Intervention de Éric Piolle

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Deuxième table ronde : « métropoles mégalopoles pôles urbains et réseaux de ville »

Éric Piolle, maire de Grenoble :

Bonjour à tous et merci, cher Jean-Pierre Sueur, de ce colloque et de cette invitation. Il est intéressant de venir réfléchir à la ville. L'on a d'ailleurs vu le décalage qui existe entre la perception de la ville, ne serait-ce qu'en termes de taille, selon que l'on est en France ou ailleurs dans le monde. Cette seule réflexion est intéressante.

Chacun porte en soi une notion d'urbanité toute particulière, même au sein de la France. En effet, je ne suis pas sûr que ceux qui vivent sous l'influence de Grenoble, dont le lieu d'habitation est distant de quarante kilomètres, se considèrent comme des urbains, catégorie dans laquelle les rangent pourtant les statistiques.

Si l'on parle autant de Grenoble, c'est à la fois pour ce qui s'y fait et pour la singularité de ce que nous sommes. La visibilité de ce que nous faisons, nous la devons, au-delà de notre singularité, au fait que c'est à Grenoble qu'un rassemblement citoyen de gauche et écologiste a pris, pour la première fois, en 2014, les rênes d'une grande ville. En pratique, s'il se passe beaucoup de choses dans de nombreux territoires, la lumière va là où est la singularité.

Pour évoquer les problématiques de la métropole grenobloise et ce qui s'y passe, je choisirai d'insister sur le verre à moitié plein plutôt que sur le verre à moitié vide.

En termes de densité, Grenoble est la troisième ville de France, après Paris et Lyon, et les villes agglomérées autour de ces deux métropoles. Nous avons pour caractéristique très particulière de compter plus de 9 000 habitants au kilomètre carré. À titre indicatif, Lille doit être un peu au-dessous de 8 000 habitants au kilomètre carré, mais la densité de l'habitat à Grenoble est le double de celle de Bordeaux, Toulouse ou encore Montpellier.

Sur les quatorze métropoles, celle de Grenoble est la seule à avoir vécu un double saut. En effet, en 2014, alors même que nous étions l'une des communautés d'agglomération les moins intégrées de France, avec le plus faible budget de fonctionnement - 500 euros par habitant, ce qui nous situait tout en bas du spectre de l'intégration -, nous avons vécu un élargissement massif, qui nous a fait passer de vingt-huit à quarante-neuf communes. L'un des effets de cet élargissement, c'est la réintégration dans la métropole d'une partie de la ségrégation sociale. Je m'amusais tout à l'heure de voir que la carte d'Éric Charmes montrait qu'un certain nombre de villes de la couronne grenobloise était parmi les plus riches de France. Une partie d'entre elles a intégré la métropole. On vient donc refaire du commun là où certains se sont positionnés en dehors, profitant de la ville et de la polarité de la ville-centre, tout en vivant dans des îlots où la qualité de vie est différente.

C'est dire que Grenoble présente une caractéristique forte en termes de non-intégration, de densité et d'emplois supérieurs, notamment créatifs ; le saut des quarante dernières années nous a propulsés, dans ce domaine, à la deuxième place après Paris. Cela ne doit pas faire oublier, en revanche, une structuration classique en termes de taux de pauvreté, qui se situe à 17 %-18 %. Sans atteindre les niveaux des villes en difficulté, où ce taux dépasse 25 %, on relève à Grenoble une part classique, statistiquement non différenciée, de personnes en difficulté, de personnes peu diplômées. Pareille disparité mérite que nous y réfléchissions.

Quand je parlais de verre à moitié vide, cela renvoie, à mon sens, au sein des métropoles, à un point majeur qui devrait, je l'espère, occuper le Parlement : je veux évidemment parler du mode de scrutin. Après la Cop21, l'approche de la ville et les missions qui lui sont confiées ont changé. Les collectivités locales sont désormais perçues comme des vecteurs de la transition : c'est à leur niveau que celle-ci peut s'inventer parce qu'elles sont moins exposées que l'État aux lobbies.

