Intervention de Cynthia Ghorra-Gobin

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Deuxième table ronde : « métropoles mégalopoles pôles urbains et réseaux de ville »

Cynthia Ghorra-Gobin, directrice de recherche au CNRS :

Je vous remercie, monsieur le sénateur, de votre invitation. C'est un grand honneur pour moi d'être parmi vous. Je travaille sur la condition métropolitaine. Quand j'ai reçu votre invitation, je me suis d'abord dit que j'allais pouvoir vous parler de ce que j'ai écrit, voilà un an, dans l'ouvrage La Métropolisation en question, paru dans la collection « La ville en débat ».

Puis, je me suis dit que cette analyse comparatiste entre le corpus scientifique anglo-américain et français pouvait devenir insignifiante ou quelque peu caricaturale si elle était exposée en dix minutes.

J'ai donc choisi de vous parler de l'hypothèse sur laquelle je travaille, un aspect de la complexité métropolitaine, celle de l'habiter ici et ailleurs. Comment ce concept risque-t-il, à terme, de modifier nos représentations de la métropole ?

Comment l'habiter ici et ailleurs transforme-t-il le local ? Il est difficile de parler du local sans évoquer le global. Ce que je vais exposer fait partie d'un article à paraître dans la revue Urbanisme.

Au cours des quinze, voire des vingt dernières années, les chercheurs ont étudié les recompositions sociales, spatiales, économiques et culturelles des villes sous l'effet de la mondialisation et de la globalisation. Je distingue bien ces deux termes. Quand on parle de « globalisation », il faut avoir en tête qu'il s'agit d'une métamorphose du capitalisme, qui se globalise et se financiarise dans un contexte néolibéral. Tout le monde le sait, les métropoles sont des sites d'ancrage de l'économie globalisée. On a choisi le terme de « métropole » pour parler de ce territoire issu des processus de métropolisation à mettre en relation avec la mondialisation et la globalisation. On a parlé de politique d'attractivité et de rayonnement des métropoles ainsi que d'autres politiques pour répondre à cet objectif de rayonnement.

Des chercheurs ont pointé la fragilité et l'instabilité de la métropole. Certains d'entre eux ont, par exemple, mis l'accent sur les inégalités sociales et spatiales, en employant l'expression de « ville à trois vitesses ».

On a aussi parlé des contraintes environnementales et des risques « naturels » - adjectif discutable - qui quantifient la phase actuelle du changement climatique. Il est question d'introduire dans les politiques publiques les principes d'une soutenabilité sociale et environnementale.

Outre sa fragilité et son instabilité, la métropole se révèle complexe, en raison notamment de l'habiter ici et ailleurs, que l'on peut se représenter à partir de la généralisation - j'insiste sur ce terme - de l'expérience diasporique. C'est du moins l'hypothèse que j'avance.

Ce phénomène de l'habiter ici et ailleurs accompagne la révolution numérique, dont les outils permettent à tout individu de maintenir régulièrement le contact avec d'autres individus localisés ailleurs, dans d'autres métropoles ou à la campagne, par exemple. La communication avec l'ailleurs peut se dérouler à partir de l'espace domestique, telles les réunions familiales autour de Skype, mais aussi dans les espaces publics, ceux du transport et de la mobilité.

À l'heure du « local global », comme le suggère l'anthropologie, on parle beaucoup plus de l'impact de la proximité relationnelle que de la proximité spatiale, les deux notions n'étant pas synonymes. La proximité relationnelle peut se comprendre à partir de la généralisation de l'expérience diasporique.

De nombreux historiens, sociologues et géographes ont étudié le phénomène de l'expérience diasporique tout au long de l'histoire. Mais, aujourd'hui, la diaspora définit plus spécifiquement des individus d'un peuple qui ont choisi de vivre en dehors des frontières historiques de ce dernier. On parle dans nos métropoles de la diaspora chinoise ou de la diaspora malienne, par exemple. « Diaspora » fait donc référence à des individus indépendamment de leur localisation géographique. Ce qui change avec la mondialisation, c'est la capacité des migrants à maintenir quasi systématiquement, en dépit de la distance, un lien avec les individus qu'ils ont quittés. Pareil constat, on l'a déjà dit, résulte de la révolution numérique, qui met à la disposition d'un grand nombre le smartphone et l'accès à internet.

