Intervention de Evelyne Yonnet

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Troisième table ronde : « faut-il réformer les politiques dites de la ville ? mixité sociale et mixité fonctionnelle »

Photo de Evelyne YonnetEvelyne Yonnet, sénatrice :

Cher Jean-Pierre, merci de m'avoir invitée à participer à cet important colloque. Nos sociétés sont confrontées à des défis sans précédent : concentration urbaine importante, pollution, saturation du trafic, ghettoïsation, pauvreté, chômage élevé, pénurie de logements, criminalité en forte hausse... C'est pourquoi il paraît essentiel de comprendre les besoins d'aujourd'hui pour appréhender ceux de demain.

Les villes sont un moteur du développement économique et social des nations. L'urbanisation a permis d'améliorer la qualité de vie d'une grande partie de la population en facilitant l'accès à l'éducation, aux services sociaux, aux soins de santé pour tous, en particulier les enfants, à la vie culturelle, politique ou même religieuse.

À l'heure où les centres urbains concentrent 78 % de la population française, nos villes doivent repenser et renouveler leur modèle. À mon sens, la planification urbaine et les politiques de la ville qui ont caractérisé l'après-guerre en matière de logement et de mixité sont arrivées à leur terme. Il convient de les revisiter.

J'aurais souhaité aborder plus longuement ces sujets, mais, dans le temps limité qui m'est imparti, je me contenterai de parler d'Aubervilliers.

Aubervilliers se situe à cinq minutes de Paris : il n'est que de traverser une rue, et on y est ! Cette ville de 82 000 habitants, qui accueille 117 nationalités sur son territoire, est considérée comme la deuxième ville la plus pauvre de France après Roubaix. Très populaire, très industrialisée aussi et donc fortement touchée par le chômage depuis la fin de l'ère industrielle, elle voit sa population aller et venir, bouger, sans forcément s'y maintenir.

Dans cette ville, que nous aimons passionnément, de nombreuses actions sont menées, notamment dans le cadre de la politique de la ville.

Ainsi, nous avons deux énormes dossiers de renouvellement urbain : Villette-Quatre-Chemins et Cristino-Garcia-Landy, derrière le canal Saint-Denis - c'est encore bien Aubervilliers - avec, dans les deux cas, priorité donnée à l'éradication de l'habitat indigne.

Ceux qui connaissent cette ville pouvaient avoir le sentiment que l'on était plutôt dans le vieux Paris d'après-guerre qu'il fallait reconstruire et qu'un gros retard avait été pris en matière d'urbanisme. C'est ce dont témoignent logiquement les nombreux habitats insalubres, héritages des constructions d'avant-guerre ou d'après-guerre dont les propriétaires, assez impécunieux, ne pouvaient pas entretenir leur petit patrimoine.

Je citerai un troisième dossier, de grande ampleur, je peux en témoigner pour y avoir beaucoup travaillé, qui s'inscrit dans un plan national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD) et qui concerne le centre-ville, un vrai centre-ville, je le précise, préservé grâce à l'ancien plan d'occupation des sols. Un PNRQAD, en sus de la politique de la ville, dont nous avons également bénéficié, cela voulait dire beaucoup d'argent de l'État, très peu de villes ayant été retenues.

Nous avons mis en place tout ce que proposait l'État. Nous avons reçu beaucoup d'argent. Nous avons essayé de tirer cette ville vers le haut. Ce sont des dossiers qui remontent à 2001 : nous sommes en 2016, nous commençons à peine à voir le jour. En effet, on oublie trop souvent de le dire, dès lors que l'on bénéficie de crédits d'État pour la politique de la ville, cela signifie que des êtres humains survivent dans un bâti dégradé et qu'il faut, avant d'entamer des travaux, d'engager des promoteurs, de réhabiliter ou de démolir et de reconstruire, se donner comme perspective de reloger tout le monde. Voilà pourquoi ces dossiers prennent un temps considérable.

