Je vous remercie de m'entendre ce matin. Vous venez d'ailleurs de me fixer un programme de travail pour les cinq prochaines années, tant la liste des questions que vous venez de m'adresser me paraît longue et complète !
France Stratégie ne travaille pas spécialement sur les sujets que vous avez évoqués, même si l'institution dont nous sommes les héritiers y a consacré certains de ses travaux. Mais on ne peut désormais réfléchir à l'ensemble des dynamiques économiques et sociales, sans que ne s'invite la problématique de la dynamique territoriale. De ce fait, nous sommes parvenus à certains résultats à partir d'une interrogation nous conduisant à suivre cette clef d'analyse. Nous sommes bien conscients que nos travaux présentent un caractère partiel et vos réactions seront pour nous autant d'indications sur ce à quoi nous devrions travailler dans les années à venir.
Je vais commencer à vous indiquer où nous en sommes avec la présentation de plusieurs cartes et graphiques.
La première carte retrace l'évolution de la population en emploi de 15 à 64 ans, par aire urbaine de résidence, de 2008 à 2013. On y observe une double césure : l'une qui se manifeste à l'échelle du territoire, entre le Nord-Est et le Sud-Ouest et l'autre, qui est à l'échelle plus fine, qui concerne le développement de l'emploi dans les aires métropolitaines. Toutes ces aires ne sont cependant pas concernées : ainsi Strasbourg ou Nice y échappent. De manière générale, on constate un développement de l'emploi plus marqué dans le Sud-Ouest et dans les aires métropolitaines et, à l'inverse, sa contraction dans le Nord-Est, les villes moyennes et les territoires ruraux.
Le graphique qui retrace, hors région parisienne, l'évolution du Produit intérieur brut (PIB) entre le Nord-Est et le Sud-Ouest de la France depuis 2000 montre l'accentuation très nette de la divergence entre les deux zones, qui ne relève pas d'un phénomène conjoncturel. Le choc industriel qu'a subi notre pays explique en partie cette situation, tout particulièrement au Nord-Est.
La carte, qui mesure l'impact des exportations chinoises sur le territoire, a été récemment réalisée par la Banque de France. Une recherche analogue a été conduite aux Etats-Unis et a permis de spatialiser cet impact. Elle va au-delà d'un point de vue purement sectoriel. Il s'agit de coupler l'analyse sectorielle avec celle de la spécialisation géographique des territoires. Il est manifeste que l'exportation chinoise représente un choc réel et persistant. On observe des conséquences analogues en France à celles constatées aux Etats-Unis. L'évolution des biens échangeables représentée sur cette carte correspond très largement à l'industrie. Le Nord-Est, particulièrement atteint, présente ainsi des évolutions moins favorables que dans le Sud-Ouest. Naturellement, les exportations chinoises ne sont pas l'unique facteur de notre désindustrialisation ; les Chinois n'étant pas nos seuls concurrents.
Pour mesurer l'ampleur de ce choc, il faut également imputer la dynamique propre des territoires que retrace la mesure de l'effet local dans les bassins d'emploi. On retrouve encore cette opposition entre le Nord-Est et le Sud-Ouest. Le choc industriel, qui vient de la technologie, du commerce international et intra-européen, a donné naissance à une dynamique défavorable qui s'amplifie et va au-delà de son impact mécanique dans les territoires traditionnellement industriels.
En outre, les dynamiques interterritoriales renvoient à la notion selon laquelle les évolutions des territoires doivent être comprises globalement. La zone rouge de cette carte indique qu'une dynamique négative est à l'oeuvre dans la région Nord-Est, de la Champagne-Lorraine jusqu'au sud de la Région parisienne. Un effet d'entrainement réciproque y joue de manière négative, à l'inverse de la dynamique positive observée dans la région Ouest des Pays de Loire ou encore en Rhône-Alpes. Telle est la première grande fracture que nous constatons à l'échelle macro-territoriale qui résulte de phénomènes sectoriels.
Le second facteur réside dans la dynamique métropolitaine. Avec 14 métropoles représentant 10 millions d'emplois, la métropolisation a connu une très forte évolution sur la période 2000-2013, en matière d'emplois notamment. Lorsqu'on s'éloigne des métropoles, on observe une dégradation. Une telle dynamique est à l'oeuvre à l'échelle mondiale et résulte de la nature de notre économie où les interactions, notamment en matière d'innovation, supplantent l'intégration verticale. Dans un tel contexte, l'agglomération spatiale présente des effets positifs sur la dynamique économique. Ce ne sont pas là des jeux à sommes nulles : ce que les uns perdent se traduit en gains collectifs et en productivité pour l'ensemble des territoires, du fait de la nature du développement économique. Il s'agit de tirer parti des effets positifs de ces interactions, sans pour autant aviver la désertification du reste de nos territoires. Tel est le grand défi pour nos pays. Je ne pense pas que nous puissions dans le contexte de croissance faible de la productivité nous passer d'une telle source de dynamisme économique.
