Intervention de Jean-Yves Le Déaut

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 28 juin 2016 : 1ère réunion
Présentation des conclusions relatives à l'Audition publique du 21 janvier 2016 sur « les synergies entre les sciences humaines et les sciences technologiques »

Jean-Yves Le Déaut, député, président de l'OPECST :

L'audition publique du 21 janvier 2016 consacrée aux synergies entre sciences humaines et sciences technologiques était une première à deux titres.

D'une part, c'était la première audition dont le sujet principal concernait les sciences humaines, et cela constituait en soi un défi car l'OPECST n'a été créé, en 1983, que pour accompagner, au niveau législatif, l'introduction des technologies dans la société. Or cette dimension essentielle demeure et l'OPECST n'a pas de véritable légitimité pour aborder les questions touchant aux sciences humaines en tant que telles. L'approche consistant à s'intéresser aux synergies pour jeter un pont entre les deux grandes communautés des sciences humaines et technologiques constituait une manière de contourner cette difficulté, et cela s'est révélé fructueux.

D'autre part, c'était notre première audition en lien avec l'Alliance nationale des sciences humaines et sociales (ATHENA) et nous pouvons maintenant constater que nous avons mené des travaux conjoints avec chacune des cinq alliances de recherche, puisqu'au-delà de nos interactions fréquentes avec l'Alliance nationale de coordination de la recherche pour l'énergie (ANCRE) et l'Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (AVIESAN), nous avons sollicité l'Alliance des sciences et technologies du numérique (ALLISTENE), à l'occasion de nos travaux sur le risque numérique et le traitement massif des données (Big Data), et l'Alliance nationale de recherche pour l'environnement (ALLENVI) dans le cadre de nos travaux sur la transition énergétique et sur la lutte contre le changement climatique.

L'audition a permis de bien mettre en valeur l'apport des sciences humaines même si, bien évidemment, il n'a pas été possible d'en aborder toutes les dimensions, compte tenu de la diversité des champs couverts par celles-ci. Il a fallu effectuer des choix de cadrage concernant notamment trois aspects.

D'abord, les questions d'ordre médical impliquant des interactions entre sciences humaines et sciences technologiques ont été renvoyées à l'audition publique du 28 avril sur « L'apport des avancées technologiques aux sciences de la vie », qui y a consacré une table ronde spécifique. À cet égard, les deux auditions publiques sont liées, la thématique de la jaquette du rapport en rendra compte et c'est aussi pourquoi j'ai tenu à ce que leurs conclusions soient présentées lors de la même réunion.

Ensuite, il fallait bien veiller à ne pas réduire la problématique des synergies à l'approche « sciences-société ». Certes, il s'agit bien là d'une dimension du sujet. Ainsi, Mme Marie-Françoise Chevallier-Le Guyader, directrice de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie (IHEST), après avoir observé que l'on était passé, dans les années 2000, des évaluations sur la base des bénéfices-risques et, donc, du « comment », à des évaluations sur la base de valeurs d'éthique et, donc, du « pourquoi », a souligné que, à la faveur de ce glissement de la controverse scientifique vers un débat de valeur, les sciences humaines et sociales étaient de plus en plus convoquées. Mais il existe encore de nombreux domaines où les synergies entre les sciences humaines et les sciences technologiques jouent aussi de façon constructive, par exemple, dans les recherches sur l'amélioration des interactions homme-machine, comme l'a indiqué Mme Laurence Devillers.

Enfin, quoique n'ayant pas de lien avec la technologie, la question de la radicalisation a été abordée en montrant les synergies possibles entre sciences humaines, c'est-à-dire en mettant en valeur l'apport de la pluridisciplinarité, et en soulignant, grâce aux travaux effectués dans le cadre du projet CASIMIR porté par une cellule prospective au sein des services de renseignement, les résultats concrets qu'on peut en tirer.

Par ailleurs, les contraintes d'organisation nous ont conduits à laisser dans l'ombre, faute de pouvoir mobiliser des intervenants, certains aspects du sujet.

Ainsi, il aurait été intéressant de faire appel à des spécialistes de l'histoire des sciences pour savoir si des études étaient disponibles sur l'analyse de ces synergies dans la longue durée, comme j'en ai esquissé le schéma dans mon introduction. Mais les personnalités sollicitées n'étaient pas disponibles.

J'ai regretté aussi l'empêchement de dernière minute de Mme Danièle Bourcier qui devait nous apporter un éclairage sur « L'apport des techniques de l'intelligence artificielle à l'analyse du droit », sujet particulièrement intéressant dans le contexte du Parlement. Elle est aussi une spécialiste de la « sérendipité », ce phénomène totalement aléatoire de la découverte, et son avis aurait été précieux lorsque nous avons abordé avec M. Christian Ngo la question du rôle des sciences humaines dans l'innovation.

