Intervention de Thomas Kirszbaum

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Troisième table ronde : « faut-il réformer les politiques dites de la ville ? mixité sociale et mixité fonctionnelle »

Thomas Kirszbaum, sociologue :

Je souhaiterais revenir à la question posée à cette table ronde : « Faut-il réformer les politiques dites de la ville ? », et surtout à son sous-titre : « Mixité sociale et mixité fonctionnelle ». N'est-ce pas suggérer la réponse à la question ? Faudrait-il donc réformer dans le but d'avoir plus de mixité sociale et de mixité fonctionnelle ?

Si c'est ce que l'on attend d'une énième réforme de la politique de la ville, je pense que, loin d'un grand bond en avant, on ferait plutôt un bond en arrière. Ou, pour être précis dans la chronologie, ce serait un retour à la loi de 2003, dite loi Borloo. Ce texte faisait déjà de la mixité sociale son objectif central au travers du Programme national de rénovation urbaine, et, de la mixité fonctionnelle, l'objectif central des zones franches urbaines, relancées à la faveur de cette loi.

Je ne vais pas discuter ici de l'efficacité ou de la pertinence de ces objectifs. Je voudrais plutôt souligner le caractère très réducteur d'un tel horizon pour la politique de la ville. En effet, si cette dernière doit s'entendre, dans sa plus simple acception, comme une réponse à la ségrégation urbaine, il n'y a pas de solution unique à cette question. L'enjeu pour la politique de la ville est plutôt de savoir comment articuler différentes réponses.

Si échec il y a de la politique de la ville telle qu'elle a été menée en France depuis une quarantaine d'années, cet échec, me semble-t-il, réside pour une grande part dans l'incapacité chronique de cette politique publique à articuler au moins trois grandes lignes de transformation des quartiers, que je vais m'attacher à décrire de façon très brève.

La première ligne de transformation, c'est celle qui retourne en quelque sorte le postulat de la ségrégation comme problème pour l'envisager comme une solution, comme une ressource. C'est l'idée que les quartiers populaires recèlent toute une série de ressources qu'il s'agit de mettre en valeur, en prenant appui notamment sur la mobilisation civique des habitants, sur toutes les initiatives susceptibles d'être prises par les habitants et à partir de leur expression organisée.

Dans les pays anglo-saxons, mais pas seulement, cela renvoie aux démarches dites de développement communautaire ou, dans une version plus radicale, de community organizing, selon qu'elles visent le travail en partenariat et le consensus avec les institutions ou, au contraire, les rapports conflictuels et la critique des institutions. Dans un cas comme dans l'autre, l'idée centrale est que les habitants ne peuvent pas tout attendre des institutions publiques : parce qu'ils ont des intérêts communs, les habitants doivent en prendre conscience, s'organiser en conséquence et agir ensemble.

C'est peu dire que la politique de la ville, telle qu'elle a été menée en France, n'a pas beaucoup encouragé ces démarches de mobilisation dites communautaires. Le pari qui a été fait en France est que, pour transformer radicalement ces quartiers, il fallait prendre appui, non pas sur la société civile, même si l'on a beaucoup recours aux associations dans cette politique publique, mais sur les institutions publiques, à commencer par les services de l'État. Ce que l'on appelle dans le jargon de la politique de la ville « la mobilisation du droit commun ». Une mobilisation qui ne va pas sans ambiguïté parce qu'elle est loin d'être uniquement motivée par une préoccupation d'équité ou d'égalité des chances.

Il y a, certes, dans la politique de la ville tout un discours sur le droit à la ville - M. Sueur le connaît bien -, sur l'égalité des chances d'accès aux ressources de la ville, sur la ville pour tous - expression qu'a utilisée Mme la ministre -, mais il y a aussi une autre visée : la mobilisation des institutions républicaines doit servir un objectif de reconquête, au sens quasi militaire du terme, de territoires supposés échapper à la loi commune, à la loi républicaine.

Que la finalité soit la justice sociale ou l'ordre public, les institutions dites républicaines et les politiques de droit commun ont eu tendance à considérer que la politique de la ville était là pour prendre en charge ces quartiers et qu'elles n'avaient donc pas à se mobiliser en leur direction. Et c'est là qu'on en arrive à la troisième ligne de transformation, celle de la rénovation urbaine, devenue dominante à partir de la loi Borloo de 2003.

Le problème est que cette stratégie a été pensée sans lien aucun, voire en contradiction, avec les deux orientations précédentes : mobilisation citoyenne, d'un côté, mobilisation des institutions, de l'autre. La rénovation urbaine, au moins dans le cadre du premier programme national, a eu un tout autre objet que la mobilisation des ressources civiques, s'agissant de quartiers considérés uniquement sous l'angle du cumul de leurs handicaps et comme des ghettos à casser ; dans un nombre significatif de cas, les projets ont été imposés aux habitants contre leur consentement et vécus comme une réelle violence. En même temps, cela a été souligné par d'autres intervenants avant moi, il ne s'agissait pas non plus de mobiliser les autres politiques publiques, celles qui contribuent à la promotion sociale des habitants. C'est tout le débat, entre « l'urbain » et « l'humain », pour reprendre les catégories qu'affectionnent les politiques.

On le voit, il y a historiquement dans la politique de la ville trois grandes lignes de transformation, qui ont plutôt joué les unes contre les autres au lieu d'être pensées ensemble. J'en reviens à la question posée de la réforme de la politique de la ville, en rappelant que l'on sort tout juste d'un processus de réforme qui a mobilisé les acteurs pendant au moins trois ans et qui, d'une certaine façon, les a aussi paralysés pendant cette période. Dans ces conditions, faut-il réformer de nouveau la politique de la ville ?

