Intervention de Rodolphe Belmer

Commission des affaires économiques — Réunion du 5 octobre 2016 à 9h40
Audition de M. Rodolphe Belmer directeur général d'eutelsat

Rodolphe Belmer, directeur général d'Eutelsat :

Impressionnant ! Merci pour votre accueil. Je vais m'efforcer de vous exposer l'intérêt d'Eutelsat pour notre collectivité nationale. Eutelsat possède une quarantaine de satellites, pesant chacun entre cinq et six tonnes, qu'elle opère sur l'orbite géostationnaire (à 36 000 kms) pour fournir des services de télécommunication. Elle compte un millier de salariés, réalise un chiffre d'affaires de 1,5 milliard d'euros et vaut en bourse entre 4 et 5 milliards d'euros. Le satellite étant le principal moyen de diffusion de la télévision dans le monde, nous en sommes l'un des premiers distributeurs mondial, puisque quelque 6 300 chaînes passent par nos satellites. Nous assurons également les télécommunications de grosses entreprises ou d'opérateurs situés dans des zones peu denses. Enfin, nous fournissons des services de sécurité à plusieurs États.

Deuxième opérateur d'Europe et troisième sur le plan international, Eutelsat est l'un des leaders mondiaux, après Intelsat et SES, qui sont tous deux immatriculés au Luxembourg, pour des raisons que vous imaginez facilement... Nous sommes parmi les seuls à disposer d'une flotte assurant une couverture globale, répartie sur l'arc géostationnaire.

Eutelsat est un poumon économique, notamment pour l'industrie spatiale européenne, dont il est l'un des premiers clients, puisqu'il acquiert des satellites et des lanceurs. Les satellites de télécommunication constituent, en effet, plus de la moitié du chiffre d'affaires des fabricants de satellites, et nous achetons plus de 90 % de nos satellites en Europe - c'est-à-dire en France. Plus de 50 % de nos lancements sont effectués par Ariane. Nous obéissons dans nos achats à une logique de proximité, sans négliger pour autant l'exigence de qualité. Nous stimulons aussi la recherche et développement, la R&D. C'est ainsi que nous avons commandé à Airbus le premier satellite intégralement électrique. Comme vous le savez, la durée de vie des satellites est actuellement limitée par la quantité de carburant qu'ils peuvent emporter et qui leur est nécessaire pour se maintenir en orbite. Cette contrainte disparaît avec le passage à l'électrique, ce qui ouvre des perspectives considérables. Nous avons aussi été les premiers à stimuler l'émergence de la nouvelle plateforme du Spacebus Neo de Thales Alenia Space (TAS).

Eutelsat est aussi un outil d'influence considérable, puisqu'il distribue 6 328 chaînes de télévision dans le monde - mais assez peu en France, nul n'étant prophète en son pays et la puissance publique nous soutenant très peu. Nous sommes ainsi le premier diffuseur de télévision du monde arabe : 90 % des foyers arabophones reçoivent la télévision grâce à Eutelsat. Nous sommes également le premier diffuseur de télévision payante en Turquie ou en Russie. Méconnu en France, nous fournissons information, culture et divertissement à de vastes zones du monde. Dans notre chiffre d'affaires, la télévision représente 65 %, contre 25 % pour les télécommunications. Inversement, elle nous expose aux vicissitudes des évolutions géopolitiques, qu'il nous faut comprendre. L'infrastructure de télécommunications est un enjeu de souveraineté nationale et il est de plus en plus perçu comme tel.

Enfin, Eutelsat est un outil de sécurité pour plusieurs États. Je regrette à cet égard que le gouvernement français ne fasse pas plus appel à nous. Nous sommes utilisés par les gouvernements américain, anglais et italien pour communiquer avec leurs ambassades ou leurs armées, le satellite étant impossible à pirater.

