Nous avons le plaisir d'accueillir le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Jean-Pierre Bosser.
Mon général, nous poursuivons avec vous notre cycle d'auditions budgétaires sur les crédits de la défense dans le projet de loi de finances pour 2017.
Chacun le sait, l'armée de terre, depuis les attentats de janvier 2015, est fortement sollicitée en raison de la pérennisation de l'opération Sentinelle. Pour l'essentiel de cette période, et notamment depuis l'attentat de Nice, sept mille à dix mille hommes sont mobilisés, déployés chaque jour sur le territoire national. On nous dit qu'il y a eu un rééquilibrage entre Paris et la province et que, depuis cet été, vos hommes interviennent plus en dynamique et en ronde aléatoire qu'en statique, ce que nous réclamions depuis longtemps.
Vous pourrez peut-être nous dire quelles sont les conséquences de cette situation sur l'entraînement, nous parler de l'articulation entre déploiement sur le territoire national, déploiement en opérations extérieures et entraînement, et de la façon dont vous envisagez la suite de Sentinelle. On regrette qu'il n'existe pas une doctrine d'emploi des forces sur le territoire national.
L'armée de terre est également engagée dans la remontée en puissance de sa force opérationnelle terrestre, la FOT, avec de nouveaux effectifs, suivant les décisions prises en 2015 lors de la réactualisation de la LPM et après les décisions du Président de la République au moment des voeux aux armées.
Comment se déroulent les recrutements ? Arrivez-vous à trouver des femmes et des hommes disponibles ? Comment se passe l'instruction ? Comment adapte-t-on les infrastructures par rapport à ces arrivées de personnel nouveau ?
Pouvez-vous nous dire un mot sur le renouvellement des matériels ? Griffon et Jaguar correspondent-ils à vos besoins ? Compte tenu de la ressource humaine, les matériels sont-ils à la hauteur de cette montée en puissance ?
Dans ce contexte, comment jugez-vous le moral de vos soldats qui, comme notre commission l'a constaté sur le terrain, donnent beaucoup d'eux-mêmes - même si on a senti à propos de Sentinelle un effet d'usure ?
De façon générale, quels sont pour vous les principaux points de vigilance dans le projet de loi de finances pour l'année prochaine ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Nous sommes encore plus convaincus que par le passé d'être dans un contexte que l'on peut qualifier de rupture stratégique.
D'une part, le retour de la haute intensité et des États forts est aujourd'hui avéré ; d'autre part, nos adversaires « irréguliers » qui, autrefois, étaient traditionnellement inférieurs en nombre et en puissance, sont aujourd'hui rendus de plus en plus forts par l'emploi de modes d'action innovants et l'exploitation de moyens nivelants, comme l'information, le cyberespace ou les médias.
Pire encore, aujourd'hui, lieux de guerre et lieux de paix se confondent, et il en est de même pour le temps de la guerre et celui de la paix. On peut même dire que certains hommes de paix qui étaient hier encore sur les mêmes bancs d'écoles que nos enfants, deviennent brutalement, sans raison apparente, des hommes de guerre.
Plus que jamais, il faudra vaincre l'ennemi. Ce sera lui ou nous. Mais il nous faudra également être capable de le dominer dans le temps long.
Nous avons, face à nous, une menace qui s'installe durablement. L'armée de terre a, dès 2014, anticipé cette évolution et elle colle depuis aux besoins de sécurité et de défense de la France et des Français.
Je vous propose de tracer le contour de cette armée de terre en trois traits. Tout d'abord, je vous expliquerai en quoi 2016 a été une année caractéristique en matière d'inversion de tendance. En second lieu, je dresserai le périmètre des champs d'action dans lesquels l'armée de terre est engagée. Enfin, je vous dirai comment je vois 2017 et les années qui viennent.
L'année 2016 est l'année de l'inversion de tendance.
C'est sans doute, depuis la fin de la guerre d'Algérie, un revirement majeur, tout d'abord, en matière de ressources humaines. L'armée de terre a recruté onze mille hommes supplémentaires. Ils seront dans nos rangs à la fin de l'année 2016, seront « formés » à l'été 2017 et sans doute « entraînés » à l'été 2018.
La réserve est également en phase de remontée en puissance. Son emploi a été multiplié par deux par rapport à 2015. Dans nos rangs, quatre cent cinquante réservistes interviennent désormais quotidiennement au profit de la protection des Français.
Il a ainsi été procédé en 2016 à quinze mille recrutements dans l'active et cinq mille dans la réserve. L'effort de guerre a été important dans le domaine du recrutement, mais aussi dans celui de la formation initiale.
