Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, mes chers collègues, le titre de notre débat est non pas « La France face à la crise au Levant », mais bien « La France et l’Europe face à la crise au Levant ». Je voudrais, pour ma part, évoquer l’Europe par le biais du prisme des migrations, au travers de ce que j’appellerai le « jeu des sept erreurs ».
En effet, la gestion de cette crise a constitué une suite d’erreurs qui ont porté un sérieux coup à l’Union européenne ; or celle-ci, par les temps qui courent, n’en avait nullement besoin. L’analyse de ces erreurs vise non pas à accabler les responsables, mais à contribuer à relever le défi qui vient : les migrations vont s’accentuer, la crise actuelle n’en constituant qu’une répétition générale. Identifier ces erreurs est donc nécessaire si nous ne voulons pas les reproduire.
La première erreur a été de recourir à la politique de l’autruche. Le problème des réfugiés et des migrants est ancien. Il s’est aggravé depuis 2011. La guerre civile en Syrie, la chute de Kadhafi, la guerre en Afghanistan, la répression en Érythrée, la guerre civile au Soudan, au Mali et ailleurs imposaient, au-delà des priorités militaires et stratégiques, que l’on se préoccupe d’un exode massif de migrants dont les prémices s’accumulaient. Or rien n’a été fait. C’est donc dans l’urgence, lorsque l’Italie et la Grèce ont été submergées par des arrivées massives, que l’on a dû réagir, dans des conditions d’impréparation totale. Cette première erreur a entraîné les autres.
La deuxième erreur a été le chacun pour soi. L’Europe a fait la preuve de son incapacité à mettre en place une réaction globale et concertée. Il faut le dire franchement, la Grèce et l’Italie ont été abandonnées à leur sort. N’ayant pas les moyens de faire autrement, elles ont réagi en laissant filer les réfugiés. La conséquence a été le blocage des frontières, de proche en proche, chacun se barricadant chez soi. Tout cela s’est passé sous le regard des caméras de télévision ; chaque soir, le journal télévisé donnait l’impression qu’une marée humaine arrivait, ce qui a plongé les populations européennes dans une alternance de pitié culpabilisée et de panique horrifiée.
La troisième erreur a été l’incapacité de l’Union à décider et à agir rapidement. Il était impératif de modifier le processus de Schengen ou, tout au moins, de le suspendre et de trouver des solutions d’urgence. Les deux réunions du Conseil européen de septembre 2015 n’ont même pas abouti à un accord sur l’objectif, pourtant bien modeste, de relocaliser 120 000 réfugiés syriens. Au contraire, elles ont exposé des désaccords majeurs entre Europe de l’Est et Europe de l’Ouest, fragilisant un peu plus l’institution européenne.
Quatrième erreur, le chacun pour soi a mené au « un pour tous ». En août 2015, Angela Merkel a annoncé sans concertation, suscitant la colère de ses partenaires, que l’Allemagne était prête à accueillir un million de réfugiés. Cette décision a eu au moins trois conséquences : l’afflux immédiat de nouveaux réfugiés, le constat de l’effacement tragique de la France, dont le déclin économique entraîne la perte d’influence et qui n’a même pas été consultée, enfin le court-circuitage de la Commission, du Conseil et du Parlement européens, principales institutions de l’Union.
La cinquième erreur, à nouveau conséquence de la précédente, est la négociation, sous le coup de la panique, de l’accord avec la Turquie. Là aussi, il s’agit d’un accord germano-turc, et non européo-turc. La France et d’autres pays européens ont eu beau faire semblant d’avoir participé au processus, c’est l’Allemagne, et elle seule, qui a négocié ; ses partenaires ont découvert les termes de l’accord dans la nuit précédant sa signature…
Quant à ces termes, c’est une aberration d’avoir lié le sujet des réfugiés à celui des visas pour les citoyens turcs, ces deux points étant sans aucun rapport logique. En promettant la libéralisation des visas, l’Europe a émis plusieurs signaux catastrophiques. Le premier a été envoyé à l’opposition turque, qui se bat contre un régime de plus en plus dictatorial. Or, avec cet accord, on accordait un brevet de démocratie au dictateur. Deuxième signal, l’Union est prête à s’asseoir sur ses valeurs pour obtenir un avantage conjoncturel. Le troisième signal est qu’Erdogan tient maintenant l’Union dans sa main et peut exercer sur elle n’importe quel chantage, sous la menace de nouvelles vagues de réfugiés.
Enfin, il est évident que les responsables de la signature d’un tel accord n’ont pas bien compris la situation de la Turquie. Ce pays est au bord de la guerre civile. Ce n’est pas la Syrie et ses 20 millions d’habitants : c’est un pays de 75 millions d’habitants, dont 15 millions de Kurdes, 15 millions d’alévis et des millions de démocrates qui n’acceptent pas l’évolution dictatoriale du régime. La prochaine vague de réfugiés, si les visas sont accordés, sera turque. D’ores et déjà, 500 000 Kurdes, chassés par la guerre civile au Kurdistan, sont réfugiés à l’ouest de la Turquie. Ils seront demain les premiers candidats à l’asile en Europe ; beaucoup d’autres suivront.
La sixième erreur a été commise par la Commission européenne, qui apparaît aujourd’hui non comme une instance sérieuse et indépendante, mais comme l’exécutrice de décisions politiques fâcheuses, subissant de ce fait une incroyable décrédibilisation. En mars 2016, un rapport de la Commission indiquait que, sur les soixante-douze conditions posées à la mise en œuvre de l’accord sur les visas, la Turquie en remplissait dix et était « en bonne voie » pour vingt-six autres. Deux mois plus tard, alors que le régime n’avait fait que se durcir, la Commission indiquait publiquement que soixante-sept conditions étaient remplies… Cet enfumage – il n’y a pas d’autre mot – ravale la Commission européenne au rang de machine à signer, prête à n’importe quel mensonge. C’est un argument de poids donné aux eurosceptiques qui ne cessent de dire, hélas avec raison en l’occurrence, que l’Europe est un processus opaque et non démocratique.