Si je devais donner un titre à mon intervention, ce serait : « Pour une poétique urbaine de la relation. » À la suite de Jean-Marie Duthilleul, je souhaiterais traiter ici de la relation entre la ville et l'information qui permet son fonctionnement. Il s'agit d'un thème intrinsèque à toute urbanité mais qui acquiert un rôle central dans la ville dite « intelligente », comme si celle qui précédait la mise en réseau ne l'était pas. Aussi, je préfère l'intitulé « smarter city » - la ville « plus intelligente » - à la « smart city », pour sortir de la dialectique simpliste de l'avant et après, ou du changement de génération. La question qui m'occupe est celle des interactions entre les représentations de la ville, les informations qui traitent de la ville, celles qui permettent de s'orienter et de mieux utiliser l'espace commun et la perception que l'on peut avoir de cette ville. Je souhaite évoquer la construction des cartes mentales dans le contexte de cette relation entre l'information numérique située et actualisée et la ville qui sait réagir à ces informations. En quoi les possibilités d'interagir avec une information qui prend en compte notre situation changent-elles nos représentations de l'espace urbain ?
Pour débuter, j'ouvrirai le propos en évoquant le lien fort pouvant exister entre la carte mentale que l'on peut se faire d'une grande métropole et la qualité des plans du réseau des transports en commun, et particulièrement du métro. Ces plans possèdent aujourd'hui une histoire centenaire. L'analyse de leur évolution montre des constantes, des densifications, des prolongations de ligne, des évolutions urbaines, dans des styles parfois homogènes et pour le cas de Paris bien plus diffus. Certains éléments de ce corpus historique ont fortement marqué la carte mentale et la représentation que l'on se fait de la ville. Je prends pour exemple la ville et métropole de Londres, qui, dès les années vingt, a porté attention à la représentation de son espace urbain au point de parvenir à en faire une sorte de symbole de la ville aussi bien dans sa dimension historique que contemporaine. Certaines villes, comme New York, ont également bien mieux réussi le passage de la représentation d'un réseau limité en son centre à celui de la grande métropole. La relation entre Manhattan et sa très large et riche périphérie se voit ainsi symbolisée de manière déhiérarchisée et cependant clairement lisible.
La relation de Paris à sa banlieue, on le sait, est plus complexe et les cartes historiques ne font que révéler cette forte barrière symbolique d'une ville ayant longtemps nié l'existence de ces millions de personnes qui habitent et travaillent hors les murs ou au-delà du tout aussi puissant remplaçant boulevard périphérique. La représentation mentale de Paris est ainsi puissamment ancrée dans nos imaginaires. Celle du Grand Paris reste encore à développer et ce ne sont pas les cartes actuelles des transports en commun qui nous aident dans cette construction. Les recherches développées pour la Société du Grand Paris Express en matière d'information des voyageurs des lignes 15, 16, 17 et 18 du métro nous ont poussés à proposer une représentation plus iconique de la future ligne rapide 15, qui va tourner autour de Paris et relier ainsi un nombre important de lignes de métro et de RER. En donnant à cette ligne la forme d'un cercle, nous permettrons de rendre intelligible la logique radiale des lignes existantes. En lui donnant l'importance qu'elle mérite, nous pourrons l'utiliser comme structure de lecture de ce vaste territoire du « Grand Paris ». L'extrait d'un cercle, aussi resserré soit-il, a l'avantage de rendre lisible la position d'un voyageur par rapport à l'ensemble. Cet index structurant va être particulièrement utile par rapport à la lisibilité des plans sur écran ; écrans présents dans les gares mais surtout écrans transportés par les voyageurs. Dès à présent un plan n'est plus le lieu inerte de l'inscription de l'ensemble des informations, il sait apporter l'information recherchée, se transformer en fonction de la réalité urbaine, d'un événement ou d'un incident, indiquer des horaires, conseiller, avertir et devient un outil interactif majeur qui relie le transport aux autres services présents dans les lieux recherchés. Tout en restant un outil majeur de la construction de la carte mentale, il pourra rendre compte d'une réalité bien plus riche et diversifiée que celle des cartes actuelles.
