Je suis directeur de recherche à l'ENTPE, une école qui forme des ingénieurs civils, notamment des futurs cadres du ministère de l'écologie. Cette école est située à Vaulx-en-Velin, une banlieue populaire de Lyon. J'y dirige une composante de l'UMR CNRS EVS, le laboratoire Rives, acronyme de « Recherches interdisciplinaires ville espace société ».
J'ai choisi de revenir sur le débat mis en avant par Christophe Guilluy dans ses travaux sur la France périphérique, qui agite beaucoup les médias, le monde politique et, dans une moindre mesure, les chercheurs.
C'est ainsi l'occasion d'interroger une nouvelle géographie, qui est non plus seulement celle des villes, mais aussi celle des métropoles.
Un PowerPoint est projeté.
Il est question, dans cette table ronde, d'urbain et de ville. Mais qu'est-ce que l'urbain et qu'est-ce que la ville ? La carte du zonage en aires urbaines produite par l'Insee en 2010 montre que 95 % de la population française vit sous l'influence des villes. Si l'on s'en tient aux 241 pôles urbains qui rassemblent au moins 10 000 emplois, 82,6 % de la population française vit dans leur aire d'influence, dont les couronnes périurbaines. Ces chiffres doivent toutefois être maniés avec précaution. Tout d'abord, ces espaces présentent des caractéristiques très variables et ressemblent parfois à des campagnes. Ainsi, les territoires périurbains comprennent une large majorité de petites communes rurales, de moins de 2 000 habitants.
Surtout, une autre carte doit être prise en considération, celle des métropoles. Cette carte des métropoles se superpose peu ou prou avec celle de la concentration des richesses, ou avec celle de la concentration des « cadres des fonctions métropolitaines », pour reprendre une catégorie de l'Insee regroupant notamment les fonctions créatives, de gestion et de direction. La part de ces cadres dans l'emploi total des métropoles a connu une nette augmentation entre 1982 et 2006, ce qui se reflète aussi dans la gentrification, phénomène qui concerne surtout les grandes métropoles. Les métropoles dans lesquelles la concentration de cadres des fonctions métropolitaines dépasse 9 % sont au nombre de douze. Si l'on prend en considération la population des aires urbaines de ces métropoles, soit les pôles urbains et leurs couronnes périurbaines, on arrive à 40 % de la population française environ. Cela rejoint, par un biais différent, le chiffre avancé par Christophe Guilluy sur la France des métropoles. Cette carte des métropoles donne une vision très différente de l'urbanisation de celle qui a été présentée en ouverture de cette intervention. Nous ne sommes plus dans les 83 % et encore moins les 95 % de la population française concernée. Une large majorité de la population française vit en dehors non seulement des métropoles, mais aussi de leur zone d'influence directe, à savoir le périurbain.
Cette question des métropoles est importante car elle renvoie à la géographie des richesses. Grâce aux outils cartographiques mis à disposition par la société Géoclip, démarche dont l'Insee pourrait d'ailleurs utilement s'inspirer, j'ai classé les communes françaises selon le revenu médian par unité de consommation, afin de faire ressortir les zones de concentration de richesses. On y retrouve, pour une large part, les métropoles, notamment celle de Paris, mais aussi les régions qui bénéficient de l'influence de la Suisse et du Luxembourg, ainsi que certaines zones viticoles.
L'aire urbaine de Paris rassemble, à elle seule, environ 40 % des 322 communes françaises les plus riches, celles dont les habitants disposent d'un revenu médian d'au moins 31 000 euros par unité de consommation. Si vous retirez les communes limitrophes de la Suisse, il n'en reste plus beaucoup pour le reste de la France ! À l'inverse, parmi les 1 320 communes les plus pauvres, avec un revenu médian inférieur à 14 800 euros par unité de consommation, on en compte une part limitée autour de Paris, rassemblée pour l'essentiel en Seine-Saint-Denis. Autour de Lyon, Vaulx-en-Velin et Vénissieux figurent dans cette catégorie, alors que quatre communes appartiennent à la catégorie des communes les plus aisées.
En s'éloignant des plus grandes métropoles, on ne trouve plus de communes appartenant à la catégorie la plus riche. On peut le voir avec cette carte qui montre Nantes, Rennes et leurs alentours. Et lorsque l'on descend encore dans la hiérarchie, comme ici autour de Clermont-Ferrand, les communes appartenant aux catégories les plus pauvres deviennent très nombreuses.
Cette géographie des richesses est connue depuis longtemps. On lui prête aujourd'hui une attention médiatique et politique renouvelée en raison du lien que Christophe Guilluy établit entre cette France périphérique, populaire, et le vote en faveur du Front national.