Je pense aussi qu'il aurait été utile de faire appel à ces conseillers, spécialistes en « sciences humaines », parfois placés auprès des dirigeants de grandes entreprises, pour savoir dans quelle mesure ceux-ci peuvent influer sur l'analyse des problèmes et les décisions.

Enfin, la dernière table ronde était un peu brève, même si son objectif se limitait à montrer l'intérêt de la pluridisciplinarité dans l'analyse des réflexions sur la vulnérabilité à la radicalisation. Il est dommage de n'avoir pas pu entendre directement l'anthropologue Scott Atran, de même que les spécialistes du Centre d'études des relations internationales de l'Institut d'études politiques de Paris ou de l'École des Hautes études en sciences sociales qui n'ont pu se libérer.

Après ces quelques remarques qu'il me semble important de fixer dans le compte rendu pour en conserver la mémoire lorsque l'OPECST sera amené à revenir sur ce même sujet, j'en viens aux enseignements qu'il me semble utile de retenir des échanges.

Manifestement, les synergies entre sciences humaines et sciences technologiques ne sont pas de même intensité selon les domaines considérés. Ces synergies sont manifestement déjà très intenses dans le cadre des interactions avec le numérique. Dans le domaine de l'énergie, elles sont en train de se formaliser à travers les échanges entre les alliances ANCRE et ATHENA.

Deuxièmement, ces synergies sont manifestement, de part et d'autre, des stimulants pour la recherche. On retrouve là un enseignement général de la recherche, à savoir qu'on se met en position de faire des découvertes lorsqu'on change son point de vue sur ce qu'on étudie. « Se frotter et limer la cervelle à celle d'autrui », comme dirait Montaigne, surtout lorsque cette autre cervelle est nourrie d'une autre expérience scientifique, reste l'un des plus sûrs moyens de renouveler son approche, de percevoir d'autres pistes possibles. Donc ces synergies sont en soi un facteur de progrès des connaissances, comme en a témoigné M. Alexandre Gefen pour les activités de l'Observatoire de la vie littéraire, qui regroupent des chercheurs des universités Paris-Sorbonne et Pierre et Marie Curie. Mme Suzanne de Cheveigné, directrice du Centre Norbert Elias, physicienne qui s'est tournée vers les sciences humaines, a souligné l'apport des sciences humaines au niveau de l'analyse qualitative, en complément des méthodes quantitatives des sciences technologiques, sachant que cela ne signifie pas « absence d'objectivation ni de rigueur ».

Troisièmement, les synergies entre sciences humaines et sciences technologiques les amènent à se rapprocher dans leurs méthodes. M. Serge Abiteboul, membre de l'Académie des sciences, voit en particulier cette convergence à l'oeuvre dans ce qu'on appelle les « humanités numériques » qui utilisent les techniques du Big Data pour analyser les textes, comme avec le logiciel Hyperbase de M. Etienne Brunet, ou la modélisation pour étudier le comportement des foules, par exemple pour essayer de comprendre les émeutes britanniques d'août 2011.

Enfin, l'exemple des analyses sur la vulnérabilité à la radicalisation montre que le croisement des disciplines favorise la découverte de critères directement opérationnels. La confrontation avec les données de terrain rapproche ainsi les sciences humaines des sciences expérimentales, en aidant à l'identification de déclencheurs bien définis. Ainsi, Mme Viviane Seigneur a souligné que le radicalisme de Daech repose sur un discours de l'imminence de l'apocalypse impensable dans une approche intégriste de l'islam, comme celle des salafistes piétistes. Ce signe distinctif devrait permettre d'éviter de mobiliser des ressources de police sur de fausses pistes. En même temps, l'approche ancrée dans l'analyse des données n'empêche pas les sciences humaines de faire émerger des résultats contre-intuitifs, qui restent une marque de leur originalité. Par exemple, M. Yoursi Marzouki du laboratoire de psychologie cognitive d'Aix-Marseille, a expliqué que la cohésion de mouvances radicales telles qu'Al-Qaïda ou Daech ne s'appuyait pas sur une hiérarchie forte, mais sur le sentiment d'appartenance à une fraternité.

La mise en évidence de l'apport que peut constituer l'existence de synergies entre sciences humaines et sciences technologiques milite pour un développement de ces synergies. C'est une recommandation de tous les participants de l'audition qui ont mis l'accent sur deux niveaux d'intervention possible pour aller dans ce sens.

D'abord, la formation. M. Alexei Grinbaum du LARSIM a souligné que, à Oxford et à Cambridge, il existait déjà des enseignements combinant physique et philosophie. M. Gianluca Manzo, chercheur spécialisé en sciences sociales computationnelles a demandé un renforcement massif de la formation des chercheurs des sciences sociales en mathématiques, statistiques et informatique.

