Merci pour votre invitation. Le moment est propice pour un tel échange : le président Juncker a prononcé le 14 septembre son discours sur l'état de l'Union ; un sommet à 27 États s'est ensuite tenu à Bratislava ; le semestre européen débute.
Le discours sur l'état de l'Union a pour ambition de tracer la feuille de route européenne pour les mois à venir. Ce discours a lieu dans un contexte difficile. Le climat politique n'est pas propice, à court terme, au lancement de grands chantiers d'approfondissement de l'Union, ce qui lui fait courir le risque de se renfermer en se recentrant sur des préoccupations immédiates, quotidiennes.
La crise économique est derrière nous, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire de notre performance sur le front de la croissance ni de l'emploi. Celui-ci a atteint dans la zone euro son plus haut niveau depuis la crise financière du deuxième trimestre 2016 mais l'amélioration reste très progressive. La croissance demeure fragile ; les conséquences du Brexit sont encore inconnues. Elles dépendront de la façon dont la négociation se déroule, du moment où elle est lancée et de son esprit. Les impacts négatifs peuvent être très limités ou au contraire extrêmement forts. Ils pourraient aller de - 0,1 % à - 0,5 % pour le reste de l'Union européenne et de - 1 % à - 2,5 % pour le Royaume-Uni. Ces fourchettes montrent bien l'impact des politiques publiques sur la croissance.
Parallèlement, on note une montée des populismes eurosceptiques, en Pologne, aux Pays-Bas, au Danemark, en Autriche, en Hongrie - la signification symbolique du référendum qui s'y annonce est extrêmement forte -, en Italie, en Allemagne... Quant à la France, elle ne fait pas exception, loin de là. La banalisation de l'euroscepticisme, qui pénètre parfois certains partis de gouvernement, laisse songeur.
Les relations entre l'Est et l'Ouest de l'Europe se durcissent. Les différences, qui ont toujours existé, s'accentuent avec la crise des réfugiés et la réforme de la directive sur les travailleurs détachés. Certaines pratiques, à la limite de l'État de droit, sont préoccupantes.
À ces crises de fond s'ajoutent trois phénomènes violents : la crise des réfugiés, la crise de la sécurité et le Brexit. La première a révélé la porosité des frontières externes. La deuxième constitue un défi pour l'Europe : elle n'est pas au coeur de ses principales compétences, mais sa résolution passe forcément par l'Union européenne. Amedy Coulibaly est né en France ; il a rencontré ses complices en Espagne ; il a voyagé en Turquie, a envoyé sa femme en Syrie et a acheté en Belgique des armes provenant de Slovaquie, exportées par une entreprise de Slovénie. Face à ce phénomène, les services de sécurité doivent mieux coopérer sous une législation protectrice.
La perte à venir d'un État membre majeur crée, quant à elle, une incertitude que les opérateurs économiques n'aiment pas. C'est pourquoi la Commission européenne suit de près le déclenchement de l'article 50. S'il faut un certain temps pour le préparer, cela ne doit pas durer trop longtemps, sous peine de donner un sentiment d'hésitation dont l'impact économique sera important.
Le défi politique posé par le Brexit est le suivant : que fait-on pendant les négociations ? L'approbation du Brexit ne signifie pas que les Britanniques sont déjà partis. Leurs ministres siègent à la table du Conseil. Pour autant, il faut faire avancer les dossiers. Les 27 doivent montrer qu'ils ne sont pas en pause.
L'approfondissement de la zone euro reste un chantier majeur puisqu'elle représente le terrain sur lequel nous pouvons développer le plus de projets politiques et économiques.
Le paysage, fragmenté, mène à une Union européenne sur la défensive qui doit retrouver un sens commun. Le discours sur l'état de l'Union a manifesté la volonté de ressouder un continent déchiré, d'où l'impulsion renouvelée du chantier du marché intérieur, qu'il s'agisse de capitaux ou de numérique. Nous devons en finir avec des régulations fragmentées, la juxtaposition de 28 législations et de 28 technologies quand les États-Unis n'en ont qu'une. La Commission a la nette ambition de renouer avec les préoccupations immédiates des citoyens, par exemple en équipant chaque village d'un accès internet sans fil gratuit. Elle a la volonté d'aller à la rencontre des citoyens. Les commissaires doivent passer du temps dans les parlements nationaux et sur le terrain. Il faut accélérer la cadence.
Je soulignerai quatre bonnes nouvelles pour la France à l'issue du discours de M. Juncker.
L'Europe de la défense va prendre chair avec la création d'un fonds européen de défense et la mise en commun des capacités de défense des États membres volontaires à travers la création d'un quartier général unique. La France, qui assume beaucoup de la charge de la défense européenne, peut entrevoir la perspective d'une meilleure répartition de celle-ci.
