Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’ensemble des nations européennes et occidentales sont confrontées à un paradoxe. Elles ont manifestement – le Levant en est l’illustration – une difficulté particulière à s’adapter à un système international qui correspond pourtant, au fond, au vœu, exprimé à droite comme à gauche depuis des décennies, de voir le monde libéré de la logique des blocs et de l’emprise de l’hyperpuissance américaine.
La crise au Levant est très exactement la conséquence de cette mutation en cours. Nous avons parfois tendance à la ramener à des considérations plus simples, en la réduisant à un affrontement entre chiites et sunnites ou à des problématiques essentiellement religieuses, alors que nous assistons tout bonnement, me semble-t-il, à une reconfiguration des enjeux.
Plusieurs signes nous l’ont montré au cours de ces dernières années.
Je pense d’abord à l’affaiblissement de l’hyperpuissance américaine. Son intervention désinvolte en Irak a provoqué les conséquences que nous connaissons. D’une certaine manière, l’intervention presque aussi désinvolte que nous avons menée en Libye, sans en mesurer toutes les incidences politiques, montre bien dans quelles situations difficiles nous pouvons nous trouver engagés si nous n’envisageons pas les suites des initiatives que nous sommes amenés à prendre. Cela signifie que nous devons tirer les leçons du passé et toujours accueillir avec beaucoup de circonspection les appels à utiliser l’argument militaire dans un contexte de cette nature.
Par ailleurs, nous l’avons vu, de nouvelles alliances se font jour. Nous assistons aujourd'hui à un rapprochement entre la Russie et la Turquie qui nous interpelle. En même temps, nous ne pouvons pas ignorer les raisons qui conduisent ces deux États à se rapprocher et qui poussent la Russie à mener dans la région une politique certes condamnable, mais que nous pouvons pour autant analyser.
Ignorer que la Russie est d’abord motivée par la volonté d’empêcher l’expansion des forces islamiques radicales qui la menacent dans le Caucase, ignorer qu’elle a pour préoccupation de préserver, d’une certaine manière, le statut particulier qu’elle a su retrouver en se plaçant au premier rang dans un certain nombre de conflits qu’elle contribue à nourrir et à entretenir nous exposerait naturellement à adopter une lecture biaisée de la situation. Nous devons toujours nous efforcer d’envisager les stratégies des uns et des autres sans nous en tenir à une logique manichéenne reposant sur un jugement d’ordre moral, même si les agissements russes à Alep doivent être condamnés.
Les valeurs autour desquelles nous souhaitions auparavant organiser le monde sont aujourd’hui remises en cause. Ainsi, le respect des droits de l’homme n’est plus une grille de lecture acceptée par tous, en tout cas de manière mécanique. Certains font valoir d’autres façons de l’envisager ou même d’autres critères, ce qui nous oblige parfois à reconsidérer nos positions.
Devant cette évolution, la question de l’implication et de l’organisation de l’Europe est évidemment fondamentale. Nous devrions pouvoir nous appuyer sur une Europe déterminée, forte et, surtout, sachant vers quoi elle veut aller.
La crise migratoire a bien montré que nous sommes malheureusement loin de ces objectifs. Ce n’est pas que l’Europe soit incapable de définir des politiques et des objectifs : elle l’a fait à plusieurs reprises en matière de migrations, en mettant en place des instruments qui pouvaient constituer une réponse adaptée à la situation, en mobilisant des crédits d’intervention au bénéfice des pays de premier accueil, en renforçant ses moyens d’intervention humanitaire en Méditerranée, en débloquant des crédits supplémentaires pour favoriser l’accueil des réfugiés, en organisant la relocalisation des familles. Bref, elle a essayé de mobiliser les moyens nécessaires et a même amorcé une réflexion sur une réforme, sans doute indispensable, de l’espace Schengen et des règles de Dublin, mais elle s’est heurtée à une absence de volonté politique commune.
On peut faire reproche aux États de prendre des initiatives, mais ils y sont presque contraints dans ce contexte. Où en serions-nous si Mme Merkel n’avait pas accepté d’accueillir en Allemagne les réfugiés ? Que seraient-ils devenus ? Quelle serait la situation dans les Balkans ? Où en serions-nous si l’Allemagne, accompagnée par le reste de l’Union européenne, n’avait pas pris l’initiative de conclure avec la Turquie un accord sans doute contestable sous de très nombreux aspects, s’agissant en particulier de la question du droit d’asile, mais qui a été la seule réponse efficace trouvée pour mettre un terme à la situation humanitaire épouvantable que l’on observait en mer Égée et, plus généralement, en Méditerranée ?
Pourtant, seule l’Europe nous permettra d’apporter des réponses en profondeur. Comme l’a mis en lumière le rapport que Jacques Legendre et moi-même avons rédigé, nous ne pouvons envisager de construire des politiques de gestion des flux migratoires que si l’Europe tout entière se mobilise pour conclure avec les pays d’origine des migrants de véritables pactes permettant de financer leur développement économique et d’organiser l’accueil provisoire des personnes qui souhaitent émigrer. La situation ne pourra être maîtrisée tant qu’il existera un rapport de un à trois entre l’aide publique au développement et l’argent envoyé par les personnes migrantes dans leurs pays d’origine.
Dans ce contexte, la France a fait ce qu’elle pouvait faire. Je pense qu’elle a agi avec courage. J’en veux pour preuve, monsieur le ministre, votre engagement pour tenter de rechercher une solution politique en Syrie et nouer le dialogue avec l’ensemble des parties.
On peut, en revanche, se demander si nous sommes toujours parfaitement lucides. On sait combien il est difficile d’envisager l’émergence d’une Syrie démocratique quand les forces rebelles sont à près de 80 % acquises au djihad, selon les chiffres fournis par l’armée française. Comment vouloir à la fois la paix et le départ de Bachar al-Assad, ces deux objectifs pouvant paraître quelque peu contradictoires ?
Pour autant, la France n’a pas à rougir de l’action qu’elle mène, dans la mesure où elle s’efforce de concilier ses valeurs et des ambitions fortes. Il faudrait naturellement qu’elle puisse réussir à les faire partager par ses partenaires en Europe, notamment l’Allemagne, pour reconstruire ensemble une approche plus politique des problèmes, qu’il s’agisse de la Russie, de la Turquie ou de la situation syrienne, en résistant à la tentation de donner des leçons de morale. La France ne peut y parvenir seule.