Il s'exprime notamment en ces termes dans un entretien accordé à Jean-Laurent Cassely, journaliste au magazine Slate en 2015 : « Aujourd'hui, le vote Front national émerge précisément sur ces territoires de la France périphérique, avec des bastions qui sont toujours le Nord, l'Est, le pourtour méditerranéen, mais on voit bien, quand on zoome sur des régions et des départements, que la logique est exactement la même à chaque fois : c'est-à-dire que la dynamique FN part des petites villes, des zones rurales, des villes moyennes, et en tout cas à chaque fois des zones économiques les moins actives, qui créent le moins d'emplois. Ce sont les territoires qui sont les plus éloignés des grandes métropoles, des grandes villes actives. »
Christophe Guilluy a certes raison d'établir un lien entre cette nouvelle géographie et le vote Front national, qui émane pour une large part des catégories populaires habitant loin des métropoles. La réalité est toutefois plus complexe.
Peut-on considérer que cette France populaire, localisée dans la France périphérique, est quasi définitivement acquise au Front national ? La colère qui s'exprime au travers du vote FN doit-elle être comprise avant tout dans sa dimension identitaire, comme l'estime le Front national ? Christophe Guilluy, qui se revendique de la gauche populaire, répond par l'affirmative à ces deux questions ; je leur apporte, pour ma part, une réponse négative.
Ne nous y trompons pas : le débat, ici, n'est pas seulement académique, il s'agit aussi d'un débat réellement politique, avec un enjeu performatif. En effet, avec le débat actuel sur la France périphérique, nous sommes en train non pas de décrire une réalité, mais de la créer en même temps que nous l'énonçons. Christophe Guilluy, et ceux qui reprennent ses propos, construisent une image particulière de la France périphérique, une image discutable.
Il me semble très important, tout d'abord, d'établir une distinction entre la France périurbaine et la France périphérique. Une confusion règne en effet entre ces deux notions qu'il faut pourtant distinguer. L'espace périurbain est en large part sous l'influence des métropoles et fait donc partie de la France des métropoles. Or, c'est un point intéressant que je n'ai pas le temps de développer et qui est une première pierre dans le jardin de Christophe Guilluy, c'est précisément dans le lointain périurbain que les catégories populaires votent le plus en faveur du Front national. Si l'on dissocie le périurbain et la France périphérique, comme le fait d'ailleurs Christophe Guilluy dans son dernier ouvrage, Le crépuscule de la France d'en haut, le survote Front national dans les catégories populaires marque plus le périurbain des grandes métropoles que le coeur de la France périphérique.
Mais restons-en à la France périphérique et revenons dans les environs de Clermont-Ferrand, une zone qui comprend de nombreuses communes parmi les plus pauvres. J'ai choisi de porter attention à cette zone car une carte établie par Hervé Le Bras sur le pourcentage des votes en faveur de Marine Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle de 2012 montre que cette France très populaire ne vote pas particulièrement Front national. Je prendrai plus précisément l'exemple de La Bourboule, station thermale réputée pour ses cures à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, mais qui n'a pas vraiment réussi à conserver son attractivité. Cette commune se caractérise par un fort vieillissement et un déclin démographique prononcé puisque la population y a diminué de 1,5 % par an entre 2008 et 2013. Nombreuses sont les maisons en vente, dont certaines sont même abandonnées. Pourtant, Marine Le Pen y a recueilli 13,6 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle de 2012, contre 17,9 % en moyenne sur le territoire national. Cet écart est remarquable compte tenu, notamment, de la sociologie qui prédispose au vote Front national. Pourquoi ne parle-t-on pas de cette partie de la France, qui répond, tout autant que le Nord-Est ou le Sud, aux critères de la France périphérique ?
Autre exemple, la commune de Saillans, dans la Drôme, petite ville de 1 200 habitants appartenant elle aussi à la France périphérique. Le revenu médian par unité de consommation y est de 17 500 euros, comme à La Bourboule, et le taux de chômage de 13,4 %, contre 15 % à La Bourboule. Le vieillissement de la population est marqué, avec 33 % de plus de soixante ans, contre 28 % à La Bourboule, mais la population a enregistré une croissance annuelle de 2,9 % entre 2008 et 2013. De surcroît, la commune se situe dans une région dynamique, qui innove, notamment autour de l'agriculture biologique et de l'économie sociale et solidaire, avec le projet Biovallée. Saillans est aussi connue pour être un laboratoire de démocratie participative radicale qui attire l'attention des médias, des politiques et des chercheurs en science politique. Les résultats en faveur de Marine Le Pen ont été, là aussi, très bas en 2012, avec 12,8 % des voix. Il faut en outre souligner le faible taux d'abstention et le très bon score de Jean-Luc Mélenchon, lequel a recueilli 21,1 % des voix, soit le double de la moyenne nationale.
Quand on parle de la France périphérique, n'oublions donc pas non plus qu'il existe des dynamiques locales, qui peuvent permettent un développement économique sans être nécessairement sous perfusion des métropoles. Disant cela, je jette une pierre dans le jardin de Laurent Davezies... Les difficultés ne conduisent pas non plus inéluctablement à un vote Front national, comme le montre l'exemple de La Bourboule. Et il peut exister, comme à Saillans, des projets politiques fortement ancrés à gauche, portés par des milieux populaires et parfaitement « bobos-compatibles ». Pourquoi Christophe Guilluy, qui se revendique pourtant de la gauche populaire, n'y prête-t-il pas attention ?