La politique de la ville est engagée dans un processus de réforme permanente depuis trente-cinq ans. La particularité de la dernière en date, la réforme Lamy, est de ne pas choisir entre les trois lignes de transformation que j'ai décrites, tenant pour également légitimes l'enjeu de la mobilisation citoyenne, de la mobilisation du droit commun et de la mixité sociale au travers de la rénovation urbaine et des politiques de peuplement.

Le message que je voudrais faire passer, c'est qu'il y a un impensé dans cette réforme, comme dans les précédentes : comment articuler les trois réponses somme toute classiques à l'enjeu de la ségrégation ? Si l'on veut vraiment progresser dans cette articulation, on doit alors quitter le terrain de la réforme pour s'engager dans celui d'une révolution de la politique de la ville. Je mesure le défi car cela viendrait bousculer sérieusement des schémas de pensée, des habitudes de travail, mais aussi, il faut bien le dire, un certain nombre d'intérêts politiques.

Cette révolution de la politique de la ville, que l'on peut rêver à haute voix, consisterait à réconcilier les trois stratégies précédentes.

Comment réconcilier la stratégie n° 1 avec la stratégie n° 2, la mobilisation citoyenne et la mobilisation des institutions ?

Cela suppose que soient remplies deux conditions qui sont très loin de l'être en France : d'une part, que les institutions acceptent les interpellations de la société civile, c'est-à-dire sortent d'une forme d'autisme à l'égard de la société ; d'autre part, que des mécanismes de gouvernance évoluent afin que les acteurs publics, qui monopolisent jusqu'à présent les dispositifs de pilotage de la politique de la ville, acceptent de travailler avec la société civile sur un pied d'égalité, de considérer que les acteurs non publics ont une légitimité égale à la leur dans une perspective de coproduction de ce qu'on peut appeler le bien commun local. Nous en sommes, je crois, assez loin en dépit de quelques avancées permises par la réforme récente.

Comment, ensuite, réconcilier la stratégie n° 1 de valorisation des « quartiers ressources » et la stratégie n° 3, celle de la mixité sociale ? Cela voudrait dire que l'on renforce l'attractivité des quartiers, avant tout pour ceux qui y habitent, en faisant de ces quartiers de véritables lieux ressources pour la promotion de leurs habitants. Il s'agit en d'autres termes d'en faire des quartiers de choix. On rejoint, par un tel prisme, la préoccupation de mixité sociale car, l'un des problèmes classiques de la ségrégation résidentielle, c'est la tendance des résidents à fuir ces quartiers dès que leur situation personnelle s'améliore. Si vous parvenez à enrayer ce processus de fuite, vous contribuez à la mixité sociale et à la réduction de la ségrégation. C'est ce que j'appelle une mixité endogène.

D'une certaine façon, c'est ce que fait déjà la rénovation urbaine, mais elle le fait sans le dire, sans que ses acteurs assument véritablement le fait qu'ils travaillent, d'abord, pour les habitants qui sont là. Si les acteurs, au sens large, de la rénovation urbaine ne l'assument pas complètement, c'est que leur paradigme reste celui de la « bonne » mixité, celle que l'on parviendra à créer par un apport de population extérieures, en attirant des ménages des classes moyennes, et, il faut bien le dire, de préférence des classes moyennes blanches. Or, on constate de manière pragmatique que, sauf cas particulier, ces classes moyennes blanches ne reviennent pas dans ces quartiers, même une fois qu'ils ont été rénovés.

Comment, enfin, réconcilier les stratégies n° 2 et 3 ? J'introduis ici une perspective que l'on pourrait qualifier d'équité sociale ou de justice spatiale. On peut légitimement mener des politiques publiques incitant les gens à rester, en particulier les ménages structurants, parce que cela contribue à la mixité sociale. Néanmoins, dans une perspective d'équité, il faut aussi leur permettre de quitter le quartier quand c'est conforme à leurs aspirations. L'enjeu est ici de faciliter la mobilité à la fois urbaine, sociale, professionnelle et résidentielle de ces populations. Cela signifie qu'il faut pouvoir aider ces gens à quitter les quartiers, soit parce que la mobilité résidentielle est le résultat d'une promotion sociale et professionnelle, soit parce que l'on considère que la promotion sociale et professionnelle de ces populations est conditionnée par leur déménagement car le quartier n'a pas, en lui-même, toutes les ressources qui permettent cette promotion.

La question est ici celle du rééquilibrage entre la stratégie n° 3, la politique de rénovation urbaine et de mixité sociale, et la stratégie n° 2, celle de la mobilisation des différentes politiques publiques qui contribuent à la promotion des individus.

L'autre question posée ici est celle de l'échelle d'action, pour amener la politique de la ville à sortir du registre qui est historiquement le sien, celui de la proximité avec les habitants. Il y a vraiment un enjeu majeur, je crois, à s'intéresser à ce qui fait obstacle à la mobilité des habitants ; je veux parler des discriminations et de toute une série de ségrégations ou de microségrégations dont les quartiers populaires ne sont finalement que les symptômes. Je voudrais ainsi rappeler cette vérité première : la cause de la ségrégation et des discriminations se trouve non pas dans les quartiers, mais dans les autres territoires de la ville. C'est pourquoi il y a vraiment lieu de penser la politique de la ville à l'échelle de la ville.

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