Le tableau présenté suivant indique le poids des aires urbaines selon leur taille dans le total national. Il est intéressant de voir à quel point on a une très forte concentration pour un certain nombre de caractéristiques. S'agissant notamment de la part dans la population totale des diplômés du supérieur de 25 à 55 ans, l'aire urbaine de Paris, qui représente 19 % de la population totale, accueille plus de 25% des diplômés nationaux. On constate un phénomène analogue pour les aires urbaines de plus de 500.000 habitants. La part des salaires versés suit également cette tendance puisque Paris et les aires urbaines de plus de 500.000 habitants représentent plus de 55 % de la masse salariale totale pour 40 % de la population. Cet écart de 15 points est considérable. Un tel phénomène est observable à l'échelle mondiale. Ainsi, aux Etats-Unis, les aires urbaines dans lesquelles se concentrent les diplômés de l'enseignement supérieur en accueillent quatre fois plus que les autres aires. Cette extrême concentration des ressources et des populations à hauts revenus, comme à San Francisco, induit par exemple une hausse considérable du coût de l'immobilier.
Quel est l'effet d'entraînement de ces métropoles ? Dans les aires urbaines, l'autocorrélation de l'emploi dans les secteurs de la base compétitive induit, dans la périphérie des aires métropolitaines, des effets négatifs sur l'emploi. En d'autres termes, l'effet de concentration au centre implique la raréfaction des emplois en périphérie. Dans certaines métropoles, on constate cependant des effets neutres ou positifs. Localement, l'effet de concentration avec déperdition d'emplois à la périphérie ne se fait donc pas nécessairement sentir. La question de savoir comment va s'organiser cette relation entre la croissance de la métropole et celle des territoires environnants est absolument centrale. Elle renvoie d'ailleurs à celle que vous posiez quant aux instruments qu'il importe de développer.
Les métropoles sont des territoires présentant de fortes inégalités de revenus. Avant ou après impôt, les inégalités demeurent dans les deux cas, surtout à Paris et dans les grandes métropoles, moins dans les autres aires métropolitaines ou rurales. Ces données corroborent ce que je vous indiquais sur la concentration des masses salariales et des hauts revenus, en même temps que celle des faibles revenus. La richesse n'est pas la seule à être concentrée ; les inégalités suivent également une tendance similaire qui est accentuée encore par le prix du logement.
L'impact du système socio-fiscal est un point important, comme en témoignent les travaux du Haut conseil de la protection sociale. Laurent Davezies a bien démontré le rôle d'amortisseur joué par ce système. Les écarts de PIB, d'une part, et ceux du revenu disponible par habitant selon les régions, d'autre part, manifestent cet amortissement des inégalités par le système socio-fiscal, suite aux transferts qui corrigent considérablement les inégalités entre territoires et réduisent la fracture entre zones géographiques. Ce n'est pas là l'effet d'une politique particulière. Lorsque je reprends la courbe précédente retraçant les écarts de revenus entre Nord-Est et Sud-Ouest, les écarts de revenus par habitant initiaux sont très atténués. Tel est l'effet du système socio-fiscal qui corrige mécaniquement, par le biais de revenus de transfert comme les retraites ou les prestations sociales diverses, ces inégalités dans la création de richesses.
Ceci m'amène à envisager la question des écarts de développement à l'intérieur du territoire français à l'aune de comparaisons internationales. Ces données sont extraites d'un rapport que nous venons de publier et qui porte sur les lignes de faille dans la société française. La question des inégalités territoriales y est évoquée. Tout en étant conscient du caractère parfois artificiel de telles comparaisons, nous avons tenté de comparer les écarts de revenus disponibles par habitant selon les régions avec d'autres pays. Les comparaisons portent ainsi soit sur les revenus primaires, avant redistribution, soit sur les revenus disponibles. Au regard d'autres pays, nos inégalités régionales, territoires ultramarins compris, voire davantage encore lorsque seule la France métropolitaine est prise en compte, sont beaucoup moins prononcées, que celles constatées en Italie, Espagne, voire en Allemagne ou encore au Royaume-Uni. L'effet du système socio-fiscal en France est très élevé puisqu'il divise par deux l'écart type des revenus entre régions. On ne retrouve pas une correction analogue des revenus primaires par le système socio-fiscal dans les autres pays d'Europe. Notre situation demeure, de ce point de vue, plus favorable. On peut certes objecter que l'échelle n'est pas la bonne ; j'en conviens, comme en témoigne notre première carte où figuraient des taches vertes et rouges représentant la situation contrastée de l'emploi. Il est néanmoins important de garder en tête que, contrairement à d'autres pays, notre territoire ne connaît pas de trop grandes disparités à l'échelle régionale. Autrement dit, la redistribution entre régions continue à fonctionner, même s'il faut prendre garde à l'écart entre le Nord-Est et le Sud-Ouest. Nous ne sommes pas dans une situation comparable à celle de l'Allemagne confrontée au nécessaire appel à la solidarité nationale pour ses régions de l'Est.
