Intervention de Didier Marie

Réunion du 18 octobre 2016 à 14h30
La france et l'europe face à la crise au levant — Débat organisé à la demande d'une mission d'information et de la commission des affaires étrangères

Photo de Didier MarieDidier Marie :

Monsieur le président, monsieur le ministre, chers collègues, je tiens d’abord à remercier M. le rapporteur et son groupe, qui sont à l’initiative de la création de cette mission d’information sur l’accord politique entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés. Nos travaux ont été l’occasion d’auditions extrêmement intéressantes et l’on peut se féliciter, monsieur Billout, que votre rapport ait été adopté à l’unanimité.

Vous l’avez rappelé, la Turquie connaît, depuis le début de 2014, un afflux sans précédent de migrants. Ces enfants, ces femmes et ces hommes fuient l’intensification du conflit en Syrie et la terreur instaurée par l’État islamique dans ce pays et en Irak. Une majorité d’entre eux souhaitent rester en Turquie, dans l’attente d’une éventuelle amélioration de la situation dans leur pays ; les autres veulent faire route vers l’Europe. C’est ainsi que, à la fin de 2015, 3 millions de réfugiés se trouvaient sur le sol turc, tandis que 870 000 personnes débarquaient en Grèce, souhaitant prioritairement rejoindre l’Allemagne, à la suite de la déclaration de bienvenue faite par Mme Merkel à l’été de la même année, ou, à défaut, d’autres pays, comme la Suède.

En décembre 2015, la pression migratoire atteignit un pic, avec 10 000 arrivées par jour de Syriens, d’Irakiens, mais aussi d’Afghans, lesquels représentent un tiers des migrants arrivés sur l’île de Lesbos. Cette île aura vu plus de 500 000 réfugiés fouler son sol.

Cette pression s’est révélée intenable pour la Grèce exsangue. Lorsque la route des Balkans, devenue autoroute vers l’Europe, a été fermée, la situation est devenue hors de contrôle. Devant la crise humanitaire, l’urgence et l’inquiétude de l’opinion publique européenne, l’Allemagne, appuyée par la France et relayée par la Commission européenne, a pris l’initiative d’un dialogue renforcé avec la Turquie, qui avait déjà signé un premier accord de réadmission des migrants irréguliers.

Ce nouvel accord, prévoyant le renvoi vers la Turquie de tous les migrants arrivés en Grèce à compter du 20 mars, a produit les effets escomptés. Les informations sur les difficultés à passer les frontières des Balkans circulant via les réseaux sociaux, ainsi que la vigilance turque à l’égard des passeurs ont fait chuter le nombre d’arrivées, qui s’établit actuellement à moins de 100 par jour. L’objectif de stopper l’afflux de réfugiés est atteint.

Pour autant, cet accord politique est controversé et insatisfaisant.

Il est controversé, parce que l’Europe semble céder à un chantage de la Turquie et que les contreparties politiques ne sont pas toutes en lien direct avec la question des réfugiés.

Il est controversé, parce que le respect des droits fondamentaux en Turquie pose question, en particulier depuis le coup d’État manqué du 15 juillet, à la suite duquel une répression intense s’est abattue sur le pays.

Il est controversé, parce que tous les migrants arrivés après le 20 mars sont susceptibles d’être renvoyés.

Il est insatisfaisant, parce que le dispositif de renvoi est en fait inopérant et que, pour 20 000 migrants arrivés depuis le 20 mars, seulement 633 retours avaient été comptabilisés à la fin de septembre ; encore faut-il noter qu’aucun de ces retours ne faisait suite à une déclaration d’irrecevabilité de la demande d’asile.

Il est insatisfaisant, parce que la situation des migrants en Grèce reste précaire. Les hotspots fonctionnent au double de leur capacité, le provisoire s’éternise, les conditions de vie se dégradent, les camps de transit sont devenus des camps de rétention et les tensions s’accroissent, comme en attestent rébellions et violences. La cinquantaine de camps de Grèce continentale qui accueillent les 50 000 migrants arrivés avant le 20 mars n’offrent pas tous des conditions de vie décentes. Par ailleurs, la situation des 2 200 mineurs isolés identifiés inquiète. Le dispositif grec d’instruction des demandes d’asile est dans un état d’embolie ; tant que cela durera, la situation se dégradera.

