La loi de 1975 a créé au profit des femmes le droit de recourir ou non à une interruption volontaire de grossesse (IVG), dans un cadre défini par la loi.
Très vite, néanmoins, s'est posée la question de l'effectivité de ce droit. Dès 1993, le délit d'entrave a été créé, puis modifié en 2001 et 2014. Le délit d'entrave à l'IVG n'est donc pas une création. Le texte de l'Assemblée nationale vise à le modifier, en l'étendant aux publications sur Internet.
Dans l'état actuel du droit, ce délit se caractérise par le fait qu'il doit être localisé à l'intérieur des établissements pratiquant l'IVG. Deux hypothèses sont retenues pour l'entrave. La première survient lorsque les personnels, médicaux ou non, ou les femmes qui souhaitent recourir à une IVG, sont empêchés d'entrer ou de circuler dans ces établissements. La deuxième est issue de l'élargissement du délit d'entrave dans la loi de 2001 : elle concerne les pressions psychologiques exercées sur les femmes qui souhaitent subir une IVG ou sur leur entourage, mais toujours dans le cadre d'un établissement pratiquant l'IVG.
La jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation admet assez facilement le délit d'entrave, mais toujours dans un cadre légal, fidèle en cela au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.
La proposition de loi issue des travaux de l'Assemblée nationale, qui a suivi un chemin juridique plutôt cahoteux, change profondément la nature des choses.
Je rappelle que lors de l'examen en première lecture au Sénat du projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté, un amendement avait été déposé pour étendre le délit d'entrave à la diffusion sur Internet d'informations faussées - ce qui pose d'ailleurs le problème de la définition de la véracité d'une information -, ayant pour objet d'exercer des pressions sur une femme voulant pratiquer une IVG. Le Sénat a eu recours à l'article 45 de la Constitution pour déclarer cet amendement irrecevable, estimant qu'il ne présentait aucun lien avec le texte en discussion. Une proposition de loi a alors été déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale.
Ce texte est particulièrement complexe. Il prévoit que le fait de propager « par tout moyen, y compris en diffusant ou en transmettant par voie électronique ou en ligne, des allégations, indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse » est un délit.
La rédaction adoptée en séance publique à l'Assemblée nationale complète le premier alinéa de l'article L. 2223-2 du code de la santé publique pour échapper, nous dit-on, à la censure du Conseil constitutionnel. Je ne vois pas où est le résultat...
Ce texte étend assez largement le délit d'entrave aux moyens de communication d'aujourd'hui.
D'un point de vue strictement juridique, il pose plusieurs problèmes, d'ordre constitutionnel et conventionnel.
Si l'on peut comprendre la volonté de mieux définir le délit d'entrave, la voie retenue par l'Assemblée nationale pour ce faire me semble mauvaise, ce qui explique pourquoi j'y suis défavorable.
Ce texte appelle d'abord deux grandes critiques sur le plan constitutionnel.
Première critique : ce texte contrevient aux principes généraux du droit pénal, tirés de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de la jurisprudence du juge constitutionnel.
Il contrevient d'abord au principe de clarté de la loi pénale et à l'objectif d'intelligibilité de la loi. En effet, le texte qui nous est soumis est abscons, incompréhensible. La rapporteure de la commission des affaires sociales l'a elle-même qualifié d'« inintelligible ».
Il contrevient ensuite à un deuxième principe, posé par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : la légalité des incriminations. La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur ce point est claire : le législateur doit aller au bout de sa compétence et définir pleinement les infractions, sans laisser au juge la liberté de le faire. Or, sur ce point encore, le texte de l'Assemblée nationale entretient un flou important. Propager « par tout moyen, y compris en diffusant ou en transmettant par voie électronique ou en ligne, des allégations, indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse » ne caractérise pas suffisamment, à mon sens, une infraction. L'article 8 de la Déclaration de 1789 est limpide...
Deuxième critique d'ordre constitutionnel : il porte atteinte à la liberté d'expression. Toute la question est de rendre compatible la liberté de recourir ou non à IVG avec le respect de la liberté d'expression et d'opinion. Dans notre droit, la liberté d'opinion est essentielle ; elle est d'ailleurs particulièrement bien définie par le Conseil constitutionnel. Selon l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme, « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». Il n'y a ainsi qu'une limite pour restreindre la liberté d'expression : le risque de trouble à l'ordre public.
Dans une décision du 11 octobre 1984, le juge constitutionnel estime en outre que le législateur ordinaire ne peut porter atteinte à liberté d'opinion et d'expression que pour la rendre plus effective, ou pour la rendre compatible avec une autre liberté de valeur constitutionnelle. Ce n'est pas le cas en l'espèce. Le droit de recourir à l'IVG est un droit, et non pas une liberté constitutionnelle.
Sur le plan interne, donc, l'inconstitutionnalité de ce texte semble évidente.
Mais des problèmes se posent sur le plan externe également. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH) assure une protection importante de la liberté d'expression. Son article 10 stipule : « toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière ». Cela signifie que, dans les pays liés par la CEDH, il n'y a pas de vérité d'État. C'est la marque d'un pays démocratique. La Cour européenne des droits de l'homme, dans une décision ancienne, Observer et Guardian contre Royaume-Uni, en date du 26 novembre 1991, a rappelé que la convention garantit la liberté de toutes les opinions.
Toute la question est de ne pas confondre liberté d'opinion et expression d'une vérité. Chacun a le droit d'exprimer une opinion. Le droit au mensonge fait partie de l'expression de cette opinion. Nous en voyons des exemples quotidiens... La convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales précise bien que tous les points de vue peuvent être exprimés, même s'ils heurtent, choquent ou inquiètent. L'atteinte à ce droit, particulièrement bien établi au plan interne comme au plan européen, nous fait donc dire que le texte issu des travaux de l'Assemblée nationale est à la fois anticonstitutionnel et anticonventionnel.
Il y avait d'autres façons de faire pour étendre le délit d'entrave.