Quoi qu'il en soit, je m'en tiendrai à des considérations d'ordre juridique. C'est la raison de la saisine pour avis de la commission des lois. La loi de 1975 a créé un droit individuel pour les femmes : la liberté de recourir ou non à l'IVG, dans des conditions clairement définies. Immédiatement, on a pu constater qu'il était difficile de rendre ce droit effectif. Il a fallu que la législation aille plus loin et, en 1993, le délit d'entrave à l'IVG a été créé ; il a été revu en 2001 et 2014.
Ce délit se caractérise par le fait que sa commission intervient en lien avec un établissement pratiquant l'IVG, par exemple des manifestations devant la porte d'entrée, empêchant les femmes d'accéder au service dans lequel elles se rendent. Par la suite, la définition a été élargie pour tenir compte des pressions morales ou psychologiques exercées sur les intéressées et sur leur entourage.
Le présent texte étend ce délit d'entrave aux publications sur Internet. Il s'agit d'une profonde innovation. Cette proposition de loi a une histoire, que Mme la rapporteure a fort bien rappelée et sur laquelle je n'insisterai pas. Je constate simplement que le résultat est, en définitive, difficile à comprendre. Il appelle tout d'abord deux grandes critiques d'ordre constitutionnel.
Premièrement, ce texte contrevient aux règles inhérentes au droit pénal général, qu'il s'agisse du principe d'intelligibilité de la loi ou du principe d'incrimination légale figurant dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Nullum crimen, nulla poena sine lege ; le principe de légalité n'est ici pas réellement respecté car les infractions ne sont pas définies de manière suffisamment claire pour exclure l'arbitraire. J'ajoute que la rédaction issue des débats en séance publique à l'Assemblée nationale - contrairement à la rédaction de sa commission - est particulièrement inintelligible ; elle porte atteinte au principe de clarté de la loi pénale. Elle pose problème enfin au regard de la nécessité et de la proportionnalité des peines : les sanctions qu'elle prévoit sont particulièrement lourdes et bien supérieures aux sanctions encourues pour incitation à la haine, par exemple.
Deuxièmement, ce texte contrevient à la liberté d'expression, laquelle est garantie par l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Je rappelle que la liberté d'expression ne peut connaître de limitation que lorsqu'elle met en cause l'ordre public. Je vous renvoie à la décision du Conseil constitutionnel en date du 11 octobre 1984 : « La liberté d'expression est une liberté fondamentale d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés de la souveraineté nationale. Dès lors, la loi ne peut en réglementer l'exercice qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou de principes de valeur constitutionnelle. Les atteintes nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi sont seules recevables. » Or, le délit d'entrave intellectuelle à l'IVG, tel qu'il est défini pour l'heure dans cette proposition de loi, ne semble viser aucun objectif ou traduire aucun principe de valeur constitutionnelle.
Au surplus, cette proposition de loi pose problème au regard du droit européen. L'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme précise bien que tous les points de vue peuvent être exprimés, même s'ils heurtent, choquent ou inquiètent. Je vous renvoie à la décision Observer et Guardian contre Royaume-Uni rendue par la Cour de Strasbourg en 1991. On a le droit de défendre une opinion, même fausse. En effet, la liberté d'expression est par définition globale et complète. Je le répète, le seul critère impératif en la matière est de ne pas porter atteinte à l'ordre public. En l'occurrence, nous sommes donc face à une forme d'ingérence de l'autorité publique. En définitive, le présent texte me paraît à la fois inconstitutionnel et inconventionnel.