Intervention de Bruno Marzloff

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Quatrième table ronde : « la ville en réseaux »

Bruno Marzloff, sociologue :

Il est intéressant de constater que la lecture que chacun a de la ville en réseaux est extrêmement différente. En tant que sociologue, quand on me parle de ville en réseaux sans plus d'instruction, cela m'évoque cet objet encore relativement mal compris que sont les réseaux sociaux, qui ont surgi dans l'espace public d'une manière massive voilà maintenant dix ou quinze ans.

Les réseaux sociaux constituent un élément de recomposition du paysage, de la sociologie, et s'inscrivent dans un jeu d'acteurs qui est lui-même en train de changer de manière assez radicale. La question, au-delà de l'interrogation sur l'objet sociologique, est de savoir ce que produit un réseau social.

Voilà une dizaine d'années, nous avions lancé une exploration avec nos amis de la Fing, la Fondation internet nouvelle génération, notamment avec Daniel Kaplan. À l'époque, on ne parlait pas encore de smart city, ni d'open data ou de big data, même si cette sémantique existait dans la littérature. En se saisissant de cette question de l'irruption du numérique dans l'urbain, on a inventé l'« éditorialisation » de la ville, c'est-à-dire ce qui était en train de se produire du côté d'internet, des mobiles, de ces échanges d'abord modestes de SMS, avec des outils de plus en plus sophistiqués comme Facebook, WhatsApp, Snapchat, etc. Nous nous sommes alors demandé si ces réseaux sociaux allaient changer l'urbanité, produire un nouvel urbain et ce que l'on pouvait en escompter.

J'ai été très content d'entendre Renaud Charles : je suis les progrès de cette démarche, que je trouve extrêmement intéressante car elle participe de la création d'une nouvelle urbanité. Mais le signal est faible et l'exercice très difficile : Renaud Charles aurait pu vous raconter toutes les péripéties qu'il a vécues et les efforts consentis pour tenter d'imposer sa démarche innovante.

Qu'ont fabriqué aujourd'hui les réseaux sociaux ? Pour répondre à cette question, il faut malheureusement regarder du côté d'autres acteurs plutôt que de médias comme Enlarge Your Paris. Aujourd'hui, les réseaux sociaux, les médias sociaux fabriquent très massivement de la donnée, qui est accaparée par un certain nombre d'intervenants que vous connaissez.

Prenons Waze, très populaire avec 70 millions d'abonnés dans le monde, dont 2 millions en Île-de-France qui l'utilisent chaque mois. C'est à la fois un réseau social et un média qui véhicule de la donnée et rend des services aux citoyens. On hésite à considérer ces services comme des services publics, puisqu'ils procèdent d'acteurs privés ; peut-être devrait-on les appeler services parapublics. Il n'empêche qu'ils s'adressent au public dans un but tout à fait utilitaire : estimer l'heure d'arrivée, éviter les bouchons...

Waze travaille aussi avec des collectivités territoriales en procédant, comme à Rio ou à Boston, à des échanges intelligents d'informations pour que les autorités puissent « monitorer » les trafics dans la ville. Waze a également lancé le mois dernier un service intéressant - on pourrait le qualifier de public - de covoiturage dynamique. Enfin, Waze s'inscrit dans la galaxie de l'ensemble des services de Google, avec, au centre, Google Maps. De surcroît, Waze est gratuit, car il a un modèle économique. Il y a là un paradoxe, car ce qui représente pour certains une industrie profitable reste coûteux pour les opérateurs de transport ou les acteurs publics.

Se posent alors toute une série de questions sur la place de l'individu dans ce dispositif, car il est à la fois le provider de la donnée, c'est-à-dire le fournisseur, et, à l'autre bout de la chaîne, le consommateur du service. Il le fait dans des conditions qu'il ne maîtrise absolument pas, car la donnée est « lâchée » depuis un téléphone mobile ou une autre source, et nul ne sait vraiment ce qu'il en advient. La Cnil se penche bien évidemment sur le destin de cette donnée, mais cela soulève aussi la question de la place du régalien. En effet, on peut parfaitement imaginer, sans prêter d'intentions perverses à Waze, que ce dernier mette ses algorithmes au service des annonceurs et oriente quelque peu le parcours de ses abonnés de manière individuelle ou collective. Où est l'autorité de l'acteur public ? Comment va-t-il intervenir sur ces algorithmes ? S'en donne-t-il les moyens ?

Plus fondamentalement, cela pose une autre question, sur laquelle s'est penchée Mme Lemaire dans le cadre de la loi pour une République numérique, qui vient d'être votée et dont on attend les décrets d'application : quel statut donner à la data ? Les notions de données d'intérêt général et de service public de la donnée commencent à s'insérer dans les discours et dans la législation. La notion de donnée « de bien commun » mérite une nouvelle réflexion, même si elle n'a pas été retenue dans la loi.

Ces réseaux, en interaction avec leur production naturelle de conversations et donc de data, soulèvent la question des nouvelles régulations.

Les enjeux d'urbanité ne vont pas être enterrés, car il faut aussi leur donner leur chance, mais force est de constater que c'est la dimension utilitaire qui prévaut aujourd'hui. Acceptons-le, mais donnons-nous les moyens de gouverner cette donnée, à la fois pour que l'individu d'où procèdent ces données participe du dispositif, mais aussi pour que l'ensemble des protagonistes puissent en extraire de la valeur. Cette valeur procédera de différents niveaux, notamment du fait que la donnée est fluide, dynamique et s'enrichira de multiples croisements. Il faut donc la libérer le plus possible, avec toutes les contradictions que cela suppose pour la protection de ceux qui les émettent.

Ne nions pas la complexité de l'enjeu. C'est un Far West, un terrain assez nouveau. Mais n'y aurait-il pas de place pour d'autres acteurs que les Google et consorts sur ce territoire qui va exploiter les réseaux sociaux et les médias sociaux ?

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