La croissance reçoit un appui ferme avec le doublement du plan Juncker pour l'investissement. Le déficit d'investissement en Europe est très important. Le plan sera doublé dans sa durée, d'ici à 2022, et dans sa capacité financière, pour atteindre au moins 500 milliards d'euros d'ici 2020 et 630 d'ici 2022. La France en est le premier bénéficiaire avec plus de 15 milliards d'euros déjà mobilisés, la création de 32 000 emplois et la signature de 20 accords de financement générant 6,3 milliards d'euros d'investissements, bénéficiant à plus de 38 000 PME. La France compte des entreprises bien situées dans les secteurs prioritaires des technologies numériques, des économies d'énergie ou des nouvelles mobilités et jouit d'un système financier public et parapublic efficace, qu'il s'agisse de la BPI ou de la Caisse des dépôts.
La dimension sociale n'est pas oubliée. Un socle européen des droits sociaux doit être présenté. La Commission maintient son objectif de réforme de la directive sur les travailleurs détachés. Les abus alimentent l'idée selon laquelle l'Union européenne promeut l'alignement des normes par le bas. C'est l'intérêt de tous de limiter ces abus.
Enfin, en matière de sécurité intérieure, la Commission renforce Europol mais aussi l'échange d'informations pour lutter contre le terrorisme et déploie rapidement les activités opérationnelles du corps européen des garde-frontières et des garde-côtes. Afin de mieux contrôler les entrées dans l'Union, elle propose également de développer un système d'information sur les voyages, à l'image des États-Unis. Le sommet de Bratislava a été le théâtre d'avancées marquées dans le domaine de la sécurité, intérieure et extérieure.
J'en viens au semestre européen. Je n'ai pas encore reçu l'avant-projet de budget français. Nos services ont déjà commencé à discuter avec le Gouvernement. J'ai moi-même eu des échanges avec le Président de la République, le Premier ministre et le ministre des finances. Les autorités françaises se sont engagées à ramener le déficit public à 2,7 % en 2017. Ce message politique est en conformité avec les règles. La Commission attend de la France qu'elle soit nettement sous la barre des 3 %, qu'elle respecte enfin les règles. La France a bénéficié trois fois de délais, dont deux ces dernières années - j'en sais quelque chose. Il ne peut pas y avoir de sursis ni d'exception en 2017. J'ai pris note de l'avis indépendant du Haut Conseil des finances publiques. La Commission mènera son propre travail selon sa propre méthodologie.
Je garde aussi à l'esprit l'histoire récente : la France a plutôt surpris positivement ces deux dernières années en remplissant sa part du contrat sur les résultats nominaux.
Je veux exprimer des préoccupations sur les charges et dépenses qui seront reportées à 2018 ainsi que sur les réformes structurelles et la réduction des déficits structurels. Des questions évidentes se posent.
La Commission respecte la souveraineté nationale. Le Parlement et le Gouvernement jouent leur rôle. Nous n'avons pas à nous immiscer sous le capot. En revanche, nous regarderons l'équilibre général. La Commission voit aussi à long terme. Ainsi, pour sortir de la procédure de déficit excessif, il faut que la réduction du déficit en-deçà des 3 % soit solide et durable. Pour ma part, je pense que la cible de moins de 3 % est atteignable en 2017.
Le débat prend parfois des airs de caricature, mais le respect des engagements n'a pas pour but de faire plaisir à la Commission. La France doit s'y tenir pour elle-même, pour sa stature politique en Europe et pour sa performance économique. L'enjeu n'est pas la relation binaire entre Paris et Bruxelles - ce type de débat n'existe dans aucun autre pays. Personne en Europe n'a l'intention d'augmenter son déficit. La règle des 3 % n'est pas stupide mais intelligente : les déficits n'ont pas une vertu magique. L'Allemagne n'a aucun déficit et 4 % à 5 % de chômage quand l'Espagne a 5 % de déficit et 20 % de chômage. À la France de décider où elle veut figurer sur le tableau européen. L'an prochain, seuls deux États dépasseront les 3 % : la Grèce et l'Espagne. La première a longtemps été menacée d'expulsion de la zone euro, la seconde a été frappée de façon incroyablement violente par la crise. Quelle gloire la France tirerait-elle d'une place en queue de peloton ? L'influence, en Europe, dépend de la capacité à respecter sa parole. Un grand pays doit montrer l'exemple.
La dette, qui soustrait chaque année 50 milliards d'euros au budget, profite d'abord aux créanciers. Il s'agit d'une redistribution à l'envers. Tout euro dépensé au service de la dette constitue un euro perdu. Laisser filer le déficit est une mauvaise idée.
Enfin, les règles sont le fruit d'un compromis politique franco-allemand. La discipline est nécessaire au bon fonctionnement de la maison commune. S'il faut débloquer certaines réserves en Allemagne, la France doit montrer la volonté d'observer une discipline.