Il est urgent de débloquer les moyens nécessaires pour permettre à la Grèce de sortir de cette crise. La participation financière de l’Union européenne doit être augmentée, tout comme les aides bilatérales, à l’image de ce que fait la France. Le Bureau européen d’appui en matière d’asile doit être renforcé de toute urgence par du personnel compétent. On peut regretter la frilosité de certains États membres pour apporter l’appui nécessaire à l’État grec.

L’accord est insatisfaisant, parce que les frontières restent poreuses. Elles doivent être mieux protégées par FRONTEX, dont les effectifs doivent croître afin que le nombre des entrées puisse encore être réduit.

La situation des réfugiés en Turquie s’améliore grâce à l’accord, mais elle doit encore progresser. Les conditions matérielles de vie, en termes d’accès aux soins, à l’éducation et à l’alimentation, sont en progrès, grâce à une allocation mensuelle. L’accès au marché du travail reste une préoccupation, et des avancées doivent encore être réalisées.

La situation s’améliore, mais il reste que la Turquie n’octroie pas l’asile aux réfugiés autres qu’européens. Elle ne prévoit, pour les Syriens, qu’un statut moins protecteur, imprécis, dont la durée de validité n’est pas connue, ce qui engendre de la précarité. Le dispositif de réinstallation prévu par l’accord, quant à lui, ne fonctionne pas encore : seules 1 614 personnes, sur les 72 000 prévues – chiffre qui était déjà insuffisant –, ont quitté la Turquie pour l’Europe.

Les États membres de l’Union portent une grande part de responsabilité, notamment ceux qui, à l’image de la Hongrie et des membres du groupe de Visegrad, refusent la répartition proposée par la Commission. Mais la Turquie, en distinguant ceux qui peuvent rester et ceux qui peuvent partir, ne facilite pas non plus la mise en œuvre du dispositif.

Le dialogue avec l’Union européenne doit donc se poursuivre. Il doit s’accompagner, pour l’Europe, de la mise en œuvre de tous les engagements liés à la question des réfugiés. Il faut accélérer le versement de l’aide financière, engager les discussions sur un éventuel abondement de cette enveloppe et assouplir ses règles d’utilisation. Mais ce dialogue doit aussi être franc, et l’Europe doit veiller au respect des valeurs fondamentales, tenir un discours sans ambiguïté sur notre attachement au respect de la démocratie, ne pas laisser croire à la Turquie qu’il pourrait y avoir des accommodements, du « donnant-donnant », notamment sur la question des visas.

Les discussions sur une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne doivent être soumises aux mêmes exigences. Être franc, c’est dire que la Turquie n’est pas prête ; vouloir avancer, c’est envisager, peut-être, d’ouvrir de nouveaux chapitres de négociation, par exemple le chapitre 23 « Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux » ou le chapitre 24 « Justice, liberté et sécurité ».

Cet accord a un premier mérite, celui d’avoir mis fin aux naufrages tragiques en mer Égée, qui auront coûté la vie à plus de 800 personnes. Il est imparfait, mais les marges de progrès sont identifiées et des améliorations ont été apportées. Mais cet accord, dont la portée juridique est incertaine, ne résoudra pas à lui seul la crise des réfugiés en Europe. À court terme, il ne peut être pris comme prétexte pour ne pas exercer notre devoir de solidarité. À moyen terme, il ne peut se substituer à la construction d’une politique commune d’immigration et d’asile. On ne peut se contenter d’externaliser le traitement des demandes d’asile : cet accord ne peut donc être un modèle duplicable.

L’Europe doit se ressaisir ! Elle doit muscler son aide au développement, prévenir les flux migratoires à venir, liés aux questions climatiques, démographiques, économiques et politiques. Elle doit protéger ses frontières extérieures, lutter contre les passeurs, faciliter le retour des migrants irréguliers en les aidant. Elle doit faire preuve de solidarité et imposer le respect des règles communes aux pays membres qui s’en exonèrent.

L’Europe doit se ressaisir, pour garantir en son sein la cohésion nécessaire à l’acceptation sociale de l’immigration, en restant fidèle à ses valeurs comme à l’idéal européen, et ouverte sur le monde !

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