Intervention de Jean-Yves Chapuis

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Quatrième table ronde : « la ville en réseaux »

Jean-Yves Chapuis, urbaniste :

Madame la ministre, monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, je commencerai par une remarque qui, sans doute, ne va pas vous faire plaisir : la ville intelligente ne m'intéresse pas, non plus d'ailleurs que la ville durable ou la ville dense. Saint Augustin disait que la ville, « c'est des pierres et des hommes ». C'est le développement qui doit être durable, la ville doit être multiple pour permettre à chacun de choisir son lieu d'habitation en fonction de ses contraintes et de son désir. Or seuls 30 % des citoyens peuvent le faire aujourd'hui. J'aborderai le thème sous l'angle de la question suivante : comment la ville en réseaux interroge-t-elle le rôle des élus, des services et change-t-elle la relation avec les citoyens ?

Pour avoir été élu local, je peux vous dire que les quatre cinquièmes, pour ne pas dire plus, des responsables politiques ne sont pas préparés à cette évolution avec les citoyens. La démocratie représentative et les institutions se trouvent en porte-à-faux face à cette mutation de la « condition numérique », pour reprendre le titre d'un livre récent de Bruno Patino et Jean-François Fogel. Ce dernier constate ainsi : « Le réseau est sans frontières. Son territoire est antinomique avec l'organisation des institutions politiques. L'internaute est nomade face au pouvoir de l'homme politique sédentaire par principe et qui s'appuie sur une base électorale liée à un territoire. La connexion a envahi l'espace social. » Telle est la réalité à prendre en compte.

L'existence numérique permet de répondre à l'orgueilleux désir de chacun d'exister. Être connecté, c'est être visible. Il y a donc une forte demande sociale via les réseaux sociaux, qu'il faut faire l'effort de comprendre. Or les urbanistes, je le sais bien pour avoir travaillé sur une dizaine de grandes villes, croient qu'avec quelques enquêtes publiques et autres « parcours de ville » ils sont suffisamment renseignés sur le sentiment des habitants. Ce n'est pas vrai ! Nos concitoyens s'organisent déjà pour trouver des solutions sans l'aide des pouvoirs publics, au travers, par exemple, du covoiturage, d'une organisation du travail différente, du développement de circuits courts qu'évoquait le maire de Grenoble ce matin.

Mais ils n'en ont pas moins besoin d'être protégés, pas seulement sécurisés, mais protégés. Il y a des politiques pour la jeunesse et la vieillesse, mais pas pour les classes d'âge intermédiaires. Pierre-Henri Tavoillot s'est particulièrement intéressé à la philosophie des âges de la vie, qui ne cesse d'évoluer. Au fond, il existe trois incertitudes. La première est cette incertitude de l'être humain, liée à l'allongement de la durée de la vie : allons-nous devenir éternels ? Couplé à l'évolution des modes de vie, cet allongement a pour résultat l'accroissement de la solitude. Il y a aussi l'incertitude économique. Catherine Larrère pose bien le débat : avant de parler de transition énergétique, il nous faut apprendre à habiter la Terre autrement ; les sciences de la nature doivent être associées plus étroitement aux sciences sociales. Très peu d'économistes, à part, sans doute, Gaël Giraud, s'efforcent de travailler dans cette direction. Le mouvement écologique oppose l'environnement à l'économie quand nombre d'économistes pensent l'économie contre l'environnement. Un travail de fond est indispensable car le socle qu'est la nature ne peut aujourd'hui être mis de côté. Le paléoanthropologue Pascal Picq nous met en garde : si l'on continue ainsi, homo sapiens disparaîtra. La troisième incertitude concerne les territoires. Une société de réseaux et en réseau rend les limites floues. La réforme territoriale sera infinie.

À Bordeaux, l'agence d'urbanisme a cartographié les flux de la métropole : ils vont jusqu'en Chine, puisque une partie du vin est exportée vers ce pays. Mais dans le territoire français, suivant le thème retenu - l'offre commerciale, la santé, les études supérieures -, la métropole bordelaise se dilate continuellement. Les territoires sont sans cesse en mouvement. Compte tenu de ces incessantes évolutions, une conséquence devrait s'imposer aux élus, celle de revoir complètement le périmètre des délégations de compétences.

Prenons l'exemple du vieillissement, sujet qui a fait l'objet, le 12 octobre dernier, à Bordeaux-Métropole, d'une journée « Longue vie », que j'ai animée. J'ai fait venir le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, précédemment cité. À ses yeux, la vraie question est de savoir pourquoi vieillir : « Spontanément, le bien-vieillir est associé à la bonne santé et au rester jeune. D'où les deux traits principaux de l'accompagnement de la vieillesse : l'omniprésence du médical, d'une part, le déni du vieillissement, de l'autre. D'un côté, on tente de guérir le grand âge comme si c'était une maladie ; de l'autre, on tente de l'oublier, comme s'il n'y avait qu'un seul âge de la vie - la jeunesse - qui vaille d'être vécu. » Il insiste sur l'importance d'infléchir cette tendance car c'est la question de fond à poser à nos concitoyens : « Le drame de la vieillesse consiste sans doute moins dans la maladie que dans la solitude ; et ce dont il convient de prendre soin est tout autant le lien et les relations humaines que le corps. Certes, on dit souvent que l'essentiel est la santé ; mais on oublie qu'elle n'est jamais une fin en soi. La santé n'est pas le salut et n'est même pas le bonheur. Que vaut la pleine santé sans l'entourage ? Ensuite, l'idéal de jeunesse éternelle est, en dépit de toutes les promesses transhumanistes, une vaine illusion, car le vrai défi de l'âge n'est pas tant de rester jeune que de rester adulte, c'est-à-dire de conserver les attributs durement conquis de la personne autonome et responsable. »

Où faut-il traiter cette question ? Dans quelle délégation d'élu ? On voit bien que cela n'est pas simplement une question de personnes âgées et de questions médico-sociales.