Les règles ne représentent pas un totem. Dans la pratique, la Commission apprécie avec flexibilité l'évolution des cycles économiques. Le pacte de stabilité et de croissance n'est plus le carcan rigide de ses débuts. Les décisions prises sur l'Espagne et le Portugal le montrent. Il faut être capable de modifier les règles, sans pour autant les bouleverser ni les mettre à bas.
La vraie question, en France, porte sur la qualité de la dépense publique, qui est parfois mauvaise. Les taux élevés de dépense publique ne correspondent pas à des niveaux élevés de performance dans les classements internationaux ni à la satisfaction des Français sur les services publics. Nous devons sortir de décennies de gestion alternant saupoudrage et rabot. Le vrai débat ne porte pas sur les 3 % ni sur le niveau du déficit, mais sur le changement de regard sur la qualité de la dépense publique.
Quant à la fiscalité, notre agenda de lutte contre la fraude et l'évasion est extrêmement ambitieux. Les révélations qui se succèdent - Lux Leaks, Panama Papers, Bahamas Leaks - constituent un élément de vulnérabilité, mais aussi de force, pour l'Europe. Certains comportements inappropriés, d'où qu'ils viennent, notamment du sein d'une institution que je connais bien, sont destructeurs dans l'opinion publique ; ils sont aussi un élément de force incroyable parce qu'ils exercent une pression sur les décideurs publics pour qu'ils mettent fin à des décennies de blocage en matière de décisions fiscales.
La très grande limite de la politique d'harmonisation fiscale est la règle de l'unanimité. Jusqu'à récemment, il fallait cinq ans pour faire naître une directive. Il ne faut plus que quelques mois. Les États membres craignent le name and shame, qu'on les nomme et qu'on les blâme. Désormais, on n'échappe pas à la patrouille. Soit on se comporte en bon citoyen, soit on sait qu'on sera rattrapé.
Nous avons déjà beaucoup fait, notamment en nouant des accords d'échanges d'informations sur les comptes de résidents avec la Suisse, le Liechtenstein, Monaco, Andorre et San Marin. Le secret bancaire n'existera plus en Europe à l'horizon 2017-2018. Si un citoyen a eu un compte en Suisse, l'obtention de l'information n'est plus problématique.
Par ailleurs, nous avons mis en place un échange automatique d'information sur les rescrits fiscaux et les prévisions d'investissement des entreprises, afin que les États connaissent la situation de leurs voisins.
Nous sommes également en train de mettre en application une directive sur l'évasion et la fraude fiscale - adoptée en cinq mois - regroupant une série d'instruments à disposition du décideur public pour faire en sorte que les entreprises multinationales paient leurs impôts là où elles font leurs profits, sans pouvoir se dérober. C'est, plus qu'un slogan, une priorité. La Commission est le fer de lance de ce combat : la décision sur Apple est très importante politiquement et symboliquement, même si elle est fondée sur des chiffres.
Enfin, dernière avancée, les entreprises doivent établir un rapport sur leurs données comptables et fiscales pays par pays. Je souhaite que ce reporting soit public, que la transparence soit totale ; je ne vois pas de contradiction entre transparence et compétitivité.
Trois décisions majeures nous attendent. La première est l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS). Je présenterai dans les prochaines semaines un projet de relance de cette directive. Ce projet majeur qui réduit les coûts administratifs et lutte contre l'évasion fiscale est bon pour les entreprises comme pour les citoyens.
La deuxième est la mise en place d'un régime définitif de TVA afin de lutter contre une fraude atteignant 160 milliards d'euros par an. J'ajoute que je proposerai dans les semaines qui viennent l'inscription de la presse en ligne et des livres électroniques sur la liste des produits à taux réduit. Un livre, qu'il soit en papier ou non, reste un livre. Cette décision, très attendue par nos médias, lèverait le contentieux entre la Commission et la France.
La troisième est l'établissement d'une liste noire européenne des paradis fiscaux. Elle n'existe pas. Certains pays en ont établi une - l'Allemagne ne recense aucun pays quand d'autres en dénombrent 85. Le Panama figure sur neuf listes, sur 28 États membres. Nous devons définir des critères communs et des sanctions communes.
La Commission a élaboré un tableau de bord fixant les critères de bonne gouvernance fiscale et les échanges automatiques d'informations. Sur cette base, nous sélectionnerons les pays avec lesquels nous dialoguerons. Le but d'une liste noire est d'inciter les pays à en sortir. Avec ce chantier considérable, nous serons des pionniers mondiaux.
Je ne suis pas débranché de toutes les préoccupations citoyennes : il y a un doute massif sur l'Europe. Mais elle constitue le bon échelon en matière de fiscalité. Nous avons besoin d'elle. La France seule ne peut rien. Nous avons réalisé des pas de géant ces deux dernières années en matière de lutte contre la fraude et l'évasion fiscale. Les pratiques condamnables reculent.
L'Europe, qui est au coeur des préoccupations, est aussi au coeur des réponses.