Et puis, à l'échelon local, les gens se côtoient, se connaissent, se mélangent. Il est donc plus facile de se débarrasser des étiquettes et de substituer la construction de projets à la poursuite de combat entre camps politiques. En effet, ceux qui interviennent sont des acteurs économiques, associatifs, citoyens, qui se mélangent et produisent du commun. Toutefois, au moment où la France affirme le fait métropolitain, elle donne deux signes terribles, d'où naît un paradoxe : le premier, c'est la réduction du contrôle démocratique puisque l'on fait remonter des compétences des communes vers ces métropoles ; le second, c'est que l'on fait descendre des compétences du département vers ces mêmes métropoles. Dans les deux cas, l'on vient donner des responsabilités à une instance qui n'est pas élue directement sur un projet.

Notre majorité métropolitaine s'est constituée au lendemain du second tour des élections municipales et s'est assise autour de la table pour écrire les grandes bases de notre projet de mandat. Nous avons donc conclu, à Grenoble, un accord de mandature entre les élections municipales, le 30 mars 2014, et l'élection du président de la métropole, le 21 avril. Cet accord, qui intervient après coup, n'est pas soumis à la démocratie. Pour moi, c'est un premier paradoxe majeur de soutenir, d'une part, que la démocratie locale est fondamentale et porte en germe une capacité de transition, d'autre part, de soutirer au contrôle démocratique cette force. La discussion, qui était censée avoir lieu en 2017, est repoussée aux calendes grecques. Lyon sera la seule métropole à avoir, en 2020, un mode de scrutin démocratique, lequel scrutin donnera une légitimité au débat de projets sur la métropole, qui fera l'objet d'un contrôle citoyen et d'un nécessaire bilan de mandat auprès de la population.

Le deuxième paradoxe concerne évidemment les enjeux budgétaires. En effet, au moment où l'on fait des collectivités locales des facteurs de transition, celles-ci se voient infliger une baisse des dotations - les rapports se suivent et se ressemblent ! - qui vient peser lourdement sur les investissements et sur les services publics locaux. Outre ce carcan de la baisse des dotations, qui n'incite pas à agir, je veux souligner un dysfonctionnement qui pourrait être un message pour le Parlement, car nos investissements continuent de mélanger tout et n'importe quoi.

Je m'explique : un nouveau boulodrome couvert est classé en investissement, comme l'est une subvention d'investissement à une entreprise privée, même si l'on peut se demander ce qu'on a dans les mains. En effet, la notion d'investissement signifie normalement qu'on doit avoir quelque chose dans les mains. Là, il s'agit d'une subvention à un boulodrome qui est classée au même titre que l'aide à une école. Or une école va susciter des dépenses de fonctionnement, mais elle a également une utilité sociale. Quant aux investissements de transition qui y seront réalisés, ils sont généralement liés aux économies d'énergie et ils ont un retour financier. Donc, nous mélangeons le boulodrome couvert et les travaux de rénovation qui ont un retour financier potentiel, même s'il est long, même s'il faut attendre vingt ans, trente ans, parfois un peu plus. Finalement, nous bridons cela, avec des conséquences majeures sur l'emploi. Nous gagnerions fortement à séparer, dans la loi, ce qu'il faudrait appeler les investissements - qu'on ne peut pas appeler les investissements d'avenir puisque le nom est déjà pris - qui ont un retour financier et un retour environnemental.

Nous avons des entreprises qui gagnent en compétences, qui sont disponibles. Nous avons des projets, nous avons aussi une mobilisation citoyenne, une attente, évidemment environnementale. Et pourtant, tout cela est bloqué dans ce carcan. J'essaierai de porter, dans le débat présidentiel, l'idée que nous gagnerions à faire figurer dans une comptabilité à part les investissements « vertueux » qui ont un retour financier. Cela a été fait au Royaume-Uni en 2008, au moment où il vivait plus brutalement que nous la baisse des budgets publics. Les Britanniques ont changé la loi et la comptabilité publique pour permettre une inscription séparée des investissements qui ont un retour. En général, le retour financier va de pair avec le retour environnemental, qui est une chance, une opportunité pour notre avenir.

J'en viens aux enjeux de philosophie politique autour de la ville et aux enjeux de mise en oeuvre concrète. La ville m'apparaît comme un lieu approprié pour inventer du nouveau, du commun, car ce lieu est très adapté à la forme de sociabilité actuelle, composée de l'individu, de l'individualité, de la singularité, de l'égalité, de l'altérité.

