Intervention de François Pillet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 6 juillet 2016 à 9h20
Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à l'heure d'internet — Examen du rapport d'information

Photo de François PilletFrançois Pillet, rapporteur :

Il faut également adapter le régime de prescription des délits de presse à la spécificité d'Internet. En effet, Internet accroît la persistance des contenus dans l'espace public et les rend plus accessibles.

Les systèmes dits pertinents de suggestion de termes et de mots clés sont susceptibles de faciliter, si ce n'est d'entraîner, la diffusion de propos susceptibles de constituer une infraction. Ainsi, dans un arrêt du 14 décembre 2011, la Cour d'appel de Paris a condamné Google Inc. pour injure publique en raison de suggestions qui associaient le terme « escroc » à la raison sociale d'une société.

L'utilisation des algorithmes sur les réseaux sociaux entraîne également une large rediffusion. Ces systèmes se fondant sur l'influence potentielle d'un message, plus ce dernier est vu, plus sa durée de vie et sa mise en valeur par le réseau sera prolongée.

Enfin, l'indexation automatique ou forcée de pages internet par les moteurs de recherche augmente la portée des messages et réduit la faculté de les supprimer en raison des duplications qu'elle facilite.

Cet état de fait remet en cause la justification d'une courte prescription - trois mois - qui repose, en partie, sur le caractère éphémère et temporaire d'un écrit ou d'une parole, et appelle un traitement différencié pour le délai de prescription des infractions sur Internet. En 2008, M. Marcel-Pierre Cléach avait déposé au Sénat une proposition de loi visant à porter à un an la prescription pour les délits de presse commis sur Internet, sauf quand le contenu concerné a déjà été diffusé par la presse papier et audiovisuelle. Adopté le 4 novembre 2008 par le Sénat, ce texte n'a pas encore été examiné par l'Assemblée nationale. S'il semble justifié d'allonger les délais de prescription pour les délits d'injure et de diffamation publiques, même non aggravées, la question est moins évidente pour les contraventions d'injure et de diffamation non publiques.

La question des délais de prescription est indissociable de la fixation du point de départ de la prescription. Dans un arrêt du 15 décembre 1999, la Cour d'appel de Paris considérait encore les infractions de presse commises sur Internet comme des délits continus en raison de la persistance des contenus sur Internet. Néanmoins, par quatre arrêts, la Cour de cassation a réaffirmé que le délai de prescription de l'action publique courrait à compter du jour où « le message a été mis en place pour la première fois à la disposition des utilisateurs ».

Première difficulté : la prescription de l'action publique peut être acquise alors que l'écrit est toujours en ligne. Constatant la position de la Cour de cassation, les juges du fond ont développé d'autres jurisprudences visant à repousser le point de départ du délai de prescription sans pour autant assimiler les délits de presse à des infractions continues. Ainsi, à propos de la vente aux enchères en ligne sur le site Yahoo d'insignes nazis, la 17ème chambre du tribunal correctionnel de Paris avait considéré en 2002 que le point de départ de la prescription se situait à compter du premier jour de la mise à disposition de l'objet, mais que chaque mise à jour constituait une infraction nouvelle. De même, la Cour d'appel de Nancy a considéré en 2005 que « chaque mise à jour constitue une réédition ».

Cependant, dans deux décisions du 19 septembre 2006 et du 6 janvier 2009, la chambre criminelle de la Cour de cassation affirme qu'en application de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881, la prescription court à partir de la première mise en ligne, même lorsque le support fait l'objet d'une mise à jour, et qu'une nouvelle publication suppose « la mise à disposition du public d'un message illicite sous une forme nouvelle (réédition) ou sur un nouveau support (reproduction) et ne se résume pas en l'amélioration de la publicité qui entoure la diffusion déjà en cours de ce message ». Si cette jurisprudence est incontestablement conforme au principe de stricte interprétation de la loi pénale, elle heurte l'objectif légitime de la répression des infractions. Lors de l'examen de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, le Parlement avait fixé le point de départ du délai de prescription d'un message diffusé exclusivement en ligne à la date de la fin de la mise à disposition au public de ce message. Le développement massif de réseaux sociaux et de technologies de l'information accessibles à tous nous impose de faire évoluer la jurisprudence : en 2004, Twitter n'existait pas et Facebook venait d'être fondé.

Plusieurs de nos propositions définissent un régime de responsabilité plus équilibré et plus adapté à Internet.