Ces effectifs sont mis en place par densification d'unités déjà existantes. Les seules unités que l'armée de terre a créées sont la 13ème DBLE au camp du Larzac, le 5ème régiment de cuirassiers aux Émirats-arabes-unis et le 5ème régiment de dragons, qui devient notre laboratoire Scorpion.
La deuxième inversion de tendance concerne le capacitaire. En 2016, le centre de gravité entre anciens et nouveaux matériels a basculé en faveur des équipements de nouvelle génération. Nous avons vu arriver le soixantième Tigre, le vingtième Caïman, et nous allons bénéficier de la livraison de douze bâtiments modulaires durables de type « Catalpa » pour loger nos soldats nouvellement recrutés. Nous allons recevoir avant la fin de l'année les trois mille cinq cents premiers gilets de combat individuels. Les mille Ford Ranger sont désormais livrés. Nous attendons cinq cents autres véhicules légers pour 2017. En matière de commande, Scorpion est sur la voie. Nos hommes peuvent concrètement constater cette inversion de tendance.
La troisième inversion de tendance concerne les opérations. Nous intervenons pour la première fois de façon équilibrée en opérations extérieures et intérieures. Dix mille hommes hors métropole, dix mille hommes dans l'hexagone, avec un rééquilibrage entre Paris et la province, suite aux attentats de Nice, et avec le passage du « tout statique » au « tout dynamique ».
Le mot-clé, en matière d'opérations, est le continuum de la menace. L'ennemi est lourdement armé, équipé comme nous le sommes, entraîné, soutenu et endoctriné. Face à cet ennemi, le choix fait par le ministre et que nous mettons en oeuvre repose sur un principe fondamental : un seul soldat, une seule armée de terre, une même réponse, entièrement militarisée dans le cadre des OPEX et partagée avec les forces de sécurité intérieure sur le territoire national.
Nous avons eu en 2016 trois champs d'action majeurs. Le premier champ est celui de l'engagement à l'extérieur, au travers de différents types d'opérations.
Le plus classique est celui de l'intervention que l'on connaît depuis les années 1980. C'est ce que l'on vit aujourd'hui en BSS ou au Levant. Il convient de noter que la dangerosité reste permanente sur ces théâtres : une Gazelle a été touchée par des tirs d'armes légères la semaine dernière, deux VAB ont sauté sur un IED dimanche dernier, et nous avons dénombré six blessés.
Le deuxième type d'opérations qui se profile repose sur une forme de dissuasion en Europe centrale face à l'Est. Nous allons fournir un sous-groupement blindé sous commandement britannique en Estonie, en 2017, et contribuer à même hauteur sous commandement allemand en 2018, en Lituanie.
Le troisième type d'opérations en dehors du territoire national consiste à prévenir les crises en accompagnant nos alliés et, par l'intermédiaire des Nations unies, en participant à des forces comme la MINUSCA et la MINUSMA.
En matière de lutte sur notre propre territoire, notre deuxième champ, nous avons trois défis à relever.
Le premier défi, qui est majeur, concerne la protection du territoire national et des Français. Dans ce domaine, nous devons faire émerger la posture de protection terrestre (PPT) en lieu et place de Sentinelle.
Deuxième défi - j'y crois mais l'essentiel est à construire : contribuer à une meilleure connaissance de l'adversaire par le continuum extérieur-intérieur et anticiper. C'est tout l'enjeu de la PPT : face aux scénarios de crise identifiés par le SGDSN, comment pouvons-nous nous préparer ?
Troisième défi : renforcer la cohésion et la résilience de la nation. Le service militaire adapté fonctionne désormais bien, avec six mille hommes formés par an. Nous avons également mis en oeuvre le service militaire volontaire, encore en phase d'expérimentation. Il donne des résultats pour le moment très satisfaisants avec un accès à l'emploi à plus de 70 % pour les jeunes qui y sont entrés.
Nos engagements dans les champs des opérations intérieures et extérieures ne peuvent être tenus que si nous nous renforçons. C'est le troisième et dernier champ. Il existe trois enjeux en matière de renforcement.
Le premier enjeu, ce sont les ressources humaines, afin de disposer d'hommes et de femmes de qualité, facteur indispensable, qu'il s'agisse de personnel militaire ou civil. Il faut par ailleurs veiller au moral de ces soldats. On enregistre, chez nos militaires, une forte absence de la garnison depuis dix-huit mois. Quels aménagements pouvons-nous réaliser en matière de condition du personnel ?