Parce qu'elle porte cet anonymat, cette culture de projets et de conflits d'usages, la ville permet finalement cela. C'est ce que l'on retrouve dans un monde qui sort d'une logique verticale, d'une logique de planification, d'une logique jacobine pour aller vers une logique d'acteur de réseaux, de fédération et de régulation. Comme la ville répond à cet enjeu, la société civile se met, de ce fait, en mouvement, transformant beaucoup plus vite la ville que ne peut le faire directement l'action publique, même si elle est structurante.

Ce que je dis de l'action publique se traduit par la multiplicité des projets qui phosphorent partout : monnaie locale, agriculture urbaine, ressourceries, économie circulaire. À Grenoble, nous avons mis à disposition des terrains, des formations, des équipes. Chaque année, un verger nouveau géré par les habitants se lance et les surfaces des jardins partagés ont triplé. Tout cela se met en oeuvre et en actes.

Je veux également évoquer les budgets participatifs ; nous en sommes à la deuxième édition. Le taux de participation, extrêmement important, montre l'existence de projets d'aménagement, d'embellissement et de saisie de la ville par les habitants. Ceux-ci se réapproprient un espace public qui a été pensé, dans les années cinquante et soixante, comme un circuit automobile. Il faut maintenant regagner de la qualité de vie.

Pour ce faire, la métropole est un bon outil. Les enjeux environnementaux, économiques et sociaux viennent croiser des compétences centrales pour le quotidien des habitants et leurs dépenses contraintes dont les trois premiers postes sont la mobilité, le logement, l'alimentation. Sur ces trois champs d'action, la métropole peut agir.

Je citerai, à Grenoble, en 2016, au titre de la « métropole apaisée », le passage de la vitesse de base des véhicules automobiles à trente kilomètres à l'heure pour quarante-trois communes sur les quarante-neuf que compte l'agglomération. C'était une demande forte autour des centres-bourgs pour l'agrément du commerce, pour protéger les écoles et les espaces où se déplacent des personnes âgées. Loin d'être neutre, cette réduction de vitesse divise par neuf le risque de décès en cas de collision. Puisque la distance de freinage est divisée par deux, cela change le rapport aux piétons, aux cyclistes et aux transports en commun.

Cela bouge dans ce domaine, cela bouge dans l'élargissement des centres villes piétonniers sous la forme d'une sorte de troisième révolution urbaine. On va se réapproprier l'espace public, repenser la place de la voiture, son stationnement et sa circulation.

Les commentaires entendus tout à l'heure sur la voiture électrique sont intéressants, mais il convient, à mon sens, d'aborder le sujet de façon globale. Questionnons le besoin de déplacement sous l'angle de la qualité de vie. Demandons-nous si mieux vaut faire nos courses dans une grande surface, un samedi après-midi, après avoir supporté les bouchons ou bien nous rendre dans les commerces de proximité. Il me semble percevoir une aspiration à retrouver du sens à l'acte d'achat.

Il importe de regarder le report modal, la question des transports en commun, du vélo, de la marche à pied. Le taux de possession des véhicules évolue grandement avec l'autopartage. À Grenoble, nous sommes déjà descendus quinze points au-dessous de la moyenne nationale en termes de possession de véhicules : 65 % des ménages possèdent une voiture. Encore faut-il préciser que ce taux remonte déjà à quatre ans, il doit donc être moindre maintenant. Nous n'avons pas encore atteint le niveau de Paris, mais on le voit, il y a une tendance lourde et de fond.

Il faut également regarder la question des motorisations et des tailles de véhicules, à la fois penser à l'énergie qui fait tourner le véhicule et au poids transporté par rapport à celui de la « bestiole » qui le transporte ! Nous avons choisi une approche globale. Elle passe aussi par d'autres réalisations concrètes. Je citerai celle que nous avons lancée cette année, un centre de distribution urbaine qui fait travailler des acteurs locaux, des petites entreprises de distribution à vélo, et sollicite La Poste comme partenaire structurant. Ce centre de distribution urbaine collecte l'ensemble des marchandises pour les mutualiser dans le dernier kilomètre, limiter le nombre de camions, faciliter le passage en véhicules sans énergie fossile ni émission et venir créer du lien entre les usagers de ces livraisons plutôt que de livrer un seul colis à chaque fois.