Nous estimons nécessaire d'établir des règles de déontologie communes à l'ensemble des journalistes professionnels L'absence de telles règles et d'une structure professionnelle veillant au respect des principes posés est particulièrement regrettable dans un contexte où l'information accessible sur Internet est toujours plus abondante et où les difficultés liées à la propagation d'informations non vérifiées se sont aggravées. Sur Internet, la mise en place de telles règles aurait pour effet de conforter le statut des journalistes professionnels en les valorisant et en les distinguant clairement des auteurs de contenus non-professionnels.

Il semble également indispensable de redéfinir un régime de responsabilité spécifique. Le régime de responsabilité en cascade est difficile à appliquer à Internet en raison de l'anonymat des auteurs ou de la porosité des fonctions exercées par les acteurs. Il ne permet pas d'obtenir véritablement une réparation du préjudice causé. Dès lors, la conciliation des principes de liberté d'expression et de communication, d'égalité et de droit d'agir en responsabilité pour obtenir la réparation d'un dommage pourrait justifier de limiter le régime de responsabilité en cascade aux seuls contenus publiés par des auteurs professionnels -astreints à des obligations de publicité et d'identification sur le site - et, dans les autres cas, d'y substituer un régime permettant de rechercher directement la responsabilité de l'auteur non professionnel. À l'exception du mécanisme de responsabilité en cascade, les autres règles de la loi de 1881 seraient néanmoins applicables aux éditeurs non-professionnels de contenus.

En second lieu, pour mieux poursuivre un auteur non-professionnel de contenus, les obligations de collecte des éléments d'identification par le fournisseur d'accès ou l'hébergeur doivent être renforcées. Il pourrait également être précisé dans la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) que ses dispositions s'appliquent à tout prestataire, même étranger, ayant une activité même secondaire en France ou y fournissant des services gratuits. D'une manière plus générale, il faut simplifier le régime de notification d'un contenu litigieux à un hébergeur.

Enfin, les catégories définies par la LCEN numérique ne sont plus adaptées aux réalités d'Internet. La multiplication d'acteurs nouveaux sur Internet 2004 - en particulier l'apparition des réseaux sociaux et leur développement particulièrement dynamique -pourrait justifier de les intégrer dans le dispositif de responsabilité en cascade.

La jurisprudence a apporté des réponses ponctuelles en assimilant par exemple un réseau social à un hébergeur : la Cour de cassation a considéré qu'un moteur de recherche était un hébergeur, tout comme les plates-formes de vidéos en ligne. Plus récemment, la Cour d'appel de Paris a considéré que Wikimedia, qui est un portail regroupant des sites d'informations, dont Wikipedia, était un hébergeur et non un éditeur de contenus. La définition de l'hébergeur n'est pas simplifiée par ces positions jurisprudentielles, et une clarification législative s'impose.

Nos trois dernières propositions visent à mieux appliquer sur Internet des dispositifs de droit commun et à réparer effectivement les préjudices nés de délits de presse.

En premier lieu, il faut adapter le droit de réponse en augmentant le délai dont dispose une personne pour demander un droit de réponse sur Internet, par cohérence avec l'augmentation des délais de prescription. La réparation du préjudice par l'insertion de la décision sur le site sur lequel l'infraction a été commise, sur le modèle de ce qui existe en matière de presse écrite, n'existe pas sur Internet. En effet, la Cour de cassation a censuré un arrêt en ce sens au motif qu'une telle peine complémentaire n'était pas prévue par la loi du 29 juillet 1881. Par une construction intellectuelle un peu fragile, on a appliqué la loi de 1881 à des situations qu'elle n'avait par définition pas envisagées... Une telle peine pourrait toutefois constituer une forme de réparation morale du dommage causé et mettre fin au conflit. Le Conseil d'État, dans son rapport relatif au numérique de 1998, l'avait d'ailleurs suggéré.

De nouveaux outils juridiques sont apparus pour lutter contre les dommages faits à la réputation. Depuis la décision du 13 mai 2014 de la Cour de justice de l'Union européenne sur le droit au déréférencement, nombre de praticiens s'interrogent sur la place à donner aux outils de la loi Informatique et libertés du 6 janvier 1978 et à ceux du droit européen, notamment le règlement 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard des données à caractère personnel, qui garantissent un droit d'opposition de rectification et d'effacement des données à caractère personnel, incorrectes, équivoques ou périmées.