Inversement, M. Dominique Wolton a défendu l'idée que, dans les sciences technologiques, la formation devrait s'accompagner de séminaires aidant à préserver l'imaginaire, gage, selon lui, de la capacité à faire émerger les connaissances. Mme Françoise Touboul, en charge des relations entre les alliances ANCRE et ATHENA, a réclamé un plus grand nombre d'étudiants et de thésards possédant une double formation en technologie et en sciences humaines et sociales.

Ensuite, il serait souhaitable d'assurer une meilleure représentation des sciences humaines dans les comités scientifiques ou les instances d'expertise. Il s'agit d'ailleurs, à cet égard, de mieux tenir compte de la diversité des sciences humaines et de ne pas se contenter, comme souvent, de désigner un économiste, comme l'a observé M. Olivier Labussière de l'université Joseph Fourrier. Cette mixité disciplinaire devrait notamment devenir la règle pour les jurys de sélection des projets interdisciplinaires, selon M. Alain Nadaï, chercheur au Centre international de recherche sur l'environnement.

Sur ces bases, il deviendrait possible de multiplier les laboratoires rassemblant des chercheurs des deux communautés, comme l'a préconisé M. Marc Renneville, directeur du Centre pour les humanités numériques et créateur du portail Criminocorpus mettant la puissance des moyens numériques au service d'une présentation de l'histoire de la justice.

De même, le renforcement des formations duales faciliterait une meilleure prise en compte des sciences humaines dans les structures de l'État confrontées à la gestion complexe d'une multitude d'informations désordonnées. C'est précisément le sens de l'étude CASIMIR, commandée par la direction du renseignement militaire du ministère de la défense, avec l'intention d'essayer de mieux appréhender le « phénomène Daech », et qui a été présentée au cours de l'audition.

La stratégie nationale de recherche que l'OPECST est chargée d'évaluer a bien pris en compte ce besoin de développer des synergies entre sciences humaines et sciences technologiques puisqu'elle en a fait une « action » qui doit prendre la forme des instituts de convergence, soutenus par les investissements d'avenir. Le dépouillement des réponses de l'appel à projets doit justement commencer dans les prochains jours. Ces instituts auront pour vocation, d'une part, de rassembler, dans un partenariat organisé en un lieu donné, des compétences de recherche diversifiées visant à produire des savoirs nouveaux par la mobilisation conjointe de différentes compétences disciplinaires, et, d'autre part, de développer, en lien avec ces recherches interdisciplinaires, des formations aux niveaux master et doctorat, en formation initiale comme en formation continue.

Au sein du monde scientifique lui-même, la meilleure prise en compte de l'apport des sciences humaines devrait permettre de progresser face à deux difficultés structurelles auxquelles la science se trouve aujourd'hui confrontée. D'abord, il est important de travailler à faire émerger un consensus éthique dès l'amont de la découverte scientifique car le schéma consistant à mobiliser les sciences humaines a posteriori, une fois les premières applications réalisées, est désormais en totale contradiction avec l'esprit du principe de précaution. Ensuite, la pertinence des sciences humaines pour des approches qualitatives doit être sollicitée pour essayer d'appréhender la masse toujours plus volumineuse des connaissances produites en permanence. C'est là l'idée, en quelque sorte, de la logique « floue »

Plusieurs intervenants, dont M. Claude Didry, directeur de la Maison des sciences de l'homme de Paris-Saclay, ont observé que la science physique du changement climatique faisait déjà l'objet d'une grande ouverture aux sciences humaines et sociales, sans doute parce que c'est l'objet même de cette science de constater que son objet, l'atmosphère, évolue en dépendant des pratiques humaines. Mais M. Dominique Wolton a souligné d'emblée la menace de passer d'un extrême à l'autre : le scientisme et le technicisme ne sont pas moins réducteurs que le sociologisme, qui consiste à rapporter les interactions sciences et techniques à une seule logique intellectuelle et cognitive. Selon lui, plus il y a d'interactions, de relations, de ressemblances, plus il faut veiller à préserver la dynamique de la science et de la connaissance.

M. Yves Brechet a mis ainsi en garde contre une injonction de « collaboration », qui conduirait à rapprocher des disciplines au prix de graves et durables malentendus, comme cette demande des technologues aux sociologues pour identifier les conditions d'acceptabilité d'une technologie par une société. Cela serait, selon lui, aussi inefficace que l'injonction faite autrefois aux sciences fondamentales de collaborer, coûte que coûte, avec les sciences appliquées.

Les synergies entre sciences humaines et sciences technologiques doivent permettre de mieux servir l'idée de progrès de la société, au sens où, comme l'a rappelé M. Christian Ngo en citant Aristote : « Le progrès ne vaut que s'il est partagé par tous ».

C'est en tout cas cette conception-là du progrès que nous défendons à l'OPECST, en jouant ce rôle de passerelle entre le monde de la science et le monde politique. Et c'est pourquoi cette audition publique constituait une contribution importante à nos travaux.

Je mets donc aux voix les conclusions de l'audition publique du 21 janvier 2016. Elles sont adoptées à l'unanimité.

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