Intervention de Chantal Jouanno

Réunion du 22 novembre 2016 à 15h15
2006-2016 : un combat inachevé contre les violences conjugales — Débat sur les conclusions d'un rapport de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Photo de Chantal JouannoChantal Jouanno :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, c’est un honneur d’ouvrir ce débat, même si je dois commencer mon propos par deux tristes constats.

Premièrement, les statistiques relatives aux violences conjugales ne se sont pas substantiellement améliorées au cours des dernières années. En 2010, 146 femmes et 28 hommes sont morts sous les coups de leur conjoint. En 2014, le nombre des victimes s’élève encore à 143, et même 200 personnes si l’on tient compte des suicides consécutifs et des enfants victimes.

Deuxièmement, la révélation des faits est toujours aussi difficile. Chaque année, les enquêtes recensent environ 200 000 femmes victimes de violences conjugales. Mais moins de 14 % d’entre elles portent plainte. À l’évidence, les victimes ont encore peur, elles ont encore honte et elles se taisent toujours.

Voilà le constat qui a conduit la délégation, à l’unanimité, à se poser une question simple : dix ans après la loi 2006, au terme du quatrième plan interministériel de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes, et après dix années de parfaite continuité des politiques publiques, quelles que soient les majorités en place, pourquoi les violences conjugales ne reculent-elles pas plus fortement ?

L’unanimité des groupes représentés au sein de la délégation ont concouru à ces travaux. En outre, signe que cette question est, à nos yeux, cruciale, tous les groupes ont nommé un corapporteur au titre de ce rapport, qui, au demeurant, a été adopté à l’unanimité le 11 février dernier.

Je tiens à remercier l’ensemble de mes collèges du travail qu’ils ont accompli dans un délai relativement court : non seulement Roland Courteau, qui est engagé de très longue date sur ce sujet, mais aussi Corinne Bouchoux, Laurence Cohen, Christiane Kammermann et Françoise Laborde, qui sont très investies dans le fonctionnement de notre délégation, quels que soient les débats auxquels elle se consacre.

À quelques jours de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre, et à la veille de la discussion budgétaire, nous engageons ici un débat crucial et significatif sur l’état de notre société. En effet, la place des femmes et la protection des plus faibles sont les marqueurs du degré de civilisation d’une société.

J’en viens au contenu du rapport. Son seul intitulé est éloquent : « 2006-2016 : un combat inachevé contre les violences conjugales ». En d’autres termes, malgré une véritable mobilisation des pouvoirs publics et des autorités politiques, malgré des outils toujours plus nombreux – le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, ou HCE, vient d’ailleurs de dresser le bilan du dernier plan mis en œuvre –, la situation ne s’améliore pas suffisamment : à nos yeux, les progrès ne sont pas assez substantiels.

Au terme de ce travail, nous avons adopté treize recommandations, que je regroupe par facilité en quatre axes : la réponse judiciaire ; la gouvernance ; les violences sur les enfants ; et la prise en charge des conséquences psychotraumatiques. Je précise que je n’évoquerai pas toutes nos préconisations, mais seulement les principales d’entre elles.

Le premier axe est celui de la réponse judiciaire.

À ce titre – je le répète –, notre constat est simple : les victimes ont toujours peur. Elles ont peur de porter plainte, car leur protection n’est pas encore suffisamment assurée. Nous avons notamment voulu tirer le bilan de l’ordonnance de protection. Adopté en 2010, ce texte est un très bon outil. Malheureusement, son bilan est mitigé et variable selon les départements. Le principe n’est pas en cause, mais la procédure mérite d’être améliorée : dans ce cadre, il est nécessaire de se mettre à la place des victimes.

Nous recommandons notamment que les auteurs présumés de violences soient convoqués pour comparaître devant la justice non plus par courrier recommandé, qu’ils oublient parfois de retirer, mais par huissier de justice.

Nous recommandons que les victimes bénéficient immédiatement de l’aide juridictionnelle, sans que celle-ci soit conditionnée à la délivrance d’une ordonnance de protection.

En outre, nous soutenons bien évidemment la généralisation, sur l’ensemble du territoire, du dispositif de téléprotection « grave danger «

Il faut veiller à ce que ces fameux boîtiers ne fassent jamais défaut.

À l’inverse, nous émettons un message de prudence quant aux conséquences parfois négatives de la médiation pénale en cas de violences familiales, même quand la victime a manifesté son accord. Il peut être absolument désastreux de remettre en contact le bourreau et sa victime, notamment lorsque le couple a des enfants.

Naturellement, pour atteindre ces objectifs, il est essentiel d’assurer une parfaite coordination locale entre les magistrats. À cet égard, j’attire votre attention sur l’initiative déployée à Paris : la création d’un conseil de juridiction réunissant les magistrats du siège et du parquet, la police et les services municipaux pour élaborer un schéma départemental des violences. Il nous semble bon que cette expérience puisse être reproduite dans d’autres départements. Il s’agit manifestement d’un dispositif efficace.

