Intervention de Élisabeth Lamure

Délégation sénatoriale aux entreprises — Réunion du 7 juillet 2016 : 1ère réunion
Présentation par mme élisabeth lamure du rapport de synthèse des rencontres d'entreprises effectuées par la délégation durant l'année parlementaire 2015-2016

Photo de Élisabeth LamureÉlisabeth Lamure, présidente :

Au terme de cette année parlementaire, il me paraît utile de faire connaître le fruit des nombreux échanges que nous avons pu avoir avec les entreprises au fil de nos rencontres. Après un premier rapport publié l'année dernière portant sur les six premiers mois de notre délégation, nous avons fait de nouvelles rencontres qui nous ont permis d'appréhender de nouvelles thématiques.

C'est la raison pour laquelle je vous propose de publier un rapport de synthèse, qui rassemble les comptes-rendus des déplacements que nous avons faits dans les territoires cette année, ainsi que le compte-rendu de la Journée des entreprises que nous avons organisée le 31 mars dernier au Sénat. Mes collègues Guy Dominique Kennel, Valérie Létard, Jérôme Durain, Claude Nougein et Patricia Morhet-Richaud, qui nous ont accueillis cette année dans leurs départements et que je remercie à nouveau, sont invités à cosigner ce rapport avec moi.

Que nous ont dit les entreprises cette année ? Pour résumer, je dirais que quatre grands sujets de préoccupation ressortent :

1. les lourdeurs administratives, à la fois en raison de l'accumulation des normes, de l'instabilité réglementaire, de la complexité des marchés publics, et de l'éloignement culturel entre l'entreprise et l'administration ;

2. l'inadéquation plus spécifique du droit du travail aux besoins des entreprises ;

3. le poids de la fiscalité et des charges ;

4. la forte concurrence européenne et mondiale.

Le premier point saillant de nos échanges avec les entrepreneurs, c'est assurément leur relation difficile avec le fonctionnement administratif. Cela tient d'abord au trop-plein qu'elles expriment à l'égard du nombre de règles à respecter, nombre qui ne va qu'en augmentant. « On en rajoute sans en enlever », « on a une loi nouvelle tous les 15 jours »... Ce maquis est qualifié d'inhumain et la plupart des entrepreneurs se résignent à être des « délinquants en puissance », voire des « hors-la-loi » car ils n'arrivent plus à appliquer ces normes. « Où est passé le choc de simplification ? » nous a-t-on encore dit jeudi dernier dans les Hautes-Alpes. Souvent, ces règles partent de bonnes intentions : protéger la santé des salariés, l'environnement ou bien le patrimoine... Mais cela en devient absurde, comme par exemple verser un chèque santé à un vendangeur qui travaille une semaine. Le compte pénibilité ou le compte personnel de formation sont des exemples de bonnes idées, inapplicables sur le terrain. La construction devient très coûteuse : 4 000 normes sont à respecter, sans compter les autorisations requises pour tout aménagement commercial, délivrées au bout de cinq ans !... Les entrepreneurs nous ont aussi fait connaître plusieurs cas de surtransposition française de nos obligations européennes. Cela renchérit les coûts et disqualifie nos entreprises sur les marchés : normes européennes en matière de poussières deux à cinq fois plus basses que les normes françaises, charge à l'essieu plus basse en France pour les camions à quatre essieux que dans les pays voisins... Et l'application de ces normes semble aveugle: ainsi, en zone de montagne, la saisonnalité et la pente devraient être prises en compte, par exemple pour l'accessibilité ou la durée des formations professionnelles proposées aux saisonniers. Paradoxalement, plusieurs dénoncent le manque de cohérence entre régions dans l'appréciation des textes : ainsi, dans les Hautes Alpes, on compterait autant de lectures que de massifs !

Une deuxième source de difficultés dans les relations entre les entreprises et le système administratif tient à la complexité des dossiers à fournir pour candidater à des marchés publics. Pas plus tard que jeudi dernier à Tallard, ICARIUS nous indiquait qu'employer un technicien aéronautique signifiait l'emploi d'un administratif en conséquence... Cette société nous a même dit que la complexité administrative des marchés publics l'obligeait à candidater comme sous-traitant, notamment en raison des garanties administratives et financières exigées du candidat.

