Intervention de Jean-Louis Subileau

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Première table ronde : « ville et non-ville. banlieues périphéries périurbains espaces ruraux »

Jean-Louis Subileau, urbaniste-aménageur :

« La forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel » écrivait Baudelaire, non sans nostalgie. Les phénomènes urbains doivent être appréhendés de manière historique. Aujourd'hui, le changement social s'accélère et évolue plus vite que la forme urbaine. Il est frappant de constater que le faubourg Saint-Antoine, au coeur des barricades de juin 1848, est devenu un foyer de la « classe créative » parisienne et que la génération du numérique, du zapping et du virtuel se plaît à vivre dans un cadre rétro et pittoresque, en chassant les classes populaires du centre de Paris, en toute bonne conscience ! La mutation est si rapide que la fracture sociogéographique aboutit à une « séparation » des mondes sociaux.

Le phénomène urbain, en soi, n'est ni un atout ni un obstacle au développement futur. Julien Gracq rêvait, en parlant de Nantes, d'une ville « qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil [...] sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères ». C'est l'imaginaire de la ville traditionnelle, au regard duquel l'expansion urbaine fait figure de dégénérescence. À l'inverse, le géographe Jacques Lévy, à l'opposé de Christophe Guilluy, fait l'apologie de la métropole comme forme heureuse d'une mondialisation prometteuse. Il faut donc tenir compte de l'histoire et de l'échelle.

Les différences s'accentuent entre Paris, les métropoles régionales et les autres villes. Tous les critères convergent dans les territoires : emploi des cadres, potentiel de développement, croissance, qualité du cadre de vie, de la formation et des équipements, offre de mobilités, etc. Les écarts se creusent avec le reste du pays. C'est un défi que nous devons relever. J'ai commencé ma carrière à l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur). Nous plaidions, face aux villes nouvelles, pour une ville dense, complexe, multifonctionnelle, mixte, avec un réseau maillé de transports publics. Depuis quarante ans, force est de constater que le contexte est mieux pris en compte dans les opérations d'urbanisme. L'heure n'est plus aux grands gestes architecturaux. Les politiques urbaines intègrent davantage la dimension des territoires, les exigences du développement durable, la mise en valeur de la nature dans la ville. Il importe en effet de toujours placer la ville avant l'architecture. Les progrès sont considérables à cet égard, mais il est vrai qu'ils concernent principalement les grandes villes et les coeurs des métropoles. Alors que le changement social s'accélère et que les inégalités se creusent, la capacité d'initiative des pouvoirs publics faiblit. Les caisses des collectivités territoriales et de l'État sont vides. Les collectivités font de plus en plus appel au privé. Or, les partenariats public-privé en matière d'aménagement supposent, en amont, un travail considérable de définition des cahiers des charges si l'on veut préserver notre modèle urbain. Pour cela, l'ingénierie des collectivités doit être renforcée.

Afin de mieux illustrer mon propos en faveur d'une politique d'équité territoriale, je vais rapidement évoquer deux exemples : le bassin minier et Plaine Commune.

Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, qui regroupe 1,2 million d'habitants, compte 543 cités minières, est un cas emblématique de résilience. Le Gouvernement m'a confié une mission à ce sujet ; je remettrai mon rapport dans les prochains jours. Les mines ont fermé. Le bassin a obtenu le label Unesco, ce qui est une marque de reconnaissance cruciale. Dans les zones urbaines en difficulté, retrouver l'estime de soi est un élément fondamental. Les cités minières n'ont pas été visées par le programme de rénovation de l'Anru car le bâti n'est pas assez dense. Pourtant, les revenus médians y sont parmi les plus faibles de France, le chômage des jeunes explose, la mobilité est très faible, beaucoup n'ayant pas de ressources suffisantes pour acheter une voiture, tandis que le réseau de transports est déficient.

En somme, il y a là une ville qui s'ignore, faute de centralité. Daniel Percheron était conscient du défi lorsqu'il a souhaité installer le Louvre à Lens. Les pouvoirs politiques sont émiettés. Les cités sont fermées sur elles-mêmes et ne communiquent pas. Les villes sont en concurrence : chacune a des projets pour développer le numérique, la culture, la ville intelligente. Un pôle métropolitain de plus de 600 000 habitants - huitième agglomération de France - vient de naître, avec la perspective de création d'une communauté urbaine autour de Lens. C'est indispensable car, faute de choix de développement cohérents et lisibles, les acteurs économiques sont attentistes et nombre d'habitants n'ont pas d'espoir en l'avenir. Il y a des initiatives, mais trop éparses. Il faudra quinze ans pour que l'implantation du Louvre entraîne des retombées significatives sur les territoires, l'« archipel noir » cédant la place à l'« archipel vert ». Il est important que les collectivités se lient, fusionnent, définissent des pôles de centralité et des projets communs. Elles ne pourront le faire seules car elles n'ont pas d'argent. L'État et la région doivent les aider. Les habitants sont impatients.

J'ai participé à l'élaboration du contrat de développement territorial de Plaine Commune, un territoire dynamique, bien placé, au nord de Paris, qui bénéficiera du Grand Paris Express. Ce territoire s'est développé grâce au redéploiement des activités depuis Paris. Il constitue le troisième pôle tertiaire d'Île-de-France. La population compte plus de cent trente nationalités et croît à un rythme élevé ; 40 % des nouveaux arrivants sont de nationalité étrangère, faute de pouvoir s'installer ailleurs. Les inégalités au sein des métropoles sont considérables. Les difficultés sont les mêmes que dans le bassin minier : chômage élevé, niveau de formation et accès aux soins insuffisants, etc. La dynamique démographique est forte dans un cas, faible dans l'autre. L'arrondissement de Lens gagne des activités mais les cadres préfèrent habiter à Lille ou à Arras. À Plaine Commune les créations d'emplois sont importantes mais profitent peu aux habitants du territoire. Ainsi, même au sein d'un territoire dynamique, il est difficile de parvenir à un développement équitable.

En conclusion, je voudrais mettre en garde contre l'emploi de notions trop simples et incantatoire : la notion de « mixité urbaine fonctionnelle » n'est pas opérante si elle n'est pas approfondie et contextualisée. L'emprise de l'habitat est nécessairement forte, il est inévitable que certains quartiers soient davantage résidentiels. L'emploi occupe peu d'espaces. Statistiquement, la mixité fonctionnelle généralisée est inatteignable. Il en va de même pour la mixité sociale, dont il faut analyser les raisons sociales profondes. Nous devons les comprendre pour mieux agir dans l'objectif de faire prévaloir l'équité républicaine. Je profite d'être au Sénat, représentant les communes de France, pour clamer haut et fort que le morcellement communal est créateur d'inégalités. Faute d'une péréquation forte entre les territoires qui la composent, la métropole du Grand Paris ne permettra pas de résoudre les difficultés. Le contrat de développement territorial de Plaine Commune prévoit la construction de 4 200 logements par an, dont 40 % de logements sociaux. À la communauté d'agglomération Grand Paris Seine Ouest, 2 200 logements par an sont prévus, dont quelque 400 sociaux. Autant dire que les inégalités vont perdurer. Nous avons besoin de structures fortes, à la bonne échelle, capables de faire des choix stratégiques courageux. C'est à ce prix que nous défendrons notre modèle urbain.

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