Il est toujours compliqué de reloger des habitants désireux de rester dans leur quartier ou dans leur ville : la solution d'un relogement dans du logement social déjà construit, sans doute aussi dégradé que le précédent, est très délicate à manier. Alors il faut privilégier, encore et toujours, la concertation, la co-construction avec tous ces habitants, sur tous ces dossiers, avec le risque, une fois arrivés au projet de l'Anru, de devoir constater, comme cela nous est arrivé, qu'une partie de la population était partie ailleurs. Mais le projet était engagé, il a fallu aller jusqu'au bout.

Cela étant, je partage peu ou prou le sentiment d'Olivier Meneux : malgré tous les atouts d'une ville, bien que l'on souhaite cette fameuse mixité sociale, bien que l'on souhaite des commerces de qualité, bien que l'on souhaite des transports - enfin ! -, des Vélib' - enfin ! -, des Autolib' - enfin ! -, des espaces verts - enfin ! -, oui, j'ai le sentiment que rien ne se décrète, surtout pas la mixité sociale. Oh, vous pouvez en parler autant que vous voulez, elle ne se décrète pas, sauf à en arriver à une politique de peuplement qui consiste à mettre dehors les habitants pour les remplacer par d'autres.

Nous avons fait le choix, plus coûteux en temps mais plus fructueux, de l'adjonction à la population existante. Car les fameux « Parisiens » qui viennent acheter chez nous parce que c'est encore moins cher et que le territoire reste attractif s'en vont au bout de trois ans, pour des problèmes de scolarisation. Voilà la réalité. On peut publier tous les chiffres possibles, on peut dire tout ce que l'on veut, on peut y mettre autant d'argent que nécessaire, faire bouger une ville, c'est extrêmement long et difficile. D'autant que l'alternance politique vient compliquer un peu plus le suivi des dossiers sur le long terme.

Quoi qu'il en soit, la population, celle que nous accueillons dans nos territoires de banlieue, ne bouge pas parce qu'elle n'en a pas les moyens. Elle continuera d'habiter dans le logement social parce qu'elle ne sait pas où aller. Il faudra donc construire autour pour créer de la mixité, mais à l'intérieur du logement social, il n'y a plus de turnover car les gens ne bougent plus : cette mixité est impossible. Entre un habitat dégradé et un habitat social, le choix est très restreint.

Nous allons accueillir le campus Condorcet. Imaginez, nos gamins pourront demain, au sortir du lycée, devenir chercheurs en sciences sociales ou autres. Nous avons beau communiquer sur cet élan donné à la Porte d'Aubervilliers, il n'en demeure pas moins que les habitants voisins du Fort d'Aubervilliers ne s'y intéressent guère. Et nous parlons d'une ville d'une surface de cinq kilomètres carrés ! C'est très compliqué. Même dans la concertation, même dans l'explication, on ne bouge pas les gens comme cela. Il y a un attachement, une appartenance quasi identitaire à ces villes, notamment chez les jeunes.

La politique de la ville, c'est une bonne chose pour l'urbanisation ; nous en avions un grand besoin. Il n'empêche, la population reste. Je rejoins M. Kirszbaum, nos villes ne sont pas des ghettos, même si toute la politique, depuis des années, a consisté à mettre en avant « le quartier », les comités de « quartier », pour ne plus penser « ville », à oublier qu'il peut y avoir un centre pour que tout le monde se rassemble autour ou l'inverse. L'élaboration des PLU avait été précisément l'occasion de s'interroger : fallait-il ou non ramifier vers le centre ?

Toutes ces questions sont très complexes, mais je pense que la ghettoïsation va bien au-delà de ces violences urbaines, qui nous ont tellement stigmatisés. Franchement, à Clichy-sous-Bois, c'est un autre problème : on est sur du « dur », avec des gens qui vivent mal, des copropriétés dégradées, un manque de moyens de transport, trop peu d'espaces verts, une situation - sur une colline - qui exige d'utiliser une voiture. C'est une ville que je connais bien pour en avoir parlé maintes fois avec le regretté Claude Dilain.

