Intervention de Fabienne Keller

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Deuxième table ronde : « métropoles mégalopoles pôles urbains et réseaux de ville »

Photo de Fabienne KellerFabienne Keller, sénatrice :

Mesdames, messieurs, je suis honorée de participer à ce colloque, prolongement de l'excellent travail sur les villes du monde qu'a réalisé Jean-Pierre Sueur voilà quelques années.

Je présenterai d'abord le cas de Strasbourg, où nous avons travaillé à plusieurs échelles en nous efforçant de promouvoir une vision plus énergique que traditionnelle. J'ai choisi de démolir un immense pont autoroutier, situé au coeur de la ville : passant au-dessus d'un bassin portuaire et d'une route, il traversait la ville et créait une coupure entre son centre et les quartiers sud. Les espaces autour du port, autrefois lieu d'implantations industrielles, étaient alors constitués de terrains vagues, occupés par des gens du voyage sans autorisation ou par des prostituées. C'était une non-ville. Pourtant, comme le pont était encore en bon état, sa destruction a suscité l'incompréhension de certains citoyens et de l'opposition municipale. Nous avons choisi une reconstruction à niveau, afin d'intégrer les terrains au bord du fleuve à la ville, avec un gain de surface au bord du fleuve et un accès facilité pour les personnes handicapées. Cela a permis de relier le centre-ville au quartier difficile du Neuhof, grâce à une extension du tramway. J'ai aussi choisi de désenclaver les quartiers fragiles, tout en veillant à la sécurité des transports, afin que cette extension des transports profite à tous et structure la ville. Les habitants du Neuhof ou de Hautepierre avaient coutume de dire, quand ils se rendaient en centre-ville, « qu'ils allaient à Strasbourg », expression terrible qui témoigne d'une réalité avec laquelle il fallait rompre, car ces quartiers appartiennent à la ville. En Alsace, le réseau de trains TER est très développé, ce qui rend aisés les trajets entre les villes de la région : Molsheim, Haguenau, Sélestat, Strasbourg, etc. J'ai enfin eu l'honneur d'accueillir le TGV Est qui ouvrait la ville vers Paris, l'Allemagne ou l'Autriche, et le TGV Rhin-Rhône. Et leur nouvelle gare conçue par Jean-Marie Duthilleul et Michel Desvigne. Jusque-là, Strasbourg avait été plutôt enclavée en raison du poids de l'histoire et de l'annexion allemande, et aussi des Vosges. Le pont ferroviaire sur le Rhin détruit pendant la guerre avait été reconstruit à une voie. Il a fallu attendre 2003 pour qu'il passe à deux voies ! Désormais Strasbourg est relié directement en TGV à Bordeaux, Rennes, Lille, mais aussi Munich, Bruxelles ou Stuttgart.

Je vous donne cet exemple concret, car une ville, me semble-t-il, doit être organisée à plusieurs échelles, lesquelles sont non pas en compétition, mais complémentaires. Un TER bien organisé permet, en chaînage des transports, de faire profiter tous les habitants de la région du TGV Strasbourg-Paris ou Strasbourg-Lille. Cette complémentarité, il faut l'organiser, ce qui demande beaucoup de travail.

Je défends l'idée selon laquelle il est possible, notamment au travers du transport, de structurer la hiérarchie des territoires, de les relier entre eux pour éviter le sentiment d'abandon. Ainsi, nous permettons à ceux qui habitent au pied des Vosges, par exemple, de profiter d'un petit transport à la demande organisé par une communauté de communes, de reprendre le TER et d'accéder aux activités culturelles de la ville-centre. Cela a été dit très clairement tout à l'heure, on ne peut pas offrir tous les services partout, mais on peut rendre possible cet accès. Structurer les transports, c'est favoriser l'organisation des territoires. Voilà une idée à laquelle nous sommes tellement habitués dans nos villes européennes que nous finissons par l'oublier. C'est le regard sur les villes des pays du Sud qui nous invite à rappeler ces évidences.

Comme l'a démontré magnifiquement Jean-Pierre Sueur dans son rapport, les mégalopoles du monde sont étalées, déstructurées. La démographie est une science quasi exacte et tous les chiffres qui figurent dans le rapport sont à peu près certains. J'ai eu l'occasion de faire un travail, d'une part, sur les gares, leur fonction de pôle de centralité et l'organisation afférente, d'autre part, sur les maladies infectieuses. Ce qui m'amène, au risque de vous surprendre, à évoquer Ebola. Si Ebola a failli être une catastrophe mondiale, c'est parce que la maladie, au lieu de rester dans la jungle et de tuer de manière isolée quelques centaines de personnes, a rejoint la ville. Et elle a rejoint une ville déstructurée, une ville qui n'avait ni réseau d'assainissement ni réseau de soins. La maladie s'est propagée avant que le dispositif de santé ne soit alerté.

Il est donc urgent, pour les habitants des pays du Sud, mais aussi pour la sécurité de la planète entière, d'organiser les villes. Moi qui suis très « fan » du transport, je pense qu'il peut être un point majeur. En effet, l'organisation des déplacements rend plus facile celle des autres réseaux. Si votre ville est un tant soit peu dense, structurée, alors, les réseaux d'assainissement sont moins coûteux, les réseaux scolaires s'organisent. Et l'on peut faire de l'éducation une priorité. Songeons aux pays d'Afrique où les enfants marchent si longtemps qu'il ne leur reste que l'équivalent d'une demi-journée, non une journée complète, à consacrer à l'apprentissage scolaire.

En continuant à travailler sur ces améliorations, le modèle européen et le modèle français peuvent, sinon servir d'exemples, du moins de références, d'autant plus utiles qu'ils seront adaptés aux réalités de chaque ville du monde.

Dans le cadre de la commission des finances, où j'ai en charge l'aide Nord-Sud, j'ai audité les transports publics urbains de Tunis, de Rabat et de Casablanca. Que les spécialistes du transport urbain me prêtent une oreille attentive : dans ces villes, les transports urbains atteignent presque l'équilibre d'exploitation. La situation est très différente de ce que nous vivons chez nous où nous avons le sentiment qu'une bonne organisation du transport public passe nécessairement par l'octroi de moyens financiers.

Nos transports urbains sont, en effet, déficitaires à hauteur environ de 60 % à 65 %. Ils sont financés, entre autres, par le versement transport (VT). Une situation qui donnerait à penser qu'il est impossible de décliner une telle organisation dans les pays du Sud. Je pense le contraire, car la mécanique est assez simple. Les charges salariales sont beaucoup plus basses dans ces pays et peu de gens y sont équipés en transport individuel. Le ticket de transport peut donc être plus largement financé.

Je plaide pour que nous soyons fiers de nos modèles et de nos réflexions. Il s'agit non de vouloir les imposer, mais de les proposer comme autant de repères qui évitent de partir de zéro et permettent d'engager une stratégie volontariste d'organisation et d'encouragement à l'organisation des villes du Sud. Je pense à ces futures mégalopoles, à ces villes pauvres, dont tous les habitants ne pourront pas avoir accès à l'éducation, où les questions de santé deviendront absolument criantes faute de moyens pour organiser les réseaux, physiquement et en termes de moyens. Tel peut être l'apport du travail de notre rapporteur, enrichi de toute l'expérience accumulée. Il nous faut continuer à réfléchir sur nos propres réalités et encourager à porter cette vision dans le monde.

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