Intervention de Jean-Pierre Leleux

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 19 octobre 2016 à 10h05
Contrat d'objectifs et de moyens de france télévisions pour la période 2016-2020 examen de l'avis de la commission — Communication

Photo de Jean-Pierre LeleuxJean-Pierre Leleux, rapporteur :

Après avoir auditionné la présidente de France Télévisions la semaine dernière, nous sommes réunis afin de donner un avis sur ce projet de COM.

Autant le dire tout de suite, il ne s'agit pas d'un exercice aisé car établir un tel document n'a rien d'évident dans la période que nous connaissons. L'industrie de l'audiovisuel est confrontée à une remise en cause de ses fondements mêmes. La délinéarisation des contenus change les usages et bouleverse les modèles économiques, l'émergence de géants mondiaux des plateformes de vidéos à la demande par abonnement pourrait radicalement modifier la situation du marché de la télévision dans les deux ou trois ans qui viennent.

Quel est le sens, dans ces conditions, d'un contrat d'objectifs et de moyens signé pour les cinq années de la période 2016-2020 ? Ce COM aura, en effet, nécessité une année de négociation et s'appliquera en réalité pour quatre ans, en 2017, quelques mois seulement avant des échéances politiques majeures.

Non seulement les hypothèses sur lesquelles il est fondé apparaissent fragiles ainsi que l'a reconnu elle-même la présidente de France Télévisions, mais les choix politiques, voire dans certains cas l'absence de choix, ne sauraient engager la majorité qui aura la charge de conduire la politique de la Nation après 2017.

La sagesse n'aurait-elle pas voulu, dans ces conditions, de se contenter de voter un COM provisoire pour les douze mois qui viennent ? Un tel choix aurait pu sans aucun doute nous réunir et nous permettre de bâtir ensemble une vision de l'évolution du service public de l'audiovisuel auquel nous sommes par ailleurs tous attachés. Car, au final, c'est bien cette vision qui fait défaut à un document au demeurant bien rédigé, qui comprend des orientations pertinentes, mais qui manque singulièrement de cap stratégique.

Avant d'en venir à l'évaluation des qualités et des défauts de ce document permettez-moi de vous en présenter les grandes lignes de manière factuelle.

Sur le plan financier, les ressources publiques de France Télévisions augmenteraient de 63 millions d'euros entre 2016 et 2020 pour passer de 2,509 à 2,573 milliards d'euros. Cette hausse financée exclusivement par la contribution à l'audiovisuel publique (CAP) correspond à une augmentation de 2,51 % en cinq ans, soit un accroissement cumulé des moyens de 215 millions d'euros sur cette période.

Contrairement au COM de Radio France qui a été présenté en déficit, celui de France Télévisions prévoit un résultat net positif sur les cinq années : + 0,3 millions d'euros en 2016, + 1,1 millions d'euros en 2017, + 3,8 millions d'euros en 2018, + 1,3 millions d'euros en 2019 et + 1,6 millions d'euros en 2020 .

Si la masse salariale de France Télévisions ne diminue pas, son augmentation est toutefois limitée à 15 millions d'euros, passant de 895 millions d'euros en 2016 à 910 millions d'euros en 2020. La direction de France Télévisions justifie cette hausse par le fait que l'évolution naturelle des augmentations de salaires (GVT) équivaudrait, sur la période du COM, à une hausse de la masse salariale de 60 millions d'euros. L'augmentation de 15 millions d'euros constituerait, au regard de cet indicateur, un ralentissement de l'évolution naturelle. Ce ralentissement serait obtenu par le non-remplacement de la moitié des 1000 départs à la retraite attendus sur cette période. Interrogée par votre rapporteur, la présidente de France Télévisions s'est montrée confiante sur la réalisation de cet objectif, en observant qu'il ne prenait pas en compte les démissions, autre facteur de baisse des effectifs.

Le COM annonce clairement trois priorités. La première est de dégager des moyens supplémentaires pour la création afin qu'ils retrouvent leur niveau de 2012, soit 420 millions d'euros. La deuxième de ces priorités est de renforcer l'information avec la chaîne France Info. La troisième est, enfin, de développer le numérique avec notamment une nouvelle plateforme replay et une plateforme SVOD (subscription video on demand).

J'en viens maintenant aux cinq points positifs qui figurent dans ce document et qui répondent aux préoccupations du Sénat telles qu'elles ont en particulier été formulées dans le rapport que j'ai cosigné l'année dernière avec André Gattolin sur le financement de l'audiovisuel public.

