Intervention de Jacques Toubon

Commission spéciale Egalité et citoyenneté — Réunion du 19 juillet 2016 à 14h50
Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Questions intenses ! Je ne suis ni parlementaire ni membre du Gouvernement. Oui, ce texte est re-centralisateur. Je pense, pour ma part, qu'une décentralisation exacerbée crée un risque d'accroissement de l'inégalité, et que la centralisation est une garantie d'égalité. Pour autant, je comprends bien que ce texte hérisse les sénateurs, comme l'avait fait la proposition de loi de Mmes Michelle Meunier et Muguette Dini sur la protection sociale de l'enfance. C'est toute la question : il faut choisir entre le respect de la liberté de chaque territoire et la volonté d'atteindre un objectif national par une loi. Quelles que soient les insuffisances de ce texte, il est porteur de cette ambition. Et, Défenseur des droits, j'entends que les droits fondamentaux soient mis en oeuvre de la même façon sur les quelque 550 000 kilomètres carrés du territoire de notre République.

Oui, avancer l'âge de la majorité à seize ans est risqué, mais faire émerger les droits le plus tôt possible est un progrès. Il faut faire parler les enfants dans les affaires qui les concernent. À cet égard, les écarter de la procédure du divorce est un recul. Le risque est réel, mais il mérite d'être couru. Même remarque pour le parrainage civil - mais à quoi s'engage le parrain, ou la marraine ?

Je suis d'accord : il ne faut pas multiplier les critères de discrimination. Mais de quoi parle-t-on ? Avons-nous un instrument pour empêcher que des centaines de milliers de personnes ne soient maltraitées parce que le critère d'autonomie n'aura pas été transformé en critère de perte d'autonomie ? Le Défenseur des droits doit pouvoir intervenir dans les établissements spécialisés, et notamment dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

La disposition sur les cantines est préventive. La proposition de M. Schwartzenberg supposait que chaque mairie se mette à la tête d'un service public de restauration, ce qui se heurtait aux contraintes financières. Le Sénat l'a donc rejetée. Pourtant, les situations qui l'ont motivée vont se multiplier. Il ne faudrait pas que nous nous trouvions dans l'impossibilité de mettre fin à des comportements discriminatoires. Voter cette disposition ouvre en quelque sorte un parachute.

La loi de 1881 sur la liberté de la presse cherche un équilibre entre la liberté d'expression et la dignité des personnes. Cet équilibre est bouleversé par l'irruption des réseaux sociaux et par la violence croissante qu'on observe dans notre société. Il faut mieux prendre en compte la lutte contre le racisme ou la xénophobie dans les procédures qui garantissent la liberté d'expression. Par exemple, la loi de 1881 interdit la requalification des faits, ce qui protège, en réalité, l'auteur de l'injure, ainsi que son complice, le directeur du journal - Henri Rochefort voulait que les journaux retrouvent une liberté d'expression que le Second Empire avait fortement bridée. Cette disposition empêche des victimes de diffamation d'entamer des poursuites. Le présent texte modifie la procédure pour éviter de telles mises en échec. Bien sûr, les avocats que vous entendrez vous tiendront des propos différents, selon qu'ils défendent les publicistes ou les associations. Mais la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) a pris position pour ce texte, qui renforce la répression.

J'ai combattu en 1990 la loi Gayssot, car je pense que ce n'est pas la loi qui fait l'Histoire, et que si l'Histoire a besoin de la loi, c'est qu'il y a des doutes. Cette loi n'a pas donné lieu aux abus que l'on pouvait craindre. Allons-nous l'étendre au-delà de la négation de la Shoah ? L'Assemblée nationale y est favorable. Cela mérite d'être discuté.

Nous avons pris position, dans la lignée de la Convention internationale des droits des enfants, pour la suppression des châtiments corporels. Le texte adopté ne prévoit pas de sanctions pénales, ce qui est intelligent, et se place sur le plan pédagogique. Sur ce point, la France n'a aucune raison d'être l'une des rares exceptions en Europe.

Le débat sur les contrôles d'identité n'aura pas d'issue dans le contexte sécuritaire actuel, ni avant les élections de l'an prochain. Chaque année, des millions d'interventions de la police, de la gendarmerie ou des services de sécurité dans les transports n'ont pas d'existence juridique. La relation est pourtant très asymétrique entre le dépositaire de la force publique et le simple citoyen. Certes, il existe une déontologie, mais la loi prive d'existence juridique les simples contrôles d'identité, ce qui n'est pas satisfaisant. La cour d'appel de Paris a rendu un arrêt en juin 2015, qui est soumis à la cour de cassation. Attendons le résultat de la procédure. L'usage de caméras ne peut être utile que si l'enregistrement est déclenché dans toute intervention, et non au gré du policier ou du gendarme.

Le Sénat est l'assemblée des élus locaux, et ceux-ci ont des pouvoirs accrus depuis 1982. À vous de vous prononcer sur les pouvoirs de maires. Pour ma part, je ne peux pas considérer comme une bonne idée de leur donner le dernier mot sur la mixité sociale - j'ai pourtant été maire du 13ème arrondissement de Paris pendant dix-huit ans et je travaille sans cesse avec des élus locaux. À vrai dire, 40 % de nos réclamations concernent la sécurité sociale. Cela dit, les contraintes prévues par ce texte, qui encadrent la liberté du maire, me semblent positives, même si elles écornent la libre administration des communes. Nous sommes favorables à la suppression de la commune de rattachement pour les gens du voyage, comme nous souhaitons la suppression du statut de 1969 car nous défendons l'égalité.

À M. Danesi, je dirai que, si le motif religieux est de loin le premier mobile des comportements criminels des terroristes, ce serait une erreur de penser qu'il est importé, et que les individus en question mettent en oeuvre des ordres donnés depuis l'extérieur. Il faut aussi prendre en compte des données sociales, économiques et culturelles, politiques, territoriales, nationales... Cette loi ne peut donc apporter que des débuts de solution. Nous avons laissé se créer dans notre pays des systèmes à plusieurs vitesses, qui sont un terreau profond des inégalités. Je n'apporte ni explication ni excuse à ces crimes abominables, mais nous devons prendre en compte la réalité sociale de notre pays, qui est plus abimée qu'on ne le croit, et revêt à certains égards des aspects tragiques. On a vu à Nice comment la violence s'est banalisée. Elle monte dans notre société comme l'herbe dans les prés. À cela, il n'y a ni explication ni remède unique.

Le critère du revenu des demandeurs de logements sociaux est sans doute un peu mécanique, mais il évite la catégorisation. S'il n'y a pas de statistiques ethniques, nombre d'études reposent, par exemple, sur le lieu de naissance des parents. Je comprends bien le point de vue des sénateurs et des sénatrices, mais dois vous faire part de mon propre point de vue. Mon rôle est d'essayer de réduire le hiatus entre le droit proclamé et le droit réalisé. Même s'il est partiel, ce texte aborde de grands débats. J'espère que vous irez parfois dans le sens que je préconise.

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