Les relations difficiles entre les entreprises et le fonctionnement administratif tiennent enfin au sentiment de décalage que les entreprises ressentent à l'égard des services publics, dans lesquels on peut inclure l'Éducation nationale. Ce décalage est d'abord temporel, l'instruction d'un permis de construire allant ainsi jusqu'à 27 mois en France contre 3 en Allemagne ! Il est impossible d'anticiper la durée de la phase administrative d'un dossier d'aménagement ainsi que son coût, avec les fouilles archéologiques, les études, les taxes, sans compter les possibles recours, dont certaines fédérations écologistes sont habituées et tirent leurs moyens de subsistance... Ceci pèse sur l'attractivité de notre pays au moment de décider d'une implantation. De même, la Coface accorde des préfinancements à l'export après un délai qui reste aussi long pour une seconde commande d'un même client. L'AFNOR délivre des labels en 4 à 6 mois, que l'on peut obtenir en 15 jours dans les pays voisins.

Mais ce décalage est aussi et surtout culturel : à ce titre, plusieurs déplorent le manque d'échanges entre les entreprises et l'Éducation nationale, même s'il existe des expériences ponctuelles de passerelle. Je pense notamment au travail important d'associations comme 100 000 entrepreneurs, que nous avons rencontrée en janvier, qui font intervenir des entrepreneurs dans les classes. Resserrer le lien entre entreprise et école permettra d'améliorer l'orientation et de répondre aux difficultés de recrutement que nous avons touchées du doigt lors de plusieurs de nos déplacements cette année. Nombre d'entrepreneurs ont appelé à changer l'image de l'entreprise chez les jeunes français. Une association comme Entreprendre pour apprendre, que nous avons rencontrée grâce à la Fondation Entreprendre, encourage précisément les jeunes étudiants à créer leur entreprise.

L'apprentissage, qui peut résorber le chômage des jeunes, peut aussi jouer un rôle important en ce sens. Mais je n'y reviens pas, car nous avons déjà beaucoup travaillé ce sujet.

Un entrepreneur du Bas-Rhin avait résumé cela par une formule explicite : « en France, nous avons une culture de l'administration, pas une culture de l'entreprise ».

Un deuxième sujet qui entrave le développement des entreprises est, plus spécifiquement, l'inadéquation du droit du travail à leurs besoins, ce qui joue au détriment de l'emploi. À Strasbourg, un entrepreneur a indiqué avoir besoin de trois fois plus de personnel dans son équipe Ressources humaines en France qu'en Allemagne. Un autre, en Saône-et-Loire, nous indiquait qu'il n'avait d'autre choix que de sous-traiter l'établissement des feuilles de paie tant il est complexe. Le frein que constituent les seuils, notamment celui des 50 salariés, a encore été maintes fois dénoncé. Même les contrats aidés ratent leur cible, tant les entreprises sont rebutées par l'usine à gaz qu'ils constituent. Enfin, les entreprises estiment bien coûteux le système de formation professionnelle au regard des résultats qu'elles en retirent, et nombre d'entre elles réclament plus de liberté en ce domaine.

Je ne reviendrai pas sur les rigidités en matière de droit du travail qu'ont dénoncées les entreprises, notre collègue Annick Billon en a fait état dans son rapport à l'occasion de l'examen du projet de loi travail.

En revanche, je relève un point que nous avons finalement assez peu discuté lors des débats sur le projet de loi travail : le pouvoir des syndicats, que beaucoup d'entreprises jugent disproportionné par rapport à leur représentativité, et le montant de leurs ressources, indépendant du nombre de leurs adhérents. Plusieurs PME ne peuvent faire vivre le dialogue social, faute de délégués syndicaux. Nombreux ont été ceux à nous signaler la dégradation de l'image de la France en raison des grèves à répétition... Le président d'International SOS, Arnaud Vaissié, que nous avons reçu pour la journée des entreprises, a bien synthétisé le défi à relever : faire en sorte que les syndicats s'intéressent à l'entreprise et non plus seulement aux salariés !