Centre de distribution urbaine, réappropriation de l'espace public, élargissement du centre piéton, mais aussi triplement de la part modale du vélo dans les déplacements. Le nombre de vélos en libre-service, loués sur la longue durée, a déjà presque doublé en l'espace de deux ans, passant de 4 000 à 7 000. Nous assistons à une explosion de cette pratique, avec la nécessité d'infrastructures afférentes, en termes de garage sécurisé ou de réseau express.

Une autre dimension assez structurante fédère nombre des actions que nous mettons en oeuvre. Elle s'articule autour de la santé, un sujet qui intéresse beaucoup les gens, notamment sur le plan de la mobilité. Nous annoncions, mercredi dernier, que nous serions la première collectivité à utiliser les certificats qualité de l'air pour édicter les mesures d'incitation ou de restriction de la circulation automobile lors des pics de pollution. Les jours de pics de pollution, les transports en commun seront ainsi gratuits et la circulation restreinte quand les pics se prolongeront.

Autre volet de notre action, l'alimentation. Dans les cantines scolaires de la ville, la nourriture fournie est à 50 % biologique et locale. Nous nous sommes assigné l'objectif d'atteindre 100 % ; non pas que nous pensions y parvenir, tant la difficulté est grande. Nous voulons définir un horizon de travail avec les territoires voisins et avec les maraîchers désireux de s'installer. Nous voulons les affranchir de la crainte de se demander s'ils vont arriver trop tôt sur le marché, au risque de mourir avant d'avoir trouvé des clients.

Nous travaillons avec les restaurants inter-entreprises qui livrent dix mille repas sur la commune de Grenoble. Cela permet de structurer les lots, le marché, de créer un horizon. Nous suivons cette approche de la santé, extrêmement fédérative, en soutenant des fonds de conversion de production de chaleur vers des appareils efficaces qui fonctionnent au bois. À cette fin a été mise en place une prime « air-bois ».

Croiser ces trois dimensions de la mobilité, de l'alimentation et de la santé permet de fédérer autour de l'énergie et du bien commun. Fabienne Keller l'a rappelé, dans l'espace de la ville, il est nécessaire de gérer des réseaux, qu'ils soient d'eau, de déchets, d'assainissement et d'énergie.

À Grenoble, nous avons la chance d'avoir, dans le giron public, une eau qui est l'une des rares - sinon la seule ! - des eaux de grande ville pure et non traitée. Les investissements sont importants, le prix de l'eau très bas. De plus, cette année, nous avons instauré une tarification sociale. Nous offrons aux personnes pour lesquelles le prix de l'eau représente un pourcentage élevé de leurs revenus la gratuité des premiers mètres cubes. Nous avons travaillé avec les caisses d'allocations familiales pour mettre en oeuvre cette mesure et proposer un dispositif pérenne.

Nous avons aussi la chance d'avoir ces entreprises locales de distribution, de réseaux de chaleur, de gaz et d'électricité avec lesquelles nous avons créé un pôle public de l'énergie, continuant ainsi à avancer vers le bien commun, tout en intégrant les citoyens à sa gestion.

En effet, des comités d'usagers interrogent les modalités de fixation des tarifs de chauffage urbain et les investissements sur l'eau, demandant si ces derniers sont assez importants. Ils viennent se saisir de ces sujets et obtiennent, dès que c'est possible, des voix délibératives au sein des conseils d'administration. Ils deviennent experts du bien public et évitent le développement d'une technocratie, qui, pour avoir ses richesses, peut toujours connaître des dérives. Le contrôle et l'implication donnent du sens et une vision à long terme.

La métropole est un outil assez extraordinaire si l'on se donne la peine de ne pas la couper de la démocratie et de faire en sorte de ne pas reproduire le discours que l'on peut entendre à l'échelon national, consistant à se retrancher derrière la Commission européenne pour justifier l'inertie. Si nous n'y prenons garde, la métropole connaîtra le même sort !

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