon la Cour des comptes, la rémunération moyenne des médecins généralistes était en 2011 supérieure de 68 % en Allemagne à ce qu'elle était en France, et celle des spécialistes de 36 %.
Faut-il donc que la France adopte les modes de régulation de la médecine de ville, tels qu'ils existent en Allemagne ?
En France, le rapport entre les médecins, les caisses et l'Etat est historiquement très différent de ce qu'il est en Allemagne. Transposer des mécanismes sans prendre en compte cet élément fondamental serait voué à l'échec. Il n'est en fait ni possible, ni souhaitable, de bouleverser le système conventionnel actuel en mettant en place une enveloppe fermée pour la médecine de ville. Plusieurs mécanismes peuvent cependant trouver leur place dans l'évolution de notre système de santé tel qu'il se dessine au travers des différentes réformes qui se sont succédé depuis la loi HPST.
Il faut cependant tout d'abord prendre conscience des limites du système allemand, qui comporte plusieurs éléments d'inégalité et de fragilité.
En premier lieu, des inégalités existent, dans le système allemand, entre assurés de l'assurance maladie légale et clients de l'assurance privée qui sont, semble-t-il, mieux pris en charge. L'arbitre national qui intervient en cas d'absence d'accord entre les caisses et les médecins nous a indiqué que les patients de l'assurance privée sont particulièrement recherchés par les médecins, et obtiennent des rendez-vous en priorité. Une autre de nos interlocutrices nous a même fait part de salles d'attentes distinctes dans certains cabinets entre les deux catégories de patients.
Le panier des soins pris en charge par le régime légal est plus réduit en Allemagne qu'en France : il ne comporte ni l'optique, ni le dentaire, ni certains médicaments. On assiste donc à un développement de l'assurance privée pour couvrir ces coûts : or, la sélection des risques par les assureurs est forte, et entraîne pour certaines personnes des refus d'assurance ou des difficultés à payer les primes.
Par ailleurs, l'Allemagne connaît, comme la France, un problème de déserts médicaux. Pour y remédier, un système de conventionnement sélectif a été mis en place. Nos interlocuteurs allemands ont cependant fait le constat qu'il ne parvient pas à résoudre, d'une part, le manque de spécialistes et de généralistes dans les Länder de l'Est dont la population a baissé, et, d'autre part, l'excédent d'offre dans les Länder plus dynamiques de l'Ouest. En effet, si le conventionnement sélectif permet d'empêcher l'implantation de nouveaux médecins dans les zones sur-denses, il ne parvient pas à l'imposer dans les zones sous-denses. On constate, en fait, une fuite des médecins vers d'autres formes d'exercice, ou une implantation à la frontière des zones sur-denses.
Enfin, le fait est connu, le défi démographique auquel fait face l'Allemagne rend précaire ses excédents en matière d'assurance maladie. Le vieillissement de la population, l'augmentation du nombre de maladies chroniques et celle, tendancielle, du coût des soins suscitent l'inquiétude, à moyen terme, des autorités allemandes. L'une des raisons du pilotage de l'assurance maladie à l'équilibre tient à la perception que, bientôt, les coûts de santé de la population allemande vont augmenter d'une manière plus que proportionnelle à ses revenus, surtout si la base des actifs qui cotisent au régime légal d'assurance maladie se réduit.
L'Allemagne, qui a déjà connu des périodes de déficit de l'assurance maladie, pourrait donc être amenée à connaître, à nouveau, des pressions fortes si les coûts dérapent et que l'augmentation des cotisations ne peut pas suivre.
Le système allemand n'est donc pas supérieur au système français. Il est cependant permis de s'interroger sur les éléments qui pourraient en être transposés dans notre système.
Il faut tout d'abord insister sur une différence fondamentale entre nos deux systèmes : là où l'Allemagne a choisi de conduire le pilotage de l'assurance maladie par l'équilibre, la France a choisi de mener un pilotage par la maîtrise de la dépense au travers de l'Ondam. Le premier a des résultats immédiats mais sévères ; le second a des résultats plus progressifs, qui tendent à faire porter sur les générations futures le poids des soins consommés par leurs aînés - ce qui est un choix que l'Allemagne ne peut se permettre, et que la France ne devrait pas se permettre.
