Nous devons nous concentrer sur les personnes qui pratiquent la ville. Pourquoi viennent-elles en ville, d'abord ? Pas seulement parce qu'elles y ont été poussées par l'exode rural qu'évoquait Mme Lemaire, mais aussi parce qu'elles y sont attirées par la convergence de personnes, de services, de richesses. Elles viennent en ville pour entrer en relation. La ville est, par essence, le lieu de la mise en relation, ce qui impose la circulation au sein de réseaux. La ville n'est pas une image figée, elle bouge en permanence. La preuve : faire une opération « ville morte », c'est tout arrêter. Une ville incarne en somme la dialectique du mobile et de l'immobile.
On a récemment mis au jour en Anatolie une ville vieille de six mille ans, Çatal Hüyük. C'était une agglomération de maisons mitoyennes, sans rues ni places : pour se déplacer, il fallait traverser la terrasse de son voisin. C'est par la suite qu'on a créé rues et places, dessinant des trajets qui devinrent autant d'occasions de mises en relation. Ce processus s'est gâté à la fin du XIXe siècle, avec l'invention de machines pour transporter les personnes. Le développement d'une idéologie de la vitesse a ensuite sévi pendant un siècle. On a optimisé le réseau de chaque moyen de transport mécanique, faisant ainsi exploser l'espace public commun qu'était la rue. Dans le même mouvement, on a voulu optimiser la ville, en concentrant l'habitat, le travail, les soins, les études dans des zones distinctes, ce qui a fait aussi éclater l'espace urbain. La mise en relation, en réseau, qui est au fondement de la ville, a ainsi disparu. M. Sueur l'a bien noté dans ses travaux sur le sujet.
Deux mutations survenues à la fin du XXe siècle nous ont conduits à reprendre la main sur le phénomène urbain, afin d'en faire un atout pour le futur. D'abord, l'idéologie de la vitesse a été abandonnée. En 1974, on a désarmé le paquebot France, emblème du trajet long et de la rencontre, et on a lancé le Concorde. En 2004, on a abandonné le Concorde et on a lancé le Queen Mary 2. Désormais, il ne s'agit plus seulement d'aller vite. L'invention de moyens de transport nouveaux a mis un terme à ce qu'on appelait la guerre des modes. Le tramway a été réinventé en 1975, sous l'impulsion du secrétaire d'État aux transports de l'époque, Marcel Cavaillé. Le premier à l'installer dans sa ville fut Alain Chénard, maire de Nantes, affirmant ainsi que l'espace urbain était à partager entre différentes vitesses. Il en a d'ailleurs perdu son siège.
En 1987, il y avait trois projets de tramway en France ; en 2000, plus de trente. L'« homme à pied » a reconquis l'espace. Le citadin, c'est désormais le piéton, au service duquel le numérique organise des transports à la demande.
Avec le numérique, où que je sois, je peux être au courant de tout - horaires, trajets alternatifs -, je peux tout faire partout. Le RER devient salle de cinéma, le café se transforme en bureau, la rue se mue en cabine téléphonique généralisée. De ce fait, l'appréhension de l'espace réel a considérablement changé, ce qui est d'ailleurs parfois frustrant pour les architectes, qui voient désormais les passants emprunter les espaces qu'ils ont aménagés pour eux sans y jeter un regard. Dès lors, l'espace de la ville devient habitable par tous. L'apparition en ville du sac à dos - emblème du randonneur, s'il en est - en est le signe : nous y devenons aussi nomades que sédentaires. Comment faire en sorte que cet espace suscite également la mise en relation, et ne soit pas uniquement le cadre de la juxtaposition d'individus enfermés dans leur bulle numérique ? De fait, le numérique ne se substitue pas entièrement à la présence véritable dans l'espace. Vous êtes venus dans cette salle, et ce colloque n'est pas une visioconférence. Aussi devons-nous encourager la conscience de la présence effective.
La ville, c'est la mise en présence - qui est la cause finale du phénomène urbain. C'est dans cette perspective qu'il faut penser la mise en espace. Celle-ci impose trois contraintes. D'abord, puisque nous avons dépassé l'idéologie de la vitesse, remettons du mélange dans la ville : vieux et jeunes, malades et bien portants, acheteurs et vendeurs... Les grandes chaînes d'hypermarchés l'ont bien compris, qui ouvrent de nouveau de petites épiceries. Tout élu local devrait être obsédé par le mélange. Ensuite, il faut mettre en réseau les manières de se déplacer. En Île-de-France, les aménagements du Grand Paris vont nous faire passer d'un réseau en étoile à un réseau en mailles, mais il faut aller très loin et prendre dans le maillage les bus, les voitures, les vélos, et même les trottinettes ! Enfin, il faut constituer un espace commun habitable, qui est une extrapolation de ce qu'ont été les rues et les places pendant des millénaires. Peut-être faudra-t-il un demi-siècle pour cela. Il est donc urgent de commencer !