Intervention de Jean-Pierre Bosino

Réunion du 28 septembre 2016 à 14h30
République numérique — Adoption des conclusions modifiées d'une commission mixte paritaire

Photo de Jean-Pierre BosinoJean-Pierre Bosino :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous voulons d’emblée souligner le travail approfondi qu’ont réalisé les deux rapporteurs pour présenter à la commission mixte paritaire un texte de compromis qui tienne compte des apports du Sénat.

En CMP, les discussions ont été riches et ont porté sur le fond du texte. Comme nous l’avons déjà souligné, nous pouvons nous féliciter d’avoir fait ressortir les véritables enjeux politiques de ce projet de loi, d’apparence très technique.

Mais parce que ce sujet est encore trop rarement perçu à ce niveau et parce que nous ne voulons pas laisser la mainmise sur le numérique aux multinationales et autres plateformes qui, pour beaucoup, agissent comme des pieuvres, nous regrettons de ne pouvoir approfondir un certain nombre de sujets à travers une deuxième lecture, laquelle nous aurait peut-être permis d’aller plus loin dans le domaine de la définition et de la protection des données personnelles, de la reconnaissance de la neutralité du net ou encore de l’encadrement de nouvelles dérives du numérique.

Nous regrettons vivement que l’article 26 bis A relatif à l’obligation du stockage des données dans l’Union européenne, adopté au Sénat grâce à un amendement que nous avions déposé, ait été supprimé en CMP. Et cela d’autant plus que la récente apparition d’un jeu vidéo pour smartphones et tablettes illustre parfaitement nos inquiétudes : ce jeu de réalité augmentée dans lequel on fait la chasse à des créatures bizarres – il y en a partout – est l’application la plus téléchargée du moment. En plus, c’est gratuit… Tout du moins en apparence, car, comme le dit l’adage : « Si c’est gratuit, c’est vous le produit. »

Il s’agit en réalité d’un véritable collecteur de données personnelles dont les conditions d’utilisation vous obligent à accepter le stockage de ces données aux États-Unis, où la législation est beaucoup plus souple qu’en Europe.

La CNIL rappelait récemment que « les jeux gratuits, comme toutes les applications gratuites, s’appuient sur une économie cachée de la donnée ». Peut-on d’ailleurs encore parler de « donnée » ? Certains experts préfèrent le terme « prise » qui correspond mieux à la réalité.

C’est un fait, nous sommes de plus en plus connectés. Si nous ne remettons pas en cause les technologies qui pourraient être des vecteurs de progrès, nous récusons la démarche commerciale et financière qui guide seule la plupart des choix. Des smartphones à la tablette, en passant par l’ordinateur, mais aussi de la cafetière au tracteur agricole, sans oublier les compteurs Linky, tous ces appareils collectent en permanence des données, qu’ils envoient à des plateformes. Des groupes d’assurance comme Generali se proposent même déjà d’adapter leurs tarifs en fonction des données captées sur leurs assurés. Or, bien souvent, comme l’explique Benjamin Bratton, les plateformes « ne ressemblent pas à ce qu’elles font et ne font pas ce à quoi elles ressemblent ».

Notre constat est le même qu’en première lecture : le projet de loi ne va pas assez loin en matière de protection des citoyens. Bien sûr, nous reconnaissons les avancées indéniables du texte, telles que la suppression du secret des affaires, une meilleure accessibilité du numérique, l’encadrement des plateformes de location d’hébergement ou encore la lutte contre la cyberviolence. Toutefois, trop de sujets sont restés en deçà de ce que nous pouvions attendre.

Les dispositions restent a minima sur la communicabilité des codes sources. L’actualité récente et les demandes de transparence dans le fonctionnement d’admissions post-bac montrent, si besoin en était, que notre exigence est partagée par nos concitoyens.

Nous aurions espéré un engagement plus fort sur les logiciels libres, alors même que cette rentrée scolaire est placée sous le signe de ce qui est présenté comme un partenariat public-privé entre l’éducation nationale et Microsoft en matière d’enseignement numérique : l’entreprise met à disposition de l’éducation nationale, a priori « gratuitement » là encore, des logiciels pour une valeur de 13 millions d’euros.

Au-delà des questions de droit des marchés publics déjà soulevées, nous posons celles du formatage et de la privatisation de l’éducation dénoncés par un certain nombre d’enseignants et d’organisations syndicales.

Des générations d’enfants sont donc préparées, par l’école publique, à ne savoir utiliser que des logiciels propriétaires. Microsoft les incite ainsi à consommer uniquement les produits de sa marque une fois adultes. Il est urgent de sortir de cette logique commerciale.

Par ailleurs, le prétendu « cadeau » de Microsoft correspond-il à une perte d’impôt non payée ?

Nous regrettons que notre appel visant à donner la priorité aux logiciels libres, partagé par plusieurs de nos collègues, n’ait pas été entendu. Il s’agit du seul encouragement inscrit dans ce texte à faire figure de pâle déclaration d’intention.

Plus d’intention que de satisfaction également à propos de la neutralité du net. En effet, la rédaction issue des travaux de la CMP ne permet pas de dissiper les inquiétudes que nous avions déjà exprimées lors de la première lecture et qui demeurent fortes.

Comment ne pas s’interroger en sachant qu’une très grande partie des médias français est détenue par des fournisseurs d’internet ? Que le contrôle des « tuyaux » permette le contrôle des contenus est une évidence. Nous avions posé la question en première lecture sans obtenir de réponse satisfaisante.

Je finirai par les grands absents du texte, l’économie et la fiscalité. Les GAFA – Google, Amazon, Facebook, Apple – récoltent des milliards d’euros en France chaque année, sans jamais payer d’impôts à la hauteur de leurs bénéfices. Et ce n’est pas le scandale d’Apple en Irlande qui peut nous rassurer… Preuve a été faite qu’il ne s’agit pas tant de véhicule législatif ou de bataille européenne que d’un manque de volonté politique assumée de combattre l’évasion fiscale.

Madame la secrétaire d’État, les quelques mesures positives du texte ne suffisent pas à nous faire adhérer à sa philosophie générale. La République numérique que vous nous proposez n’est pas la République que nous appelons de nos vœux. C'est la raison pour laquelle les sénateurs et sénatrices du groupe CRC maintiendront leur abstention.

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