Deux romans, qui situent leur récit à deux moments historiques différents, illustrent la notion de généralisation de la diaspora et la question de l'habiter ici et ailleurs.

Le premier, Origines, de l'académicien Amin Maalouf, relate la nature des relations épistolaires entre un migrant de l'Empire ottoman installé à Cuba avant la Première Guerre mondiale et sa famille. Plusieurs pages de cet ouvrage témoignent du délai de la circulation de l'information au siècle précédent : alors que le grand-père du narrateur écrit, en novembre 1918, des paroles rassurantes à son frère, celui-ci a déjà péri, et c'est seulement en février 1919, soit sept mois après sa mort, que l'on apprend son décès dans son village natal.

Quel contraste avec le récit de Chimamanda Ngozi Adichie, qui, dans son roman Americanah, raconte le quotidien d'une émigrée nigérienne aux États-Unis. Après s'y être installée pour poursuivre des études et travailler, l'héroïne, Ifemelu, décide de revenir dans son pays d'origine. Aux États-Unis, elle s'est intégrée aisément, a réussi professionnellement. Lorsque, après plusieurs années, elle décide de rentrer, cela ne lui pose pas vraiment de problème dans la mesure où, tout au long de son séjour à l'étranger, elle a maintenu des relations avec sa famille et ses amis au Nigéria.

La lecture simultanée de ces deux ouvrages permet de saisir le contraste entre le vécu de migrants à deux périodes historiques différentes.

Le phénomène diasporique n'a rien de nouveau, il fait partie de l'histoire de l'humanité, traversée par des flux migratoires. Mais la révolution numérique explique la généralisation de ce phénomène que nous appelons l'habiter ici et ailleurs.

Aujourd'hui, avec la révolution numérique, l'habiter ici et ailleurs n'est pas uniquement le fait des migrants. En fin de compte, comme le disent les spécialistes de la mondialisation, des processus de restructuration de l'appareil productif à l'échelle mondiale ont accéléré l'innovation dans le secteur des hautes technologies et ont entraîné le déplacement de nombreuses personnes. Je pense notamment aux travaux de Pierre Weiss.

Les médias évoquent régulièrement la présence de la diaspora indienne dans la Silicon Valley en Californie. Ils ont relaté le séjour du Premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis, sa rencontre avec Mark Zuckerberg au siège de Facebook, sa visite des campus de Google, de Telsa, sa participation à un colloque sur les énergies renouvelables à l'université de Stanford, etc.

L'enthousiasme des médias s'explique aisément. On dénombre 240 000 Indiens dans la Silicon Valley, chiffre à peine supérieur à celui des Français à Londres. On parle non plus de migrants, mais d'expatriés. Ces expatriés maintiennent des relations avec leurs familles et leurs amis restés en Inde. Ainsi, le P-DG de Microsoft, qui est né à Hyderabad, possède une maison dans sa ville d'origine dans laquelle il se rend régulièrement avec sa famille. En outre, les expatriés indiens de la Silicon Valley se retrouvent dans le cadre de réseaux associatifs.

Ce que nous devons retenir, c'est que l'habiter ici et ailleurs ne se limite pas non plus aux expatriés travaillant dans le secteur technologique. Elle concerne tous ceux qui appartiennent aux classes créatives. Cette expression, largement utilisée à la suite de Richard Florida, présente l'intérêt de ne pas se limiter aux technologies mais d'englober les professions artistiques, les champs financier, médiatique, juridique ou la recherche.

Nombreux sont les individus appartenant à différentes professions qui, désormais, communiquent régulièrement, voire quotidiennement, avec leurs homologues travaillant dans d'autres métropoles.