Je terminerai avec quelques éléments sur l'égalité des chances. Lorsqu'on réfléchit à la première mission de la puissance publique sur les territoires, on s'accordera à dire qu'il est essentiel, quelle que soit la dynamique de développement des territoires, d'assurer l'égalité des chances entre tous les citoyens où qu'ils se situent. C'est là un élément central du pacte républicain. La carte retraçant la proportion des enfants d'ouvriers et employés devenus cadres et professions intermédiaires, selon le département de naissance, représente la mobilité sociale ascendante sur une génération. Il est frappant de constater que cette mobilité sociale varie du simple au double selon le département de naissance. Nous avons récemment conduit ce travail qui a déjà été réalisé aux Etats-Unis. Cette mobilité est certes plus favorable en France sans pour autant être satisfaisante.
Les écarts constatés sont parfaitement stables dans le temps : si vous êtes né en Picardie ou en Creuse, vous avez deux fois moins de chance d'ascension sociale, avec des parents à conditions socio-économiques égales, que si vous êtes nés dans le Finistère ou en Savoie. Ce n'est pas en raison du caractère rural ou urbain des départements concernés. L'accès à l'enseignement supérieur est la variable d'explication de ces disparités et le développement économique du département joue un rôle tout à fait marginal dans l'ascension sociale. Quelle est la proportion de ces jeunes des milieux populaires qui a eu accès à l'enseignement supérieur ? Cette proportion varie elle aussi du simple au double. Qu'est-ce qui vient de la tradition ou du comportement des familles, pourquoi l'Education nationale ne corrige pas suffisamment ces traditions ? Nous avons présenté cette carte aux recteurs d'académie qui n'ont guère été surpris par les résultats de nos recherches. Un effort considérable doit ainsi être conduit pour corriger une telle situation et s'assurer que le lieu de naissance ne soit plus un élément déterminant du devenir social des individus. C'est là une clef de lecture tout à fait essentielle : s'il est important d'assurer une égalité de l'offre éducative - car il existe des collèges et des filières d'accès vers l'enseignement supérieur, la proximité de l'université n'étant pas un facteur essentiel, encore faut-il mettre en oeuvre une politique d'accompagnement qui permette d'aller au-delà.
Les dépenses pour la formation continue des chômeurs sont très variables selon les territoires. Grandes sont ainsi les différences entre les Hauts-de-France et la Bretagne. Les applications de la politique nationale de lutte de chômage sont ainsi très différentes selon les territoires. Consacrons-nous suffisamment d'efforts à la correction de telles inégalités liées au territoire de résidence ?
Mon propos portera enfin sur la carte qui concerne plus directement la ruralité et l'accès aux services publics. Cette carte traduit largement la spécificité des zones de montagne. Dans certains territoires, la distance par rapport aux services de santé s'est accrue sans que le facteur géographique n'explique totalement une telle tendance.
Pour conclure, le choc lié à l'évolution du commerce international et à la désindustrialisation est un élément nouveau et préoccupant. La métropolisation, sur laquelle il convient de miser par souci d'efficacité, est un autre phénomène macro-économique prégnant. Que faire ? L'exigence d'égalité des chances entre citoyens implique de consacrer des efforts accrus et des moyens différents, une fois constaté le caractère insatisfaisant de la situation sur le territoire.
Il faut par ailleurs organiser la diffusion de la croissance. Parler de métropolisation implique de prendre en compte les gains induits par certaines activités qui ne se développent que dans des conditions de pression qui leur sont favorables. Il faut ainsi accepter la métropolisation de ces activités. Il serait cependant absurde de considérer que l'ensemble des activités économiques demande, par nature, à être concentré dans les métropoles. Au contraire, la métropolisation peut induire des effets de congestion et l'accroissement du coût de certaines ressources, dont le foncier. Certaines activités ne tirent d'ailleurs aucun gain de la métropolisation. Il faut ainsi viser un développement du territoire conciliant le gain collectif dû à ces concentrations avec la création d'autres équilibres résultant du développement de nouvelles activités.
S'agissant de la ruralité, nous ne disposons pas de la finesse d'analyse nous permettant de l'appréhender de manière satisfaisante. En effet, comment assurer à ces territoires ruraux, à relativement petite échelle, la prospérité et une dynamique propre ? Ce n'est pas sur des cartes à l'échelle départementale ou infra-départementale qu'on va pouvoir considérer une telle dynamique. Il importe de combiner les éléments de concentration et de dynamisme économique avec l'exigence de l'équilibre territorial. Une telle démarche implique de se déprendre d'une lecture limitée à la seule économie spatiale.
Les instruments à mettre en oeuvre impliquent une réflexion spécifique, en termes de services publics, d'appui à la mobilité, d'infrastructures numériques, mais aussi de fiscalité puisque cette dernière n'a pas du tout été conçue en relation avec ce type d'économie. En effet, notre fiscalité est héritée d'un contexte dans lequel le phénomène de métropolisation n'était pas du tout le même. Dès lors, pour favoriser ce qui doit être concentré et instaurer l'équilibrage de ce qui n'a pas lieu d'être concentré, de quels instruments a-t-on besoin ? A quel échelon incombe-t-il de construire un tel équilibre ? Quel est le rôle des différentes collectivités territoriales et de l'Etat ? La répartition des compétences doit ainsi être interrogée de ce point de vue-là.