Bref, nous obéissons à la fois à une logique économique et à des considérations géopolitiques. Nous sommes cotés en bourse et notre actionnariat, au-delà des 25 % détenus par BPI-France, est essentiellement flottant et de composition classique. Nous cherchons donc la rentabilité. Celle-ci, d'ailleurs, est très bonne mais Eutelsat se trouve pris dans le tumulte qui agite le monde des télécommunications et des médias, en pleine effervescence. Après une trentaine d'années de croissance forte, nous abordons une phase de stabilisation, voire même de léger déclin de notre chiffre d'affaires, en raison de la concurrence des OTT (over-the-top content) dans l'audiovisuel, qui fait pression sur les clients que sont pour nous les chaînes de télévision, et de celle des autres opérateurs de satellites, qui se multiplient à mesure que d'autres pays prennent conscience de l'enjeu de souveraineté de cette activité.

Si sa croissance est désormais modeste, notre société reste rentable puisqu'elle dégage un résultat net de 25 %. Il est vrai que notre activité économique nécessite d'importants investissements, entre 200 et 300 millions d'euros par satellite, et qu'elle comporte des risques, en contrepartie desquels nos actionnaires attendent une rentabilité élevée.

Nous rencontrons des difficultés relatives à la diffusion des chaînes de télévision. En Europe, les autorités publiques souhaitent contrôler quelles chaînes sont distribuées pour lutter notamment contre l'apologie du terrorisme ou de l'antisémitisme. Le cadre légal n'est néanmoins pas adapté à leurs besoins puisque c'est le régulateur du pays où la télévision est émise qui a compétence. Or rien n'est plus facile que de changer de pays d'émission ; et les chaînes « malfaisantes » ne se privent pas de le faire, tirant partie des différences de sensibilité entre les nations. Nous recommandons donc de nous soumettre à l'autorité du régulateur de notre pays, la France, en raison de la nationalité de la capacité satellitaire, ce qui nous permettra de donner suite aux demandes des autorités publiques.

La différence de situation fiscale avec nos deux principaux concurrents, enregistrés au Luxembourg, est inacceptable : alors que nous consacrons aux impôts 38,5 % de notre résultat, nos concurrents paient entre 4 % et 15 % du leur. Le problème n'est pas que nous ne puissions pas distribuer cet argent à nos actionnaires, mais que la valorisation de notre société en pâtit : elle ne vaut que sept fois son Ebitda (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation, and Amortization), quand nos concurrents valent onze fois le leur. Résultat, il m'est à peu près impossible de racheter l'un d'entre eux sans détruire de la valeur alors que les transformations actuelles du secteur plaident pour un mouvement de consolidation. Avec un tel écart de valorisation, il faut bien admettre que les synergies à dégager pour rentabiliser une acquisition sont quasiment hors d'atteinte.

Eutelsat est le seul opérateur au monde à n'être pas soutenu par son pays. Nous ne réalisons qu'une très faible part de notre chiffre d'affaires en France. Pourtant, l'industrie spatiale est une activité économique souveraine, indispensable pour les télécommunications, l'accès à la culture et la sécurité. Alors que nous sommes une entreprise française, dont le siège social est à Paris, et que 25 % de notre capital est détenu par BPI-France, nous avons davantage d'activité en Russie ou aux États-Unis que chez nous et presqu'autant en Chine que dans notre propre pays. Tous les autres opérateurs nationaux sont soutenus par les opérateurs locaux de leur pays ou par leurs chaînes de télévision. Hélas, le patriotisme économique n'est guère pratiqué chez nous.

Quelles sont nos perspectives ? Un premier enjeu de long terme est l'internet par satellite. On sait aujourd'hui connecter des foyers à internet par satellite, et nous avons déjà 200 000 abonnés reliés à KA-SAT, qui reçoivent chacun 12 mégabits par seconde en moyenne. Avec ce projet, Eutelsat a eu un rôle pionnier dans le développement d'une technologie dont l'importance ne peut qu'aller croissant. En effet, internet est désormais exigé par nos concitoyens comme un service vital, au même titre que l'électricité ou l'eau. Aucun analyste sérieux ne considère que les opérateurs terrestres couvriront 100 % de la population. Cela n'empêche pas certains de faire des promesses démagogiques... Selon les estimations, entre 5 % et 10 % des zones blanches, les plus optimistes descendent jusqu'à 2 %, ne seront pas couvertes. Cela constitue une part significative de la population. Si le coût moyen de connexion à la fibre en France est de 2 000 euros par foyer, il varie entre 400 euros dans le centre des agglomérations et plus de 10 000 euros dans les zones peu denses tandis qu'apporter le très haut débit par satellite à un foyer coûte entre 600 et 700 euros en investissement, à capacité et à prix final équivalents.