Premièrement, chacun en a bien conscience, l'audiovisuel public souffre à la fois d'une tutelle pesante et d'injonctions contradictoires qui rendent difficile la définition d'une stratégie. Comme le recommandait le rapport Schwartz, le COM a donc été revu dans sa forme et le nombre d'indicateurs réduit pour en faire un document synthétique de pilotage stratégique davantage qu'un outil de suivi de l'application du cahier des charges. C'est une bonne chose.

Deuxièmement, si ce COM ne prévoit malheureusement pas de regrouper les moyens de l'audiovisuel public au-delà de l'expérience de la chaîne France Info qui associe les équipes de France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l'INA, cette chaîne d'information montre qu'un tel regroupement de moyens est possible et permet de développer des projets nouveaux qui mobilisent les équipes sur une nouvelle ambition.

Troisièmement, l'objectif de hausse des recettes commerciales - évoluant de 11,3 millions d'euros en 2015 vers 32,1 millions d'euros en 2020 - passe, en particulier, par une meilleure valorisation des droits attachés aux programmes audiovisuels exportés. Cette meilleure valorisation répond au souci exprimé par votre rapporteur lorsqu'il a défendu une réforme des droits de la production audiovisuelle, qui s'est traduite notamment par l'accord du 10 décembre 2015 entre France Télévisions et les producteurs indépendants. Cet effort de valorisation constitue, par ailleurs, une amorce intéressante de ressources propres complémentaires.

Quatrièmement, le plan d'affaires de France Télévisions prévoit une baisse des recettes publicitaires de 329,7 millions d'euros en 2016 à 324,7 millions d'euros en 2020. Elle s'explique par la prise en compte de la suppression de la publicité autour des émissions jeunesse dont l'impact est estimé à 20 millions d'euros et qui ne sera pas compensée entièrement par la réforme des parrainages devant permettre un supplément de recettes. La suppression de la publicité est défendue par de nombreux sénateurs et une proposition de loi supprimant la publicité autour des émissions jeunesse adoptée en première lecture le 21 octobre 2015 par le Sénat et le 14 janvier 2016 par l'Assemblée nationale pourrait être à nouveau examinée en décembre par le Sénat. Son adoption par notre assemblée en deuxième lecture rendrait effective cette interdiction à partir de 2018 et constituerait une première étape vers le changement de modèle économique de France Télévisions.

Cinquième et dernier point, les crédits en faveur de la création audiovisuelle augmentent de 20 millions d'euros pour atteindre 420 millions par an et ainsi retrouver leur niveau de 2012. Ces moyens supplémentaires s'accompagnent d'un effort demandé aux producteurs pour réduire le coût des productions. L'objectif est de pouvoir financer plus de projets et de mettre l'accent sur l'innovation. La direction de France Télévisions m'a indiqué que de nouvelles cases horaires consacrées à des programmes plus originaux devraient être ouvertes hors prime time, en seconde partie de soirée et le dimanche vers 19 heures. Il s'agit d'une évolution que nous ne pouvons qu'approuver, de même que la diversification des genres et des écritures.

Vous le voyez, en soulignant ces cinq points positifs dans le COM, j'ai souhaité veiller à être le plus objectif possible. J'en viens maintenant cinq autres points qui peuvent, en revanche, poser problème.

La première crainte que je souhaite partager avec vous réside dans l'absence de réforme de la contribution à l'audiovisuel public (CAP) qui crée une incertitude sur le financement des moyens nouveaux alloués à France Télévisions au cours de l'exécution du COM. En cas de baisse du rendement de la CAP suite à l'évolution des usages, il deviendra nécessaire d'augmenter à due concurrence le tarif de la CAP ou de prévoir des crédits budgétaires. La présidente de France Télévisions a elle-même reconnu devant nous que le rendement de la CAP risquait de baisser et que « l'État va se retrouver face à une falaise », du fait de la brutalité de cette chute. Que penser, dans ces conditions, de la solidité des hypothèses financières sur lesquelles s'est construit ce document sur un point aussi essentiel que le financement à venir de l'entreprise ? Pour ma part, j'estime qu'un Gouvernement qui prévoit une hausse des dépenses de 215 millions d'euros sans garantir l'évolution des recettes correspondantes fait montre d'un défaut.