Le troisième sujet que les entreprises nous signalent lors de nos déplacements, c'est le poids financier que la sphère publique leur fait supporter, non seulement à cause du temps que mobilise la mise en conformité avec les règles et normes, mais aussi à cause de charges sociales très lourdes et d'une fiscalité pesante. Un entrepreneur a même dit avoir dû emprunter pour payer ses impôts. La fiscalité locale est souvent dénoncée pour son poids croissant. À cela s'ajoutent des taxes parafiscales, mal comprises...

S'agissant de la pression fiscale, le régime applicable à la transmission d'entreprises a souvent été mis en cause : il semble insuffisant pour faciliter la transmission familiale et ne permet donc pas d'empêcher la perte de savoir-faire : il est important de trouver le moyen d'accompagner des jeunes en capacité de reprendre.

Nombre d'entreprises ont également souligné le risque que représente pour elles le contrôle fiscal, notamment concernant le Crédit impôt recherche (CIR). Le 31 mars, lors de la journée des entreprises, un entrepreneur déclarait qu'il avait pratiquement un contrôleur fiscal à demeure dans son entreprise.

Les entreprises reconnaissent pourtant les efforts que fait l'État pour alléger le fardeau : le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a été unanimement salué, même si sa pérennité reste un sujet d'inquiétude ; le dispositif de suramortissement est bienvenu mais d'une durée trop courte. Mieux vaudrait baisser l'impôt à la source que l'alléger par divers artifices... De même, un entrepreneur des Hautes-Alpes estimait que ce n'était pas à l'État de donner une prime pour l'emploi, c'est plutôt à l'entreprise de la donner et c'est pourquoi il prônait la mise en place de la TVA sociale pour alléger le poids des charges sociales et augmenter les salaires nets.

Par ailleurs, l'accompagnement par la Banque publique d'investissement (BPI) a donné lieu à des appréciations plus mitigées. Si une société des Hautes Alpes n'avait qu'à se féliciter de la BPI comme actionnaire minoritaire à son capital, j'ai relevé les critiques adressées en Saône-et-Loire à la BPI pour le financement du haut de bilan, consenti à des taux très élevés. Je me souviens aussi de cet entrepreneur du Nord qui déplorait que la BPI demande la caution du dirigeant, même simplement pour contre garantir un prêt bancaire. Globalement, l'accompagnement public des entreprises semble défaillant quand l'entreprise grandit ; il semble meilleur quand elle est déjà en difficulté (je pense au cas de la reprise de Caddie), comme si nous savions mieux accompagner les mourants que faire grandir les petits ou soigner les malades. Le financement de l'innovation et du capital-risque reste très lacunaire dans notre pays, et toute notre fiscalité encourage l'épargne sans risque (logement, assurance-vie). Le CIR lui-même favorise le développement de la recherche et développement en France, mais, Valérie Létard nous l'a rappelé avec l'exemple de Vallourec dans le Nord, il ne permet pas de maintenir les savoir-faire industriels dans notre pays.

Le quatrième élément que les entreprises nous rappellent sans cesse, c'est le défi permanent auquel elles sont confrontées : la forte concurrence européenne et mondiale.

Il semble que les pays voisins protègent leurs entreprises par une forme de « préférence nationale » tacite et les aident mieux à l'international. Ainsi, notre voisin allemand pratiquerait une forme de protectionnisme tacite, parvenant à réserver ses marchés publics autant que possible aux entreprises allemandes. Les Länder allemands semblent aussi capables d'offrir des terrains aux entreprises pour faciliter leur implantation. Par ailleurs, en Corrèze, un entrepreneur faisait observer que les homologues de Business France étaient intéressés aux marchés qu'ils décrochent alors que Business France n'a en France aucune obligation de résultats... Le retrait de la Coface lorsqu'une entreprise traverse une passe difficile a été aussi dénoncé dans le Nord et en Corrèze. Notre pays ne semble pas le plus mobilisé pour accompagner nos entreprises dans la compétition mondiale. Je dois tout de même reconnaître que notre rencontre avec l'administration des douanes a été réconfortante : cette administration centrale dynamique du ministère des finances semble développer une nouvelle culture au service de l'entreprise.

