Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en février 2016, deux propositions de loi étaient successivement déposées sur le bureau des assemblées : l’une à l’Assemblée nationale par Bruno Le Roux et Patrick Bloche, l’autre au Sénat par David Assouline et Didier Guillaume.
Généralisation du droit d’opposition du journaliste sur la base de son intime conviction professionnelle, des comités d’éthique et des chartes de déontologie : les dispositions proposées n’étaient pas particulièrement attendues, en tout cas, pas de la manière qui nous a été proposée, c’est-à-dire dans une forme d’urgence. Tous nos interlocuteurs, y compris les journalistes, n’ont cessé de le rappeler.
Or ces mesures ont été élaborées dans une urgence qui n’a permis ni étude d’impact, ni concertation, ni vérification de leur caractère opérationnel au regard de la réalité du fonctionnement des entreprises de médias et de l’organisation des rédactions.
Pour autant, ne contestant pas les principes que réaffirmaient ces textes, le Sénat – tout à fait sincèrement – ne s’était pas opposé à leur adoption. Nous avions toutefois eu à cœur de préserver le bon fonctionnement des entreprises éditrices en évitant toute immixtion injustifiée du législateur comme du régulateur. En revanche, la création d’un régime spécifique de protection du secret des sources est apparue poser des difficultés juridiques insurmontables.
Dès lors, et malgré les compromis acceptés par le Sénat, le désaccord entre les deux chambres a rapidement été constaté en commission mixte paritaire le 14 juin et nous sommes désormais appelés à nous prononcer, en nouvelle lecture, sur la proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.
L’Assemblée nationale a elle-même procédé à une nouvelle lecture du texte le 18 juillet. Pour l’essentiel, sur les points de désaccord les plus saillants, les députés ont rétabli leur version ou adopté une rédaction alternative, qui s’éloigne des positions que nous avions défendues. Je ferai ici état des dissensions majeures que la proposition de loi suscite, dans la rédaction examinée ce jour.
À l’article 1er, qui avait fait l’objet de vifs débats tant sur la notion d’« intime conviction professionnelle » que sur les modalités d’élaboration des chartes, l’« intime conviction professionnelle » est devenue la « conviction professionnelle », sans que la portée de cette évolution sémantique soit clairement établie ni, surtout, que la menace contentieuse se soit éloignée.
À l’article 1er ter relatif à la protection des sources des journalistes, a été rétabli, contre l’avis du Gouvernement, un régime procédural qui entame, de manière excessive, le pouvoir d’instruction des magistrats. Les restrictions apportées à tout acte d’enquête portant atteinte au secret des sources ne permettent pas d’assurer la nécessaire conciliation entre la liberté d’expression, la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et la protection des personnes.
L’Assemblée nationale a également rétabli l’irresponsabilité pénale des journalistes en cas de délit d’atteinte à l’intimité de la vie privée ou de recel de la violation du secret professionnel ou du secret de l’enquête, en méconnaissance des principes constitutionnels du droit au respect de la vie privée, de l’inviolabilité du domicile et du secret des correspondances, protégés par l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Alors que le Sénat avait prévu, à l’article 3, que les conventions préciseraient les mesures permettant de mettre en œuvre les comités de déontologie, les députés ont rétabli un dispositif que nous avions considéré comme étant de nature à établir un contrôle ex ante du CSA sur l’information et les rédactions des chaînes.
À l’article 5, l’Assemblée nationale a confirmé que le simple constat par le CSA du non-respect sur plusieurs exercices des principes d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme interdirait le recours à la procédure de reconduction simplifiée des autorisations d’émettre, alors que nous préférions que ces manquements aient été sanctionnés. Cette rédaction est de nature à créer une incertitude pour les investisseurs et un préjudice si les manquements évoqués ne devaient pas in fine être considérés comme de nature à justifier une sanction.
L’Assemblée nationale a par ailleurs, à l’article 7, rétabli la possibilité que les comités de déontologie soient saisis par « toute personne ». Outre l’atteinte grave portée à la liberté de l’éditeur de programmes, un tel dispositif conduira inévitablement à la multiplication des saisines.
Le refus quasi systématique des apports du Sénat n’est guère compensé, dans le texte qui nous est présenté, par les quelques avancées concédées par les députés ni même par les dispositions obtenues par le Gouvernement à l’Assemblée nationale pour limiter les conséquences délétères de plusieurs mécanismes sur le fonctionnement des entreprises de médias.
En conclusion, alors que le Sénat avait contribué à réduire la nocivité de dispositifs dont les conséquences pratiques n’avaient pas été suffisamment – voire pas du tout – analysées, le texte transmis par l’Assemblée nationale empêche l’élaboration de tout compromis constructif, ce que, bien entendu, nous regrettons.
Nombre de dispositions demeurent inacceptables tant elles font montre d’une défiance disproportionnée vis-à-vis des directions des entreprises de médias s’agissant des questions de déontologie, mais également en ce qu’elles instaurent un mécanisme de contrôle étendu et tatillon et, surtout, renforcent les prérogatives d’un régulateur dont le rôle et l’étendue des pouvoirs ne font plus consensus.
En conséquence, notre commission a adopté, comme cela a été souligné, une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias. Je vous propose bien entendu, mes chers collègues, de confirmer aujourd’hui cette position.
Pour autant, je tiens à redire que la réflexion du Sénat sur des sujets aussi fondamentaux pour notre démocratie que celui de la préservation de la liberté, de l’indépendance et du pluralisme des médias se poursuivra au-delà du rejet de ce texte.
Il nous faut réfléchir à ces questions de manière sérieuse, approfondie et concertée. C’est pourquoi nous continuerons nos travaux sur la problématique de la concentration croissante des entreprises du secteur, mais également sur ce qui paraît être la première des urgences pour sauver le pluralisme des médias et assurer la survie de ces entreprises, notamment des entreprises de presse : les difficultés économiques, l’adaptation au monde numérique – qui reste un véritable défi –, et, bien entendu, le réel sujet de préoccupation que constitue la précarisation du métier de journaliste.
Voilà en quoi consistent les véritables urgences, mes chers collègues, et l’adoption de mesures non évaluées et qui ne résoudront rien ne fera que contribuer à imposer toujours plus de contraintes aux entreprises !