Ma deuxième crainte concerne la stabilisation du niveau des recettes publicitaires. Cette prévision repose sur l'hypothèse que les géants du Web, les « GAFA », n'augmenteront pas leur chiffre d'affaires publicitaire au détriment des médias audiovisuels. Qui peut croire sérieusement dans cette hypothèse au-delà des deux années qui viennent ? Les chaînes privées connaissent aujourd'hui une baisse significative de leurs revenus publicitaires. TF1 devrait annoncer dans quelques jours des chiffres très mauvais. Le bon sens aurait voulu d'anticiper le déclin inéluctable de la publicité et d'en tirer les conséquences sur le modèle de financement de France Télévisions en engageant la transition vers la fin de la publicité. Ce n'est pas le choix qui a été fait et nous ne pouvons que le regretter d'autant que, là encore, cela ne peut que renforcer mon inquiétude sur la viabilité de ce document.

Mon troisième regret concerne les nécessaires mutualisations et rapprochements. Nous avions une opportunité remarquable de profiter de la concomitance du renouvellement des COM de France Médias Monde et d'Arte pour engager une véritable convergence des moyens et une coordination des stratégies. La réalisation d'un COM commun a également été évoquée par certains députés il y a quelques mois. Nous savons tous que les moyens de l'audiovisuel public vont devenir plus rares dans les années à venir et qu'il existe un impératif catégorique d'identifier les sources d'économies. Or la présidente de France Télévisions, interrogée sur ces mutualisations, prétend qu' « il serait contre-productif de lister l'ensemble des réformes ». Je dois avouer ma perplexité devant une telle réponse. N'importe quelle entreprise industrielle qui ferait face à des gisements d'économies possibles commanderait une étude ad hoc spécialisée afin de chiffrer le montant des économies réalisables -qui, je le rappelle, correspondent à des prélèvements réalisés sur nos concitoyens- et conduirait un débat en son sein afin de construire un projet de mutualisation. Ce raisonnement s'applique a fortiori lorsque ces économies pourraient alléger des prélèvements supportés par nos concitoyens.

Mon quatrième sujet d'inquiétude concerne le projet de plateforme SVOD. J'ai auditionné les deux grands groupes privés français que sont TF1 et M6 et les ai interrogés sur ce sujet essentiel. Ils m'ont expliqué qu'après avoir travaillé plusieurs mois sur un projet de plateforme SVOD commun à leurs deux groupes, ils étaient arrivés à la conclusion qu'il n'y avait pas de modèle économique en l'état de la réglementation. Comment comprendre que ces deux groupes considèrent qu'il n'y a pas de gain possible alors que la présidente de France Télévisions explique son intention de lancer un tel projet, sans partenaire français, sans moyens publics, mais financé par un abonnement ? Cela alors même que le marché est déjà saturé par Netflix, Canalplay et SFR et que de nouveaux entrants devraient arriver sous peu comme Amazon et HBO. Pour mémoire, je rappellerai les mésaventures de Canal+ en Allemagne avec sa plateforme SVOD « Watchever » lancée en 2013 et qui, en deux ans, a accumulé 135 millions d'euros de pertes.

Quelle est la légitimité du service public à se lancer dans une telle aventure ? Je rappelle par ailleurs que la législation européenne est très attentive à ce que les entreprises publiques ne concurrencent pas le secteur privé de manière indue. Il y a donc fort à parier qu'une initiative non coopérative de France Télévisions non seulement constituerait un pari financier risqué mais ouvrirait également un front judiciaire à Bruxelles. Ma conviction est aujourd'hui faite que ce projet n'est pas suffisamment mûr pour figurer comme une évidence dans ce COM et que nous ne saurions le valider sans plus de réflexion.

J'ai demandé à la présidente de France Télévisions que la décision sur le lancement de ce projet de plateforme SVOD soit précédée d'un débat au Parlement. Je le rappelle aujourd'hui : cette plateforme est peut-être nécessaire et réalisable mais, compte tenu des enjeux financiers qui engageront la future majorité sortie des urnes en 2017, il est inconcevable qu'une telle décision soit prise de manière non-démocratique, sans l'accord du Parlement.

Mon cinquième point d'inquiétude concerne l'évolution de la gouvernance et du climat social dans l'entreprise. Nous sommes conscients de la difficulté qu'il y a à faire évoluer les méthodes de travail et nous partageons l'objectif consistant à développer la polycompétence. Pour autant, les difficultés rencontrées dans l'application du projet Info 2015 de rapprochement des rédactions de France 2 et France 3 mettent en évidence les difficultés à mener les réformes. La dégradation du climat social au sein des rédactions de France Télévisions suite aux initiatives successives du directeur de l'information pourrait constituer un obstacle à la modernisation de la société. Je suis, enfin, inquiet face à la succession rapide de dirigeants depuis quelques semaines qui fait suite aux déconvenues des audiences de rentrée. Tout laisse à penser que l'entreprise France Télévisions et ses salariés sont aujourd'hui inquiets, faute de véritable cap.