Au-delà du manque d'accompagnement public, le défaut d'harmonisation fiscale et sociale en Europe a été plusieurs fois regretté : nos entreprises sont concurrencées par leurs homologues européennes à l'extérieur et même sur notre territoire. En France, le salarié coûte à l'entreprise presque le double de ce qu'il touche en salaire net ! Plusieurs entrepreneurs dénoncent le dumping et la nécessité de lutter contre les offres anormalement basses en réponse aux appels d'offre. C'est une discussion qui a eu lieu dans le projet de loi Sapin II. Le transport routier français souffre par ailleurs de l'application des 35h face à la concurrence venue de l'Est. Certains transporteurs font aussi valoir qu'en France, le temps de travail inclut le temps d'arrêt pour livraison, ce qui n'est pas le cas ailleurs. De même, Amazon France se plaint de l'impossibilité du travail en continu, qui détourne le traitement de commandes françaises vers les entrepôts d'Amazon au Royaume Uni ou en Allemagne.

La France se tire aussi des balles dans le pied en s'ajoutant des contraintes dépassant ses engagements internationaux : par exemple, elle s'apprête à adopter une taxation de la valeur tirée de l'usage des ressources génétiques naturelles, taxation dont le niveau risque de dissuader des entreprises comme Silab, que nous avons rencontrée en Corrèze, de tirer parti de la biodiversité ultramarine.

Au niveau mondial aussi, l'Union européenne se tire des balles dans le pied : ainsi, la règle des minimis qui limite les aides d'État désavantage les entreprises européennes dans la compétition internationale. En outre, plusieurs entreprises regrettent le protectionnisme de pays comme la Chine ou les États Unis, et ne se sentent pas en retour protégées par l'UE. Je pense notamment aux scieries bourguignonnes qui voient partir à l'export le quart des grumes françaises alors qu'elles manquent de matière première.

Il faut tout de même avouer que le prix moindre de l'énergie en France par rapport à nos voisins est un atout pour nos entreprises dans la compétition mondiale ! Autres points positifs : globalement, les entreprises se félicitent souvent du soutien apporté aux clusters et pôles de compétitivité, permettant une fertilisation croisée bénéfique aux entreprises ; certaines saluent aussi l'accompagnement des collectivités territoriales : nous avons pu le voir à Valenciennes, où les collectivités accompagnent les entreprises dans la reconversion entière d'un territoire.

Mais finalement, les entreprises nous ont appelés cette année à effectuer un changement profond. L'an dernier, elles nous demandaient de les laisser travailler. Désormais, elles suggèrent de réaliser de vraies études d'impact au plus près du terrain, ou de faire des expérimentations, avant d'adopter toute mesure nouvelle applicable aux entreprises. Elles demandent aussi que nous soyons capables, comme elles, de quantifier et d'analyser le résultat de nos actions et de remettre en permanence en cause les processus et règles qui deviennent obsolètes. Elles appellent la sphère publique à moins gaspiller et à mieux s'organiser pour désenclaver les territoires et éviter les doublons de compétences entre échelons territoriaux, notamment entre intercommunalités et département. Elles jugent que la France doit trouver les moyens de protéger ses entreprises et de les accompagner aussi bien que ses voisins, de préférence par la commande publique plutôt que par des subventions. Elles rappellent que la compétition est mondiale et que notre tendance à surréglementer ne nous protège pas de la mondialisation et de la numérisation. Surtout, la France doit faire entrer son administration dans une culture d'entreprise, qui passe aussi par des démarches de contrôle a posteriori plutôt qu'a priori pour gagner du temps sur les projets de développement et faire confiance. Les PME ont enfin besoin de reconnaissance, à la fois de la part des autorités politiques, mais aussi des grandes entreprises qui négligent de les associer à leurs démarches export, et enfin de l'opinion publique trop encline à assimiler les patrons à des « voyous ». Veillons à ne pas couper l'envie d'entreprendre en accordant de moins en moins de liberté aux entreprises et en leur imposant de plus en plus de contraintes.

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