Deuxième enjeu : nous devons également nous renforcer en matière d'entraînement face à la baisse de la préparation opérationnelle, conséquence du sur-emploi et du sur-recrutement. On a compté soixante-cinq jours de préparation opérationnelle l'an dernier, on devrait atteindre soixante-dix à soixante-quinze en 2016, alors que l'objectif demeure de quatre-vingt-dix jours.
Dernier enjeu : il nous faut nous renforcer dans le domaine de la maintenance de nos matériels. On ne pourra user plus qu'on ne régénère encore longtemps, au risque de nous essouffler et de ne plus avoir la capacité à honorer notre contrat opérationnel. C'est le but de la réforme du MCO terrestre, qui doit davantage faire appel à l'industriel pour la régénération des matériels, laissant en retour les maintenanciers de l'armée de terre concentrer leurs efforts sur la disponibilité technique.
Agir simultanément sur les trois champs d'action majeurs que je viens de détailler est une entreprise délicate. Nous devons en outre faire face à trois vents contraires avec, en premier lieu, les dysfonctionnements de Louvois, qui continuent de toucher 15 % des soldes chaque mois. Le successeur de Louvois soulève également des inquiétudes, tout comme la retenue à la source mise en oeuvre avec un logiciel non stabilisé.
Le second vent contraire concerne les infrastructures. Un grand plan a été mis en oeuvre par le ministre à ce sujet. Il comporte un certain nombre de points noirs. 75 % de ces points ont été traités pour l'armée de terre. Un gros effort a également été réalisé pour l'infrastructure de Sentinelle, à hauteur de 20 millions d'euros, afin que nos hommes soient mieux installés. Pour autant, en matière d'entretien, nous sommes toujours à 2 euros du mètre carré, contre 6 euros en 2007.
Nous visitions hier, avec le sénateur Perrin, le premier régiment d'artillerie. Ces locaux, qui datent des années 1970, ne permettent plus d'accueillir décemment nos soldats dans leurs quartiers. Or le quartier est la maison du soldat.
Le troisième vent contraire est le maintien en condition des matériels terrestres, mais surtout aéronautiques.
Pour conclure, il va falloir, en 2017, garder l'élan de 2016 et donner toute sa puissance au modèle. Le modèle « Au contact » est adapté à nos besoins : deux divisions, six brigades équilibrées, deux brigades de haute intensité, deux brigades médianes, deux brigades légères, un pilier TN qui englobe les réserves, le SMA, la BSPP, un pilier d'aérocombat, un pilier des forces spéciales. Ce modèle est actuellement déployé à 90 % et le sera à 100 % l'été prochain. Il permet de dire que l'armée de terre est aujourd'hui organisée pour faire face aux menaces auxquelles nous sommes confrontés.
Il faut aussi l'outiller. C'est tout l'enjeu de Scorpion, premier programme de l'armée de terre, qui inclut les véhicules, la simulation, les systèmes de commandement, et les munitions. Il faudra le compléter par un véhicule léger qui n'existe pas aujourd'hui, le soutenir par un MCO rénové et, surtout, au travers d'un nouveau modèle économique, accélérer les livraisons.
Le CEMAT a trouvé une petite place aux côtés de la DGA et des industriels. Même s'il n'a toujours pas de prérogative, il est néanmoins présent.
Enfin, après avoir organisé et outillé l'armée de terre, il faut l'orienter. C'est l'objet de la réunion de demain et de la présentation traditionnelle à l'IHEDN, qui aura lieu à Satory. Je vous remercie d'avoir répondu à cette invitation. Le but est de vous présenter les orientations de l'armée de terre et les huit facteurs de supériorité opérationnelle qu'elle retient pour les années à venir.
En ce qui concerne les moyens, la fin de gestion 2016 est classique, avec les inconnues que l'on connaît, comme la levée des gels et des surgels, etc.
Je suis confiant quant au PLF 2017. J'ai les moyens en T2, à hauteur de 7,8 milliards d'euros, pour honorer les besoins de la FOT.
Dans le domaine capacitaire, les commandes de SCORPION sont lancées : trois cent dix-neuf Griffon, vingt Jaguar. Côté livraisons, de nombreux matériels doivent arriver, notamment six Tigre, sept Caïman, cinq Cougar NG, trois cent soixante-dix-neuf porteurs polyvalents terrestres, cinq cents véhicules légers non protégés remplaçant la P4 ...
Dans le domaine de l'entrainement, je pense disposer de ce dont j'aurais besoin pour consommer à hauteur de mes capacités : je vise quatre-vingt-un jours de JPO en 2017 et cent soixante-quatre heures de vol.
Nous avons une belle armée de terre. Nous sommes fiers de nos soldats, et ceci crée des obligations.
La parole est aux différents rapporteurs.