Les entreprises, quant à elles, sont souvent multilocalisées - et non pas délocalisées - et il revient à leurs professionnels de construire et de renforcer les logiques de connectivité entre sites au travers de la communication.

Ce constat de la connectivité est également valable pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs en sciences sociales. Il leur est demandé de s'internationaliser en montant des programmes de recherche incluant des collègues étrangers et en publiant des articles dans les revues anglophones, objectif qui ne se limite pas à la simple rencontre lors d'un colloque mais exige des échanges réguliers via internet, Skype et le smartphone.

Donc, l'habiter ici et ailleurs se généralise et on peut y inclure, par exemple, les étudiants étrangers qui maintiennent le lien avec leur famille ou leurs amis restés dans leur pays d'origine ou ailleurs.

On parle donc, avec l'habiter ici et ailleurs dans la métropole, des expatriés, des classes créatives, des touristes, des réfugiés, des étudiants internationaux, soit probablement un grand nombre d'entre nous. Si le smartphone est désormais considéré comme l'outil de l'universalité numérique, on peut en déduire que cette dernière généralise l'expérience locale d'un « habiter ici et ailleurs ».

L'habiter ici et ailleurs, avec la révolution numérique, transforme donc le local.

Le local a souvent été pensé, confondu avec le lieu. Il a fréquemment été représenté comme une échelle de proximité ou encore un échelon politico-administratif infranational, et il sous-entend un ancrage territorial fort. Cependant, dans un contexte façonné par la mondialisation et la globalisation, le local est de plus en plus apprécié dans sa relation au global. La « ville globale » de Saskia Sassen a, depuis vingt ans, révélé la métamorphose d'un local désormais globalisé.

D'après le Dictionnaire critique de la mondialisation, le terme « global » renvoie non seulement à un échange d'informations et de connaissances sur le mode instantané, mais il exprime aussi la capacité des individus et des acteurs à agir ensemble. Le global, c'est en quelque sorte le transnational facilité par la révolution numérique. Cela n'invalide pas le cadre national, mais le dépasse. Des liens se tissent ainsi de façon privilégiée entre territoires et lieux, une idée s'incarnant déjà dans l'image de l'archipel métropolitain mondial qui met en exergue les liens d'interdépendance entre les centres de commandement de l'économie mondiale.

Durant la période fordiste du capitalisme, le local ne conduisait pas vraiment à s'interroger, il était perçu comme une échelle géographique de proximité ou un échelon administratif. La globalisation reconfigure ce local, qui n'est plus simplement une échelle, mais se conjugue avec le global. Il se définit sur le principe de la connectivité et du relationnel et plus uniquement sur le registre de la proximité spatiale, et explique, d'une certaine manière, l'habiter ici et ailleurs.

Si les travaux sur la mobilité ont conduit sociologues et politistes à évoquer la « ville mobile », dans la mesure où l'individu fréquente différents espaces et lieux au quotidien, les anthropologues - je pense notamment à Arjun Appadurai - parlent de l'invention d'une localité fabriquée à partir de « l'ici et de l'ailleurs ».

Dans ce contexte, la circulation des flux se révèle propice à l'imaginaire, au sein duquel peut, bien entendu, figurer l'élément religieux. L'observation se justifie donc pour tous ceux qui vivent régulièrement un double ancrage dans l'ici et l'ailleurs, comme les migrants, les réfugiés, les exilés, les expatriés, les touristes, les étudiants étrangers, les classes créatives et probablement nombre d'entre nous.

En conclusion, l'habiter ici et ailleurs concerne un grand nombre d'urbains et de métropolitains, et rend compte d'un volet encore peu exploré de la complexité de la condition métropolitaine. Si cette hypothèse de l'ici et de l'ailleurs est confirmée par des travaux empiriques, elle pourra modifier nos représentations de la métropole et conduire à imaginer les conséquences de l'ici et de l'ailleurs sur les pratiques de l'aménagement urbain.

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