Intervention de Annie Fourcaut

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Première table ronde : « ville et non-ville. banlieues périphéries périurbains espaces ruraux »

Annie Fourcaut, professeur d'histoire contemporaine, Université Paris I Panthéon-Sorbonne :

En 1998, j'avais beaucoup appris en participant à la commission dirigée par Jean-Pierre Sueur sur la politique de la ville, et c'est pourquoi j'ai accepté immédiatement d'être présente aujourd'hui. Je suis spécialiste d'histoire urbaine contemporaine.

Mon intervention, à partir du cas de Paris et de ses banlieues examinées dans une moyenne durée qui s'étend de la fin de l'Ancien Régime à nos jours, vise à dégager quelques idées simples sur la singularité des périphéries dont nous discutons ce matin. Ces généralités sont sans doute valables pour à peu près toutes les villes européennes.

Un PowerPoint est projeté.

Première idée simple : la non-ville d'aujourd'hui est la ville de demain. La ville d'Ancien Régime absorbait déjà les faubourgs : ainsi, à Paris, les espaces situés en dehors de la muraille de Charles V, sur la rive droite, et de l'enceinte de Philippe Auguste, sur la rive gauche, ont été peu à peu intégrés dans la ville.

De même, en 1859, Napoléon III annexe à Paris, par décret, les communes, dites de la « petite banlieue » - La Chapelle, Belleville, La Villette -, situées entre le mur des Fermiers généraux et l'enceinte de Thiers, construite pendant la monarchie de Juillet. Dès lors, Paris compte vingt arrondissements. En d'autres termes, le pouvoir fabrique de la ville par une décision administrative qui entérine les mutations économiques, notamment le développement de l'industrie, qu'avait connues cette petite banlieue. Une célèbre caricature de Daumier montre ce changement brutal de statut par lequel les ruraux des villages limitrophes, qui travaillent dans les champs en sabot et sont coiffés d'un bonnet de coton, deviennent des Parisiens.

En 1965, le Schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme de la région de Paris (SDAURP) de Paul Delouvrier constitue un exemple de villes créées par une décision politique, cette fois-ci dans une vision prospective, car le Schéma anticipe largement sur le développement urbain de la capitale. La création, en 2014, de la métropole du Grand Paris est l'exemple le plus récent de cette course entre décisions législatives et évolutions de l'espace vécu par les citadins.

Deuxième idée : les paysages périphériques sont un vaste bric-à-brac, mélange hétéroclite d'initiatives privées et d'application des politiques publiques. L'industrie s'y installe car les contraintes réglementaires et fiscales y sont moins fortes que dans le centre des villes et le foncier s'y révèle plus disponible et moins cher. Dans l'entre-deux guerres, des lotissements pavillonnaires défectueux sont le produit de contrats privés entre lotisseurs, qui vendent les terrains sans aménagement, et mal-lotis, qui les achètent pour y construire une bicoque. Ces espaces pavillonnaires sont régulés a posteriori par les lois Sarraut et Loucheur de 1928. Après la Seconde Guerre mondiale, l'État tente de résoudre à la fois la crise du logement et d'aménager les banlieues avec la construction de grands ensembles. À Sarcelles, par exemple, la société centrale immobilière de la Caisse des dépôts et consignations (Scic) érige en plein champ une ville nouvelle. Aujourd'hui, l'heure semble être de nouveau à l'initiative privée : l'étalement périurbain en est le symbole. Le pouvoir de contrôle s'exerce de façon beaucoup plus vigilante sur la ville-centre, où l'on ne peut pas construire n'importe quoi, tandis que dans les périphéries se développent l'habitat informel ou clandestin, les bidonvilles, les lotissements défectueux, dans des combinaisons variables entre initiative privée et application plus ou moins volontariste des politiques publiques.

Troisième idée : la périphérie est le lieu d'émergence de crises et de problèmes sociaux inédits. Elle sert aussi de banc d'essai aux politiques publiques nouvelles. Ainsi, dans l'entre-deux guerres, l'enjeu était de répondre à l'aspiration des classes populaires urbaines qui souhaitaient devenir propriétaires de leur pavillon. La loi Loucheur apporte une réponse au désordre des banlieues en permettant aux ménages populaires d'emprunter à taux réduit à la Caisse des dépôts et consignations afin de faire construire une maison décente. Dans les années soixante et soixante-dix, les grands ensembles sont au coeur de la réflexion : comment y recréer une vie urbaine et éviter la « sarcellite » ? Comment « faire ville » ? De nombreux colloques sont consacrés à ce sujet dès l'origine. En 1960, un colloque à l'Unesco mobilise architectes et technocrates sur le thème « Réussir les grands ensembles ». À partir des années quatre-vingt, la désindustrialisation et son corollaire, le chômage, la dégradation des grands ensembles, la mutation des populations qui y sont logées, l'apparition de la drogue dans les cités, l'effondrement du socialisme et du communisme municipal ouvrent une période de difficultés, dont témoignent les émeutes urbaines à partir de 1981. La politique de la ville, que Jean-Pierre Sueur connaît bien, a été conçue en réponse à ces interrogations nouvelles. En 2003, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) est créée avec pour mission de rénover les cités en difficulté, en détruisant et reconstruisant, en sécurisant les immeubles et en déplaçant les populations logées. Les banlieues concentrent l'apparition des problèmes sociaux inédits ; ainsi, aujourd'hui, on recense des zones de non-droit que constituent certaines cités de logement social ou certaines copropriétés dégradées, où se concentrent délinquance, trafic de drogue et radicalisation islamiste.

Je formulerai une dernière remarque, à propos des ségrégations socio-spatiales. Dans la ville préindustrielle, riches et pauvres se côtoient dans le grouillement de la ville dense, mais les quartiers aristocratiques se distinguent évidemment de ceux des Misérables. Lors de l'insurrection de juin 1848, véritable affrontement de classes entre les ouvriers des ateliers nationaux qui venaient d'être fermés et la garde nationale, les barricades, strictement localisées dans l'est parisien, au coeur du faubourg Saint-Antoine, dessinent les frontières du Paris populaire. Ces distinctions bougent sans disparaître : en 2002, les logements sociaux sont très concentrés à Paris dans l'Est et le Nord-Est. Le faubourg Saint-Antoine s'est boboïsé, tandis que certains arrondissements, comme le XVIe, ne comptent presque aucun logement social. Enfin, si l'on examine la répartition entre les riches et les pauvres à l'échelle de la petite couronne, en prenant pour base de comparaison le revenu annuel médian par habitant, on constate que l'Est et le Nord-Est, c'est-à-dire à la fois les XVIIIe et XIXe arrondissements ainsi que le coeur du 93, ont une part de population vivant sous le revenu médian beaucoup plus forte. Ainsi, de l'Ancien Régime à nos jours, les ségrégations urbaines se modifient et perdurent, mais la ville fragmentée et étalée du XXIe siècle accroît les inégalités que masquaient les proximités de la ville dense.

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