Je prends un exemple : s'il semble logique que les gares du campus de Saclay informent des conférences allant se dérouler dans les heures à venir, le voyageur s'informant sur Paris dans son ensemble doit, selon sa recherche, également pouvoir trouver cette information sur le plan de sa tablette. Ainsi, la carte mentale du futur Grand Paris se construira à partir d'une carte qui rendra compte de différences d'activités selon les emplacements. Pour mieux rendre compte de cette relation entre ce qui est commun à l'ensemble du réseau et ce qui est particulier à chaque gare et à chaque partie de ville, nous avons suggéré de construire une narration différente à chaque gare en proposant qu'un illustrateur différent puisse raconter la partie de ville entourant la gare en fonction de son propre point de vue et non pas d'une narration commune, centrée par exemple sur les monuments. Ce travail sur une cartographie, qui intégrerait les données temporelles et permanentes en sachant changer de point de vue tout en restant cohérente, nous semble mériter la poursuite d'une recherche dépassant fortement les seules questions du transport. Il s'agit bien de rendre intelligible ce vaste et complexe espace urbain dans sa dimension historique, sociale, politique et géologique, de faire ressortir ce qui permettra la distinction et l'appropriation, ce qui relève du hard mais surtout aussi du soft, des activités, bref ce qui construira l'imaginaire futur de cette métropole.
Nous n'avons évoqué qu'indirectement la question de la représentation du territoire « politique ». Si elle entre en jeu par rapport à la carte mentale, elle ne contribue pas pour autant toujours à l'intelligibilité d'un contexte urbain. Les frontières administratives, marquées sur une carte, ne se retrouvent pas obligatoirement présentes dans la réalité. Cette absence peut porter à confusion, surtout lorsqu'une gare se trouve à la croisée de plusieurs communes. Mais l'habitude de représenter chaque commune comme une île solitaire, comme si ce qui se trouvait juste à côté relevait de l'ennemi irreprésentable ne contribue pas non plus à rendre intelligible le territoire à une échelle plus large. Cette approche, que l'on pourrait qualifier d'« isolationniste », n'affecte pas uniquement la cartographie.
On peut affirmer que le signe de reconnaissance ou la marque dont se dote chacune de ces entités politiques, comme si elle se trouvait en concurrence avec les autres, ne contribue pas non plus à clarifier la lecture de ces espaces urbains. Ce phénomène n'est pas particulier aux communes du Grand Paris mais leur nombre donne à cette cacophonie de signes une dimension exemplaire. J'évoque en ce point cette logique qui conduit les villes, et les espaces publics, à se doter d'un logotype et à considérer ce signe comme relevant de leur identité. Ces constructions artificielles fondées sur l'originalité et la visibilité se trouvent dans l'incapacité d'exprimer leur lien à un territoire plus large, elles ne supportent aucun voisinage et ne contribuent qu'exceptionnellement à une intelligibilité civique du territoire. Au contraire, comme les marques de lessive, elles s'imposent par leurs formes inutilement expressives et par l'effet de répétition, souvent affligeant pour le citoyen. La logique de marque est entrée dans nos espaces démocratiques. Cet esprit n'apporte ni intelligibilité, ni vraiment distinction, tout se ressemble en fin de compte. S'opèrent plutôt des frontières qui empêchent les relations urbaines. La multiplicité de ces logotypes simplistes, sans aucun lien les uns avec les autres et ne parvenant à dépasser le « moi, je », fait aujourd'hui obstacle à l'intelligibilité urbaine que j'évoquais auparavant.
Le grand défi de la démocratie du futur passe au contraire par une meilleure confrontation du citoyen avec la riche complexité des institutions, des infrastructures et des territoires. Il faut donner à nos concitoyens les outils pour la comprendre et agir sur elles. Le design civique que je défends essaie de rendre accessibles ces espaces publics et ces structures urbaines, administratives et politiques, sans pour autant procéder à ce simplisme qui place le citoyen dans l'incapacité de répondre à la responsabilité qui lui incombe. Les nouvelles régions, les métropoles, les communautés d'agglomération et autres structures territoriales appellent de nouvelles formes de représentation qui rendent compte de leur fonctionnement, de leurs compétences, de leurs droits et de leurs liens avec d'autres structures. J'estime qu'il faut aujourd'hui passer de la représentation du « moi, je » à celle de la relation. Le design graphique peut participer de cette lecture du complexe contemporain.