Intervention de Leila Aïchi

Réunion du 18 octobre 2016 à 14h30
La france et l'europe face à la crise au levant — Débat organisé à la demande d'une mission d'information et de la commission des affaires étrangères

Photo de Leila AïchiLeila Aïchi :

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 29 juin 2016, Claude Malhuret, Claude Haut et moi-même présentions un rapport adopté à l’unanimité par la commission des affaires étrangères et de la défense et intitulé La Turquie : une relation complexe mais incontournable .

Lors de la présentation de ce rapport, nous avions souligné que la situation en Turquie et dans son voisinage immédiat évoluait si vite que la réalité d’un jour pouvait ne plus être celle du lendemain. Nous ne pensions pas si bien dire ! Force est d’admettre que, au cours de l’été, la situation a considérablement évolué.

En juin dernier, le président Recep Tayyip Erdogan amorçait un tournant diplomatique en adressant à Vladimir Poutine une lettre de regrets à propos de l’avion militaire russe abattu par la Turquie le 24 novembre 2015. Depuis, la Turquie et la Russie n’ont cessé de se rapprocher, bien qu’elles aient des objectifs distincts en Syrie. Le tourisme russe en Turquie a été relancé, de même que la coopération dans le domaine énergétique. Le président russe s’est déplacé à Istanbul le 10 octobre dernier, rendant au président Erdogan la visite que celui-ci avait effectuée à Saint-Pétersbourg en août.

Ce rapprochement est aussi celui de deux chefs d’État qui ont des conceptions similaires de l’exercice du pouvoir, disposent d’un soutien important de leur population et refusent un modèle occidental libéral, préférant faire référence à la tradition, à la nation et à la religion.

Par ailleurs, le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État a ébranlé la Turquie, alors même que tous les spécialistes que nous avions rencontrés jugeaient peu réaliste l’hypothèse d’un putsch, après quatorze ans d’exercice du pouvoir par l’AKP. Cette tentative a déclenché une répression tous azimuts, permise par un régime d’état d’urgence particulièrement sévère, dont s’est récemment inquiété le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.

Les autorités turques ont eu le sentiment que l’Europe avait tardé à réagir à cette tentative de coup d’État, ce qui a engendré une situation dommageable pour nos relations, et le soupçon de laxisme à l’égard des conspirateurs n’a fait qu’amplifier les malentendus.

Enfin, le 24 août 2016, l’opération militaire lancée par la Turquie à la frontière syrienne a redistribué les cartes sur le terrain en Syrie. En effet, Ankara ne lutte pas seulement contre Daech, mais aussi – et surtout – pour empêcher le parti kurde syrien, considéré comme une branche du PKK, de s’ancrer durablement sur un territoire contigu à la frontière turque.

Dans ce contexte changeant, il est plus que jamais nécessaire de suivre des lignes directrices cohérentes et, dans cette perspective, il me semble que l’analyse que nous avions présentée à la commission avant l’été reste pertinente.

M’étant rendue à plusieurs reprises en Turquie, j’ai pu y constater, en avril dernier, une rapide dégradation du climat. Les tendances que nous avions alors perçues n’ont fait que s’aggraver.

La Turquie a pourtant connu, pendant plus d’une décennie, un développement économique rapide, accompagné d’une stabilité politique, d’une ouverture diplomatique et d’un accroissement de son pouvoir d’influence dans le monde. Mais elle subit aujourd’hui un regain de violences internes, assorti de nombreuses tensions avec ses partenaires, non seulement avec l’Europe, mais aussi avec les États-Unis, où est réfugié Fethullah Gülen, ancien allié du pouvoir turc, aujourd’hui accusé de tous les maux.

Le rapprochement de la Turquie avec la Russie, combiné à une certaine prise de distance par rapport à ses alliés de l’OTAN, ne doit pas nous laisser indifférents : si cette évolution se confirme, elle pourrait constituer une rupture géostratégique.

La Turquie a toujours été – et restera – un « pivot géopolitique de premier ordre » en raison de sa situation géographique, de sa puissance et de sa vulnérabilité potentielle : laisser s’installer le chaos en Turquie serait une catastrophe pour notre propre sécurité. La Turquie est un partenaire stratégique incontournable dans la lutte contre Daech et contre ses réseaux terroristes, ainsi que pour la résolution de la crise des réfugiés.

Il importe donc de continuer à dialoguer avec la Turquie et de renforcer nos liens avec ce pays, de sorte qu’il regarde avec bienveillance vers l’Europe, qu’il s’inspire de ses libertés et de sa modernité pour être à la fois une lueur d’espoir dans un Moyen-Orient tourmenté, un aiguillon et une référence pour le monde musulman.

Sur le plan européen, la déclaration du 18 mars 2016, malgré ses failles, a eu des effets positifs. Le couplage de la question des réfugiés avec celle des visas, décidé dans l’urgence et sur initiative allemande, n’est toutefois pas satisfaisant. La libéralisation des visas nécessite le plein respect des soixante-douze critères de la feuille de route, s’agissant notamment de la révision de la législation et des pratiques en matière de lutte contre le terrorisme.

Nous avons autant besoin de la Turquie qu’elle a besoin de nous pour sa modernisation et son développement économique, dont dépend en grande partie la popularité du président Erdogan. À plus long terme, l’objectif d’arrimer la Turquie aux valeurs de l’Europe doit demeurer, quelle que soit la nature de notre partenariat avec ce pays.

Après le Brexit, l’Europe devra elle-même être refondée, vraisemblablement selon des cercles concentriques, ce qui pourrait conduire à formuler différemment la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Un intellectuel turc a écrit : « Si l’élargissement vers l’Est consiste à intégrer l’autre Europe, l’élargissement vers la Turquie consistera à intégrer l’Autre de l’Europe. » Cela soulève la question de la nature du projet européen, qui ne se pose pas en ces termes aujourd’hui, étant donné la situation tant en Turquie qu’en Europe. Cependant, ne nous interdisons pas de la poser à l’avenir, si la situation le permet.

Dans l’immédiat, la priorité pour la France doit être d’intensifier un dialogue politique, certes difficile, mais qui doit être soutenu par un plan d’action volontariste et des échanges à tous les niveaux et dans tous les secteurs d’activité.

Sur le plan diplomatique, malgré des divergences, nous partageons avec la Turquie des positions convergentes sur le conflit syrien, marquées notamment par l’attachement à l’unité territoriale de la Syrie. Quelles que soient les divergences, avec la Turquie comme avec la Russie, elles méritent d’être mises sur la table et débattues. À défaut, nous serions condamnés à rester les témoins de l’une des pires tragédies du siècle, sans pouvoir espérer agir.

Pour conclure, je vous soumets monsieur le ministre, deux interrogations sur lesquelles vous pourriez nous apporter votre éclairage.

D’une part, quelles ont été les répercussions de la tentative de coup d’État sur notre coopération avec la Turquie, notamment dans le domaine de la lutte contre le terrorisme ?

D’autre part, quel est aujourd’hui l’agenda de la France à l’égard de la Turquie, en vue de cette intensification des relations à tous les niveaux que nous préconisons, notamment face à la crise au Levant ?

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