De plus, les consommateurs veulent désormais disposer d'internet non seulement à domicile mais en mobilité. Sur ce plan, les États-Unis ont pris de l'avance : 90 % de leurs avions proposent déjà le wifi. Nous avons signé tout récemment un contrat avec SAS et Finnair pour équiper les leurs. L'internet devra aussi être disponible en bateau et en automobile, même si cela prendra une petite dizaine d'années encore. Tout cela offre d'importantes perspectives de développement pour les satellites. Déjà, avec KA-SAT, nous avons déployé cette activité en Europe. Nous avons beaucoup appris de cette expérience ; désormais, nous maîtrisons cette technologie et sa commercialisation. Nous allons étendre notre activité dans ce domaine à la Russie et à l'Afrique. Le marché est porteur.

Comment accélérer notre développement ? Une nouvelle génération de satellites est en préparation, qui entrera en service en 2020 ou 2021. Ces satellites seront dix fois plus productifs que les actuels. Ils apporteront au consommateur final le même service que la fibre et au même prix. L'internet par satellite ne doit plus être vu comme un pis-aller ; il constitue un complément à la fibre, apportant le très haut débit là où celle-ci est absente. Pour l'heure, l'industrie française n'est pas en avance sur le Very High Throughput Satellite (VHTS). Les Etats-Unis, eux, y croient depuis des années car ils considèrent depuis longtemps le développement de l'internet par satellite comme une infrastructure essentielle. Nous devons donc stimuler l'industrie française d'autant que, dans les autres secteurs de l'industrie spatiale, une phase de stabilisation ou de légère baisse s'amorce. Inversement, le marché de l'internet par satellite est très prometteur.

Les autorités françaises ne jurent que par la fibre, pour des raisons qui me paraissent parfois toucher à l'obscurantisme. D'autres États sont plus ouverts à l'idée que le satellite vienne compléter les infrastructures terrestres, comme l'Australie. Nous travaillons avec la Russie et l'Afrique ; le gouvernement italien souhaite utiliser cet outil pour atteindre son objectif de couverture de 100 % de la population avant 2020 - qu'il atteindra, contrairement à la France.

Le développement de la connectivité des automobiles est crucial puisque le marché se dirige massivement vers la voiture autonome. D'une voiture qui se pilote elle-même, il faudra faire un centre de divertissement, de culture, voire un lieu de travail. Nous avons répondu à l'appel d'offres émis par la Commission européenne pour le développement de Galileo, un « GPS européen » qui offrira un service de localisation en mobilité grâce à une constellation de satellites avec plus de précision que son concurrent américain. Nous savons déjà opérer une constellation de satellites puisque nous en avons déjà quarante en orbite. Surtout, ce projet ouvrirait les portes du marché automobile à Galileo. Bien sûr, nous avons conscience que ce dossier relève non seulement d'une logique industrielle mais aussi de l'équilibre entre les États-membres. Nous espérons que notre proposition, compétitive, remportera l'appel d'offres avec le soutien des États concernés.

Que faire pour mieux exploiter cet actif qu'est Eutelsat ? Nous devons intégrer le projet de satellite VHTS dans les investissements et la R&D relative au spatial et au très haut débit. Il s'agit d'investissements onéreux, que nous ne pourrons consentir si nous n'avons pas la garantie de trouver des clients. La puissance politique doit donc intervenir. Nous ne prétendons ni couvrir 100 % des consommateurs ni concurrencer la fibre mais apporter un complément indispensable aux opérateurs terrestres, sans leur être comparables par la taille.

Nos positions orbitales valent de l'or et suscitent l'envie de nombreux autres pays comme de nos concurrents. Nous devons donc les protéger, c'est un enjeu de souveraineté. Nous sommes déçus d'être si peu soutenus. Le développement d'un certain patriotisme économique nous semblerait bienvenu. Nous souhaitons notamment être soutenus par la puissance publique pour décrocher le projet Galileo.

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