Intervention de Jean-Baptiste Roger

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Quatrième table ronde : « la ville en réseaux »

Jean-Baptiste Roger, fondateur de La Fonderie, agence publique numérique d'Île-de-France :

Merci de m'avoir invité, monsieur le sénateur, mais, je me permets de vous le dire, la prochaine fois, faites des plateaux moins imposants : nous sommes beaucoup trop nombreux. Encore heureux que la tribune ne soit pas plus large parce que je n'ose imaginer combien nous aurions été ! Pour réveiller l'assistance, dont les paupières se font lourdes en ce vendredi après-midi, je me montrerai quelque peu excessif dans mes propos. N'hésitez pas à visiter mon fil Twitter, @jbroger, pour continuer le débat, m'insulter ou me souhaiter mon anniversaire !

Je suis directeur de La Fonderie. Il s'agit d'un organisme public plutôt curieux, un laboratoire qui existe depuis cinq ans, mais qui va, hélas, sans doute connaître sa première fin. Son objectif est de traiter du numérique du côté du public. C'est, si l'on voulait faire vite, un « FabLab de politiques publiques ».

Le monde du numérique est extrêmement compliqué ; il est fait de révolutions, de disruptions, d'injonctions paradoxales. Axelle Lemaire en sait quelque chose : le monde du numérique, c'est tout et son contraire. La Fonderie est donc là pour tenter de traiter de cette question politiquement et publiquement, pour donner un peu de sens à l'innovation. Pour ce faire, j'ai la chance de disposer d'une équipe de collaborateurs qui, pour ainsi dire, joue une mi-temps dans chaque camp : nous sommes donc à la fois acteurs publics, parfois acteurs politiques, et le plus souvent de vrais geeks, moi-même au premier chef.

Pourquoi ce nom ? J'étais auparavant professeur d'histoire-géographie. La question de la continuité historique m'a, à ce titre, toujours, beaucoup interrogé. Le numérique représente de ce point de vue un incroyable cas d'école. Nombre de gens dans cette industrie, les plus jeunes en particulier, ont du mal à se faire à l'idée qu'un monde préexistait avant le numérique, et qu'il fonctionnait. J'ai connu une époque sans e-mails, où l'on se donnait rendez-vous par téléphone, longtemps à l'avance, alors que l'on est aujourd'hui en contact permanent, minute par minute, pas par pas. La notion de continuité historique intéresse donc notre débat d'aujourd'hui.

En matière de numérique, je n'ai aucune idée de ce qui se passera dans les dix ou quinze prochaines années. Je lis toujours les analyses prospectives avec beaucoup d'intérêt, car il s'agit le plus souvent d'un catalogue d'erreurs. En revanche, je sais ce qui se passera après-demain, dans six mois, dans un an ou deux. La Fonderie tente de conjuguer l'innovation absolue et totale, dans une disruption technologique permanente, avec l'existant. On oublie malheureusement trop souvent que le monde a ses persistances et que le numérique vient se plaquer dessus, qu'il le fragilise et le rend plus incertain. Dès lors, « le monde », en particulier celui de la représentation politique, se défend. Souvent, il digère le numérique de manière assez maligne. Je retrouve ainsi dans les discours politiques, depuis deux ou trois ans, bien des marqueurs du vocabulaire du numérique : « open », « disruptif », etc. Pourtant, au quotidien, bien peu de femmes et d'hommes politiques sont open et disruptifs ! Heureusement, notre ministre l'est, mais tel n'est pas toujours le cas, en particulier, peut-être, dans cette maison.

Alors, que peut-on faire dans les villes en matière de numérique ? Qu'est-ce qu'une smart city en réalité ? J'ai été invité à des dizaines d'événements, où l'on m'a montré toujours plus de gadgets : à en croire certains, les citadins se déplaceront bientôt sur coussins d'air, une antenne vissée sur la tête. Pour ma part, je me déplace en scooter dans le Grand Paris. Je parcours ainsi environ huit mille kilomètres par an, ce qui me laisse le temps de réfléchir aux pesanteurs de la ville. Dans une ville aussi historique, aussi haussmannienne que Paris, il ne sera pas évident de créer une smart city comme on a pu l'imaginer dans certains laboratoires.

Les persistances du monde ancien sont extrêmement importantes. On risque, en n'en tenant pas compte, d'imposer du numérique aux usagers et aux citoyens. Dans le processus de disruption, on cassera plus qu'on ne construira. Or, pour moi comme pour Axelle Lemaire, l'objectif du numérique est d'améliorer le quotidien. J'espère que, quand j'aurai pris ma retraite bien méritée, j'aurai laissé les choses dans un meilleur état qu'au début de ma carrière. Tel est l'enjeu de la smart city.

La réalité est pourtant parfois différente. Mes bureaux sont situés dans ce que l'on appelle un smart building. Or, sans vouloir offenser ses concepteurs, il s'agit de l'immeuble le plus bête que j'aie jamais vu. Rien n'y est possible ! J'ai froid tout le temps, car on ne peut pas régler simplement les thermostats. Je dispose d'une télécommande à douze boutons qui ne sert qu'à lever et baisser les stores. Il existe un système d'information mais, chaque fois qu'il tombe en panne, il faut faire venir un technicien, ce qui prend trois jours. Nous avons donc commencé à « hacker » l'immeuble intelligent, pour le rendre moins intelligent. Nous avons ajouté des interrupteurs là où il n'y avait que des capteurs, afin de pouvoir éteindre la lumière. C'est bien la preuve que, si l'on ne développe pas de tels projets avec les usagers, avec les citoyens, on fera ces projets contre eux.

Je rêve d'un numérique qui se fasse avec les gens. Tout le monde dit cela, mais il doit s'agir d'un viatique quotidien.

Aujourd'hui, quand une petite ville invite une start-up, c'est le plus souvent pour l'installation de caméras de surveillance ; c'est rarement pour fabriquer quelque chose de meilleur. De belles expériences ont eu lieu, parfois, le numérique, tout en compliquant les choses, parvient à rendre des services. Je pense à une excellente application comme Fluicity, qui permet aux citoyens de signaler aux responsables municipaux ce qui ne marche pas dans leur ville : trou dans la chaussée, réverbère éteint, etc. Mais si le problème n'est pas réparé dans les vingt-quatre heures qui suivent le signalement, on observe un effet boomerang et du mécontentement. Le numérique, par son potentiel de fluidification, entraîne un ensemble de transformations dont il faut tenir compte dès la mise en place d'un projet. Ce système d'alerte citoyen doit être fabriqué avec les services techniques de la ville, et non contre eux.

Il est inévitable, dans un débat rassemblant autant d'intervenants, que le dernier orateur - moi, en l'occurrence - exprime un désaccord particulier avec un orateur précédent : M. Chapuis sera la victime du jour !

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