Or, l'article 67 de la loi du 6 janvier 1978 précise que son texte ne fait pas obstacle à l'application des dispositions du code civil, des lois relatives à la presse écrite ou audiovisuelle et du code pénal, qui prévoient les conditions d'exercice du droit de réponse et qui préviennent, limitent, réparent et, le cas échéant, répriment les atteintes à la vie privée et à la réputation des personnes.

L'articulation entre les différentes lois est donc incertaine, comme le montre l'ordonnance de référé du 13 mai 2016 du tribunal de grande instance de Paris relative à Google Inc. ou, à l'inverse, la décision du 12 mai 2016 par laquelle la première chambre civile de la Cour de cassation a estimé que la suppression d'une information personnelle erronée sur le site internet d'un organe de presse ou même la restriction de l'accès à cette information par un déréférencement sur le fondement du droit à l'oubli, « excédait les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse ».

La loi du 6 janvier 1978 est parfois privée d'effet en raison de la primauté de la loi du 29 juillet 1881 qui ne peut être contournée par la jurisprudence. Nombre d'ordonnances du tribunal de grande instance de Paris relèvent ainsi la nullité d'assignations de moteurs de recherche à des fins de suppression de liens, formulées sur le fondement du droit à l'oubli, au motif que « les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être contournées ».

Cela impose un formalisme excessif. L'application effective du droit des données personnelles semble plaider pour une révision de la loi du 6 janvier 1978 affirmant le droit au retrait et à l'effacement des données. Dès 2009, M. Yves Détraigne et Mme Anne-Marie Escoffier plaidaient pour la reconnaissance d'un droit à l'oubli qui pourrait s'exercer à tout moment devant le juge.

Notre dernière proposition vise à permettre la réparation du préjudice né d'un délit de presse sur le fondement de l'article 1382 du code civil. Si l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen souligne que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme », il précise également que tout citoyen doit également répondre des « abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». La responsabilité de tout citoyen à répondre des préjudices qu'il occasionne par un abus de la liberté d'expression n'est pourtant pas établie en droit français, l'action civile en matière de presse étant sujette à de nombreuses contraintes.

En effet, la Cour de cassation a progressivement appliqué aux assignations en matière de presse devant le juge civil l'ensemble des contraintes procédurales de la loi de 1881. Elle a même appliqué à une assignation délivrée devant le juge civil l'exigence, posée par l'article 53 de cette loi, selon laquelle, à peine de nullité, une citation doit être adressée au préalable au ministère public, qualifier le fait incriminé et préciser le texte applicable.

Si l'application de cet article 53, y compris dans les procédures de référé civil, n'est pas apparue manifestement déséquilibrée au Conseil constitutionnel, elle freine indéniablement le droit à la réparation. Ce mouvement a été amplifié par deux arrêts de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 12 juillet 2000 excluant toute autre réparation que celle associée à la condamnation pour une infraction de presse. Le champ possible de la réparation a une nouvelle fois été réduit par un arrêt de 2005 excluant également l'application de l'article 1382, même en l'absence d'infraction à la loi sur la presse susceptible de qualifier l'abus de la liberté d'expression en cause.

Cette éradication totale de la responsabilité civile de droit commun dans le champ de la liberté d'expression est très critiquée par la doctrine. Cette conception restrictive de la sanction des abus de la liberté d'expression va à l'encontre de l'intention des rédacteurs de la loi du 29 juillet 1881, dont les principales contraintes procédurales ont été écrites pour les seules actions répressives. « L'action civile devant les tribunaux civils ne peut être évidemment régie que par les règles du code de procédure civile » écrivait Georges Barbier dans le Code expliqué de la presse, en 1911. Cette jurisprudence offre de facto une immunité aux auteurs de fautes manifestes et prive les victimes d'un droit naturel à réparation. Sans fondement légal, elle prive d'un accès au juge pour établir une responsabilité civile pour faute, au nom de la supériorité de la liberté d'expression sur les droits de la personnalité, dont le droit à la vie privée. Cet état du droit entraine des effets surprenants, puisque les personnes attraites devant le juge civil préfèrent reconnaître l'existence d'un délit de presse - relevant du droit pénal - afin de bénéficier de la prescription trimestrielle et d'éviter d'être assignées !

Afin d'assurer un plus juste équilibre entre la liberté d'expression et les droits de la personnalité, notamment le droit à la vie privé, il est nécessaire d'autonomiser le régime de responsabilité civile, sur le fondement de l'article 1382 du code civil, pour l'ensemble des abus de la liberté d'expression.

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