Le deuxième axe est celui de la gouvernance, dont cette dernière recommandation pourrait également relever.

Dans ce domaine, force est de poser une question qui, j’en conviens, est assez classique : celle des moyens accordés aux associations. Ces dernières accomplissent un immense travail. Malheureusement, et comme d’habitude pour ce qui concerne les femmes en général, on a un peu trop tendance à partir du principe que cette action relève du bénévolat – je me permets de vous renvoyer à un autre rapport établi par le HCE.

Des efforts budgétaires sont donc nécessaires pour soutenir les associations dans la durée. J’ajoute que ces moyens ne sont pas démesurés au regard du coût colossal des violences conjugales : je rappelle que leur coût est estimé à 3, 5 milliards d’euros.

De plus, pour apporter des réponses parfaitement adaptées, il est crucial d’améliorer encore la connaissance statistique des situations de violence. À ce titre, nous avons été favorablement impressionnés par l’observatoire de Seine-Saint-Denis, lequel est placé sous la présidence très efficace d’Ernestine Ronai. Cette initiative devrait, elle aussi, être généralisée à d’autres départements.

Le troisième axe renvoie à une question absolument centrale, que nous avons tenu à mettre en lumière via notre rapport : le sort réservé aux enfants.

En la matière, les chiffres font froid dans le dos. En 2014, 35 enfants sont morts par suite de violences au sein d’un couple, et 110 autres sont devenus orphelins. En outre, en 2014, 140 000 enfants vivaient dans un foyer où leur mère était victime de violence.

La question est simple : comment ces enfants peuvent-ils se construire ?

Je ne reprendrai pas le débat très pertinent mené il y a quelques années par Michèle Meunier et Muguette Dini. Leurs travaux avaient conclu à la nécessité de privilégier l’intérêt de l’enfant par rapport au maintien de la cellule familiale.

Pour notre part, nous nous sommes interrogés sur le retrait de l’autorité parentale, notamment en cas de meurtre de l’un des deux parents. Si nous n’avons pas tranché ce débat, je ne vous cache pas que je m’interroge. Comment laisser l’autorité parentale à un père qui vient de tuer la mère de son enfant ?

En revanche, nous avons été unanimes à recommander que l’exercice du droit de visite en cas de violences conjugales s’effectue dans un cadre très sécurisé. Nous recommandons ainsi la généralisation de la mesure d’accompagnement protégé, ou MAP, qui permet précisément un droit de visite dans des espaces neutres et protégés.

Nous considérons également que les pouvoirs publics n’ont pas suffisamment creusé la question de la prise en charge des auteurs de violences. Si les intéressés ne font pas l’objet d’un suivi, ils récidiveront ! À ce propos, nous avons été assez favorablement impressionnés par diverses structures que nous avons visitées à Lens ou à Arras. Ces structures sont dédiées à la prise en charge des auteurs de violences. Elles aussi mériteraient d’être déployées sur l’ensemble du territoire.

Enfin, quatrième axe, la délégation s’est particulièrement inquiétée de l’insuffisante prise en charge des victimes.

Sur ce sujet, je tiens à insister sur deux points.

Premièrement, les conséquences psychotraumatiques que ces violences infligent aux victimes sont insuffisamment prises en charge. C’est probablement la principale lacune du dispositif actuel. Nous recommandons par conséquent de généraliser les cellules d’urgence médico-psychologique interdisciplinaires, comme c’est le cas, là aussi, en Seine-Saint-Denis.

Deuxièmement, la victime ne peut pas mener à bien une reconstruction personnelle, elle ne peut pas commencer une seconde vie si elle n’a pas accès à un nouveau logement lui permettant de s’éloigner de son bourreau.

C’est là une dimension essentielle de la lutte contre les violences conjugales. Bénéficier d’un logement, à la suite d’un jugement et plus encore en cas d’urgence, est crucial pour permettre à la victime et à ses enfants de recommencer sa vie. Aussi, nous demandons que les violences conjugales soient un motif prioritaire d’attribution d’un logement social. Nous souhaiterions que le ministère en charge du logement nous communique, chaque année, des données quantifiées sur ce sujet.

Mes chers collègues, je le répète : depuis plus de dix ans, tous les gouvernements et la grande majorité des partis politiques se sont clairement engagés dans la lutte contre les violences conjugales. De nombreux outils juridiques ont été créés, de nombreux dispositifs existent.

Reste maintenant à se donner les moyens de ses ambitions.

Reste maintenant à afficher une intransigeance absolue, une tolérance zéro face à toutes les violences faites aux femmes.

Bien entendu, nous distinguons ces différents sujets, pour lesquels les curseurs sont différents. Mais il n’en est pas moins vrai que toutes les violences faites aux femmes, que ce soit la traite, la prostitution, les mutilations sexuelles, les viols, le harcèlement ou les violences conjugales, relèvent toutes d’un même sujet.

Si, comme je le disais en ouvrant mon propos, la place des femmes est le marqueur d’une société civilisée, il nous reste encore beaucoup du chemin à parcourir !

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