L'industrie navale est souvent méconnue. Les Chantiers de l'Atlantique ont pourtant construit, en un siècle, plus de 150 paquebots, parmi lesquels le Normandie, le France, le Queen Mary 2 ou l'Oasis of the Seas. Il s'agit donc d'un fleuron industriel de notre pays, reconnu au niveau européen et même mondial. Le mot d'industrie évoque des mains sales, des ateliers encombrés. En fait, les investissements qui y sont effectués - car le secteur est en pleine expansion - ne sont pas toujours visibles. Ainsi, en même temps qu'un immense portique coûtant 30 millions d'euros, STX France a récemment acquis des solutions robotiques faisant appel aux dernières technologies pour un montant équivalent. L'entreprise garde ainsi un temps d'avance sur ses concurrents, surtout extra-européens. Le centre de réalité virtuelle dont elle dispose permet à un armateur de contribuer à la conception du navire, et constitue un avantage concurrentiel évident.
En avril 2016, STX France a reçu la commande de quatre nouveaux paquebots de croisière, pour un montant de 4 milliards d'euros. Le client est MSC Croisières, une entreprise dirigée par un Italien et dont le siège social est à Genève. Pour information, ce montant correspond à 46 Airbus A320, à 37 Rafales ou encore à 7 bâtiments de projection et de commandement de type Mistral, comme ceux que nous avons vendus aux Égyptiens.
STX France compte 2 600 salariés, et en fait travailler plus de 4 000 chez ses sous-traitants. Ceux-ci ne sont d'ailleurs pas tous localisés près des chantiers navals, et il est bien rare qu'un département ne compte pas une petite entreprise travaillant pour les Chantiers de l'Atlantique.
Le marché de la croisière est en pleine expansion. Les Allemands, les Britanniques, les Italiens, et à présent les Français, sont de plus en plus nombreux à opter pour ce mode de loisir : en 2015, 6,6 millions d'Européens ont effectué une croisière. Les Américains le plébiscitent depuis longtemps, et les Chinois commencent à l'apprécier : ils furent 1 million à faire une croisière en 2015, mais seront 4,5 millions en 2020, sans doute 8 à 10 millions en 2030 et encore davantage ensuite.
Actuellement, STX France appartient à STX Offshore & Shipbuilding, son propriétaire Sud-Coréen. Ses chantiers asiatiques sont concurrentiels sur les cargos, les méthaniers ou les pétroliers, mais pas encore sur la construction de navires de croisière. Il existe trois grands constructeurs au monde : l'allemand Meyer Werft, l'italien Fincantieri et le français STX France. Fincantieri a conclu des accords de transfert de compétences avec les Chinois ces derniers mois. Nous craignons donc qu'il devienne leur cheval de Troie.
Le rachat de STX France intéresse Damen Group, une entreprise familiale néerlandaise, qui construit des ferries de petit tonnage et des bâtiments militaires. Sont aussi intéressés MSC Croisières et Royal Caribbean Cruise Line (RCCL), qui a déjà fait construire l'Oasis of the Seas, le plus grand paquebot du monde. Il serait tout à fait intéressant que ces deux clients s'intéressent à la construction de navires de croisière, et que DCNS prenne une participation à l'accord. Certes, le carnet de commandes de DCNS est plein jusqu'à 2026 - ce qui est inédit - mais à l'avenir, les commandes militaires pourraient prendre le relais des commandes civiles, qui connaissent des cycles. Les chantiers de Saint-Nazaire disposent d'une forme de près d'un kilomètre de long : si nous devons construire un nouveau porte-avion nucléaire, cela ne pourra se faire que là.
Le deuxième acheteur potentiel serait Fincantieri mais l'ensemble des acteurs économiques, syndicaux et politiques locaux y sont foncièrement opposés. Comme je l'ai dit, seule la forme de 900 mètres de long de Saint-Nazaire permet de construire d'immenses navires. À l'heure actuelle, un paquebot embarque 10 000 personnes, dont 2 500 à 3 000 salariés. Mais à l'avenir, les croisiéristes pourraient préférer voyager sur de plus petits paquebots offrant une atmosphère plus intimiste. La concurrence directe deviendrait alors extrêmement forte et Fincantieri pourrait préférer le chantier naval italien. En outre, cette entreprise réalise des transferts de technologie majeurs vers la Chine, notamment avec la construction de deux navires de croisière.
La troisième hypothèse est celle d'un constructeur chinois, dont il a été question dans la presse ces derniers jours. En réponse, l'État, qui possède un tiers du capital de STX France après le rachat d'Alstom en 2008 pour 90 à 100 millions d'euros, réaffirme sa volonté de s'impliquer, d'autant que la possibilité de construction militaire comporte un aspect stratégique. J'ai récemment rencontré M. Christophe Sirugue à ce sujet.
Si, pour l'instant, la Chine est incapable de construire des paquebots de croisière aussi grands et fins que la France, le danger de sa concurrence est évident à moyen et long terme.
Il n'est pas question d'imaginer une nationalisation des chantiers navals nazairiens. En revanche, une entrée de DCNS au capital est envisageable, par complémentarité entre le civil et le militaire. L'entrée des deux clients principaux, MSC et RCCL, répondrait à une logique industrielle pertinente.
Les Coréens obéissent à un impératif financier, la banque possédant STX France étant dans une situation extraordinairement difficile, tandis que les Français favorisent le maintien de l'outil industriel. Au-delà des emplois, l'enjeu des chantiers navals de Saint-Nazaire porte sur les bureaux d'étude qui sont extrêmement performants.
La valeur de STX France, d'un montant de 200 à 300 millions d'euros, est dérisoire par rapport au prix d'un paquebot, d'un milliard. En effet, cette entreprise ne rapporte rien ou presque à ses actionnaires. Elle a été bénéficiaire pour la première fois en 2015, dégageant 2 millions pour un chiffre d'affaires de plus d'un milliard. Le but d'un tel rachat est plutôt d'encourager l'industrie française face à la concurrence chinoise.