De même, la question de la laïcité mérite d'être posée de nouveau, car les anthropologues montrent qu'il n'y a pas de société sans spiritualité. Quelle place pour la religion dans nos sociétés aujourd'hui ? Devant les évolutions du monde, la peur d'être déclassé est omniprésente. La notion de bien-être et de protection devenant essentielle, où traiter ces questions ? Aussi faudrait-il, dans les collectivités territoriales, réduire le nombre de délégations techniques - circulation, infrastructures, développement durable, urbanisme, etc. - et prévoir, par exemple, une délégation du lien ou « comment habiter la Terre autrement ? ».

Je travaille avec la métropole lyonnaise, notamment l'un de ses vice-présidents, le cancérologue Thierry Philip, sur le thème « santé et aménagement ». Nous avons découvert que les gens ne marchent pas suffisamment. Il faut donc éviter que les transports en commun ne soient excessivement performants, pour inciter les habitants à marcher et prendre la station de TCSP - transport en commun en site propre - d'après ! Traiter le problème, pour l'instant, consiste à devoir réunir deux pôles et une quinzaine de délégations : cela ne peut pas bien fonctionner.

Mieux vaudrait un vrai exécutif, restreint, dans les collectivités territoriales comme dans les métropoles. Dans celles-ci, l'élection au suffrage universel est indispensable, et il est bien dommage qu'on n'en prenne pas le chemin. Je rejoins en cela la position du maire de Grenoble. Un exécutif à sept têtes se partageant l'ensemble des délégations, prenant les décisions ensemble, suffirait, pourvu qu'il soit aidé par des élus de secteurs, chargés de vérifier la mise en place effective des politiques publiques, ainsi que par des intermédiaires qui continueraient d'exercer leur métier tout en mettant en place, pour réfléchir à chaque question, des communautés éphémères, ce qui permettrait, sur un sujet particulier, de recueillir des avis d'experts. Bref, l'administration devra s'adapter en permanence.

Nous avons fait avec Gwenaëlle d'Aboville, de l'agence d'urbanisme Ville ouverte, le projet de territoire pour Lens-Liévin, et nous avons constaté que l'électorat des partis communiste et socialiste passait au Front national (FN), car la droite y est inexistante. En effet, le FN s'occupe des gens, comme le parti communiste autrefois. Le fait est que les élus ne se sont pas suffisamment saisis de nos travaux de réflexion stratégique avec lesquels ils étaient pourtant d'accord pour agir autrement : c'est un véritable problème. Nous essayons de rencontrer le ministre Kanner pour évoquer ce point, sans succès pour le moment. Béthune, Bruay-la-Buissière, Hénin-Beaumont, Carvin et Lens-Liévin réunissent 600 000 habitants : il faut créer cet ensemble ! Ainsi, on pourra recruter une bonne direction générale et répondre aux problèmes de fond.

Faire le Louvre-Lens, c'est très bien ! Mais était-on obligé d'y choisir comme thème d'exposition « Les frivolités au XVIIIe siècle » ? Je l'ai dit à Daniel Percheron. Les collectivités territoriales doivent avoir leur mot à dire sur le choix des thèmes. En l'occurrence, il y aurait sans doute eu d'autres choix à faire. Mais Daniel Percheron a allégué le poids et la liberté des conservateurs de musées.

Les élus croient que les citoyens, lorsqu'ils répondent aux enquêtes, leur disent ce qu'ils pensent. En réalité, ils disent ce qu'ils croient que les élus veulent entendre, d'où l'importance des études ethnologiques et anthropologiques, comme celles que j'ai menées à Rennes. On me les a reprochées en disant que les citoyens de la ville n'étaient pas des Peaux-Rouges !

En visionnant notre film sur Lens-Liévin réalisé dans le cadre de la mission menée avec l'équipe d'urbanistes de l'agence Ville ouverte, les services municipaux ont eu une réaction d'incompréhension et nous ont accusés de donner une mauvaise image de leur ville. Certes, il n'est pas facile de mener à bien certaines reconversions, mais tous les acteurs doivent unir leurs compétences pour y parvenir. D'où l'impérieuse nécessité de remettre à plat l'architecture des délégations de compétences, pour allier notamment considérations techniques et sociétales, ce que j'appelle la nouvelle ingénierie urbaine. Pour la métropole d'Aix-Marseille, dont la mise en place a été confiée au préfet Laurent Théry, les mandataires sont des architectes-urbanistes : pourquoi pas des sociologues, ou des anthropologues ? Avant de dessiner la métropole, il faut la penser ! Pour cela, le numérique peut aider, certes, mais la ville numérique, madame la ministre, cela n'a pas, me semble-t-il, suffisamment de sens.

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