Le système allemand permet, même si cela donne lieu à d'importants débats, d'effectuer des choix qui, en France, n'ont jamais été explicitement faits. Ainsi en est-il du retrait de l'optique et du dentaire du panier de soins.
Plusieurs évolutions récentes dans l'organisation des soins rendent néanmoins intéressants les outils de régulation du système allemand.
Si la tentative de 1993 montre qu'il n'est pas possible de créer ex nihilo des unions de médecins sur le modèle allemand, le rôle que prennent progressivement les URPS comme interlocutrices des agences régionales de santé pourrait ouvrir la possibilité d'une régulation de l'activité des praticiens par leurs pairs.
Le président de la sixième chambre de la Cour des comptes a par ailleurs insisté sur l'ampleur de l'information désormais disponible sur l'activité des médecins, qui permet de mettre en place des instruments de régulation correspondant effectivement aux pratiques de chacun et donc plus acceptables que les mécanismes de sanctions collectives envisagés en 1995 par la réforme dite « Juppé ». Les caisses et les unions de médecins allemands partagent l'ensemble de l'information sur les soins effectués en ville, ce qui permet une régulation fine du secteur et met chaque praticien face à ses responsabilités ; il n'y a donc pas de risque de sanctions collectives et par nature injustifiées. Élaborer avec les médecins français des mécanismes de suivi à partir de données accessibles par tous garantirait une plus grande transparence des pratiques, et donc une meilleure implication des praticiens dans la gestion de leurs actes. Sans doute la part du budget de l'assurance maladie désormais dévolue aux ARS pourrait-elle être mise au service du développement de tels outils et permettre une plus grande interaction avec les URPS.
Un rapprochement entre les caisses d'assurance maladie est également en cours en France. Il s'effectue au travers de l'alignement des prestations servies, et de la centralisation de la gestion de l'affiliation, progressivement confiée à la Cnam au travers de la protection universelle maladie (Puma).
Faut-il responsabiliser davantage les caisses dans la gestion de l'assurance maladie, notamment par l'ajustement du taux de cotisation, et leur permettre de passer des contrats avec certains médecins en dehors du cadre conventionnel, comme cela existe en Allemagne ? Incontestablement l'un ne peut pas aller sans l'autre, mais une telle évolution semble de nature à remettre en cause la confiance qui s'instaure progressivement dans le dialogue conventionnel.
La question de la responsabilisation des caisses pose surtout celle de leur gouvernance. Il ne fait pas mystère que les partenaires sociaux français ne gèrent plus l'assurance maladie : c'est le directeur général, nommé par le Gouvernement, qui en est responsable. La loi de modernisation de notre système de santé a par ailleurs consacré le fait que c'est le ministre qui fixe les orientations de l'assurance maladie pour la négociation conventionnelle. Il ne paraît pas réaliste de vouloir revenir en arrière.
S'il paraît difficile d'envisager une plus forte responsabilisation des caisses à moins de revoir leur gouvernance, il peut être utile, au niveau régional, de développer les moyens d'information des médecins, pour que les URPS et les ARS participent ensemble à une meilleure connaissance et à une meilleure gestion de la médecine de ville. Cette connaissance ne doit pas avoir uniquement pour but de mieux gérer les dépenses de médecine de ville, mais aussi et peut-être surtout de mieux adapter les pratiques aux besoins de santé de la population, et ainsi de parvenir à une gestion commune par les financeurs et les praticiens de l'innovation au service des patients.
Une dernière réflexion résulte de notre déplacement en Allemagne. Nous avons été frappés par le besoin de coopération entre nos pays sur les questions de santé, que ce soit en matière de médicament ou même pour établir un dialogue entre les différents régimes. Si les caisses allemandes nous ont paru demandeuses d'un tel échange, le ministère allemand de la santé reste sur ses positions nationales malgré les tentatives faites par Marisol Touraine et ses services pour définir des positions communes sur le prix des médicaments innovants. On ne peut que le regretter. Nouer le dialogue avec les autorités allemandes sur les enjeux de la médecine de ville et de l'assurance maladie paraît plus que jamais nécessaire.
Nous vous remercions.