Par souci d'équilibre, j'ai souhaité mettre en miroir cinq points de satisfaction et cinq points d'inquiétude qui caractérisent, selon moi, ce projet de COM. Mais vous aurez compris qu'au-delà de cette feuille de route intérimaire qui nous est proposée c'est en réalité le fonctionnement même de la société qui doit être repensé, comme nous le demandions dans notre rapport de 2015 sur l'audiovisuel public. Il est incompréhensible que ce chantier ne soit pas véritablement ouvert à l'occasion de ce COM.

Permettez-moi d'évoquer trois sujets qui m'interpellent en tant que rapporteur pour les crédits de l'audiovisuel attaché à une gestion rigoureuse des deniers publics et sur lesquels j'attendais davantage d'engagements.

Le premier sujet concerne les effectifs de France 3. Ils s'élèvent aujourd'hui à 3400 personnes soit l'équivalent de l'ensemble des personnels des groupes TF1 et M6 réunis ! Lorsque l'on sait que beaucoup de documentaires et de fictions de France 3 sont réalisés par les producteurs indépendants, on ne peut qu'être stupéfait par cette situation. Or si la présidente de France Télévisions a évoqué le développement de la polycompétence, nous manquons de véritables objectifs de réductions d'effectifs de France 3.

Le deuxième sujet concerne la production. La filière production dispose d'un budget de près de 900 millions d'euros. La direction de France Télévisions a décidé de se lancer dans une nouvelle grande série quotidienne produite « en interne » à Montpellier comme le permet l'accord signé avec les producteurs en décembre dernier. Or j'ai été informé que plutôt que de recourir aux personnels de Multimédia France Production (MFP), filiale de France Télévisions, pour produire cette série ce sont 300 intermittents qui devraient être recrutés en dehors de l'entreprise ! Lorsque l'on sait que sur les six grands projets de série quotidienne lancés depuis dix ans, seul un a été un succès et que le risque financier en cas d'échec se chiffre en millions d'euros, on ne peut que s'interroger sur la rationalité des choix annoncés par la direction de France Télévisions.

Le troisième sujet de préoccupation concerne la programmation et la politique d'achat de programmes. La présidente de France Télévisions nous a expliqué qu'elle souhaitait que les Français voient la différence entre les chaînes du service public et le reste du paysage audiovisuel. Est-ce bien le cas aujourd'hui ? L'information, le divertissement et les séries américaines sont, en réalité, assez similaires sur France 2 à ce que l'on trouve sur les chaînes privées. Il n'est, en outre, pas rare que le groupe public surenchérisse sur ses concurrents privés pour l'achat de fictions américaines. Les coûts d'acquisition des programmes de France Télévisions sont, au final, deux fois plus importants que ceux de ses concurrents pour des résultats d'audience moindre. Cela signifie que non seulement le groupe ne gère pas ses structures de production de manière optimale, comme le projet de série à Montpellier le montre, mais qu'il surpaye ses achats de programmes.

L'ensemble de ces observations m'amène à penser que, au-delà du COM qui présente certaines orientations positives, les véritables problèmes structurels de l'entreprise ne sont pas traités. Les moyens publics augmentent de 215 millions d'euros mais les rigidités demeurent, malgré l'apparition de risques nouveaux. Ces risques concernent tant le financement de France Télévisions - risque de baisse du rendement de la CAP ou des recettes publicitaires - que ses nouveaux projets - absence de plan d'affaires pour la plateforme SVOD ou développement de la production interne.

Au terme de cette présentation, je vous propose de prendre ce projet de COM pour ce qu'il est : un document provisoire qui devra être profondément revu d'ici quelques mois sur la base d'un vrai projet stratégique. Le Sénat a, ces dernières années, formulé certaines propositions. Je souhaite vivement qu'elles soient entendues afin de donner un avenir à notre audiovisuel public auquel je réaffirme mon attachement comme en témoigne l'ambition que j'ai développée dans mon rapport d'information l'année dernière.

Dans cette attente, je vous proposerai de donner un avis défavorable à l'adoption de ce projet de contrat d'objectifs et de moyens pour la période 2016-2020.

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