Je le répète, la mixité sociale ne se décrète pas. Les gens viennent me trouver pour se plaindre qu'il n'y a plus de commerces. Mais si, il y a des commerces, simplement, ce ne sont pas ceux que mes interlocuteurs souhaitent, ce sont ceux que la population fréquente. Une ville, c'est un agglomérat de personnes qui vivent ensemble et dont certaines prennent le dessus sur les autres. On ne consomme plus de la même manière.

Cela me gêne toujours que l'on parle de mixité sociale, mais je crois en une possibilité de diversification de l'habitat. Aujourd'hui, on peut construire du PLAI, du PLS ou du PLUS dans un même bâtiment. Pourquoi ne pas faire des financements différents, au lieu d'ériger des barres à n'en plus finir ou des tours de logements sociaux, pour regrouper des populations différentes dans le même bâtiment ? Songez au simple fait de recréer des liens sociaux, de permettre aux personnes de se rencontrer. Dans les tours HLM, il n'y a aucun contact entre les personnes : on appuie sur le bouton de l'ascenseur, on ne se dit même pas bonjour et, si on peut se marcher sur les pieds, on le fait.

Ces grands ensembles des années soixante ont tué nos villes, il faut le dire. Nous sommes les héritiers de l'après-guerre : il fallait construire et reloger dans l'urgence. Aujourd'hui, ces logements, que certaines populations trouvaient très beaux dans les années cinquante, parce qu'il y avait une baignoire sabot et l'eau courante, ne correspondent plus à rien, si ce n'est, effectivement à la ghettoïsation ou au communautarisme parce qu'y sont logées des personnes défavorisées.

Un nouveau critère, que Mme la ministre a rappelé, va prendre toute son importance dans la politique de la ville. La réforme de la géographie prioritaire est effective depuis le mois de janvier 2015. Les moyens sont concentrés sur les quartiers les plus en difficulté, désormais identifiés, pour la première fois, autour d'un critère unique, objectif, transparent : celui du revenu de leurs habitants. Le critère de « revenu » s'est enfin substitué à celui de « quartier ».

Je crois, bien sûr, à la concertation, à la place accordée aux conseils citoyens, mais c'est un travail très long. Est-ce que nos populations, aujourd'hui, peuvent attendre ? Nos villes ne sont-elles pas devenues, malgré nous, des lieux où l'on ne fait que passer ?

On peut devenir propriétaire mais, souvent, cela ne dure pas plus de trois ans. Le niveau des établissements scolaires est l'une des causes qui poussent les ménages aux revenus moyens à partir.

Je le répète, tout cela est très compliqué et l'on ne peut pas se contenter de décréter les choses. Une ville, c'est comme un humain : cela respire, cela bouge, cela réfléchit, et pas toujours dans le sens escompté.

Aubervilliers regorge d'atouts, mais a bien du mal à s'en sortir parce qu'elle souhaite garder sa population tout en s'ouvrant à de nouveaux arrivants dans les copropriétés récentes. Comment faire ? Nous sommes tellement stigmatisés ! Peut-être avons-nous vocation à rester une ville populaire pendant très longtemps encore et à accueillir des personnes défavorisées, une immigration très importante. Peut-être ! C'est une vraie question.

Au demeurant, dans l'optique de la ville de demain, il me paraît essentiel que la mixité fonctionnelle prenne une place prépondérante dans la construction et l'élaboration des politiques publiques. L'imaginaire et la pensée française ont toujours su anticiper ou infléchir le cours du futur. La France ne peut être la France sans la grandeur de comprendre et d'anticiper le monde tel qu'il sera dans un siècle. Je conclurai en citant, à propos de Paris et de la France, ces vers de Victor Hugo, l'un de nos illustres prédécesseurs, ici, au Sénat.

« Frère des Memphis et des Romes,

« Il bâtit au siècle où nous sommes

« Une Babel pour tous les hommes,

« Un Panthéon pour tous les dieux ! [...]

« Toujours Paris s'écrie et gronde.

« Nul ne sait, question profonde !

« Ce que perdrait le bruit du monde

« Le jour où Paris se tairait ! »

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