J'ai beaucoup aimé cette table ronde. J'ai eu le sentiment, cette après-midi, de me trouver au milieu de deux mondes. Il y a, pour caricaturer, comme une frontière entre le monde du réel et celui de l'immatériel, et entre les défenseurs de chacun de ces univers. (M. Jean-Yves Chapuis proteste.) Ce n'est qu'une impression, monsieur Chapuis !
Ce débat illustre parfaitement, à mes yeux, ce qu'est la transition numérique. On bascule d'un système qui incluait des hommes et des pierres à un autres qui inclut, désormais, la data, les données, donc des flux d'informations qui mettent les hommes et les pierres en réseau. Ma position centrale à cette table illustre aussi, a posteriori, le rôle que je me suis moi-même attribué dans mes fonctions ministérielles : faire la transition entre générations, entre localisme et monde internationalisé et globalisé. Quel rôle le numérique peut-il jouer ? A priori, c'est un outil très global, qui transcende les frontières ; mais il peut aussi, en réalité, servir des circuits très locaux. C'est aussi, potentiellement, un lien entre différentes cultures, par exemple entre la culture traditionnelle du monde politique et la culture geek, spontanément ouverte vers certaines formes d'innovation.
Je veux illustrer cette dichotomie par une anecdote véridique. Nous avons tenu une Rim, une réunion interministérielle, sur le sujet de Pokémon Go. Il était très intéressant d'entendre les positions exprimées par les représentants de chaque ministère. Sans surprise, le ministère de l'intérieur a expliqué que Pokémon Go pouvait, potentiellement, faire peser une menace sur l'ordre public, par la distraction de conducteurs et de passants, ou encore par des invasions subites d'espaces publics, de parcs, voire de propriétés privées. Sans surprise, le ministère de la défense a mis en garde : on voit des populations non identifiées se rapprocher de zones militaires ; faut-il réglementer ? Sans surprise, le ministère de l'éducation nationale a mis en garde : on ne sait pas ce que font les enfants dans la cour de récréation, les directeurs d'établissements ne maîtrisent plus rien depuis que le numérique est entré dans l'école. Sans surprise, mon ministère, qui passe d'ordinaire pour un rassemblement d'irresponsables illuminés, a expliqué l'intérêt de la chose : on mélange le réel et le virtuel, on entre dans une nouvelle dimension, le ludique permet d'apprendre, c'est de l'intelligence collective, etc. Personne, je le crains, ne l'a compris lors de cette réunion.
La surprise est venue du ministère de la santé : on aime Pokémon Go, car ça fait marcher ! C'est un bon exemple, selon moi, de ce que la réalité virtuelle peut avoir comme effets dans la réalité concrète, pour la communication et le lien humain. Un ami me racontait récemment avoir réussi, depuis l'été dernier, à construire un lien avec son fils en allant, ensemble, chasser des Pokémons : ils redécouvraient la ville et la communication entre eux grâce à ce petit outil virtuel.
Monsieur Marzloff, vous avez souligné un sujet très important. Quelle est la place, demandiez-vous, de la gouvernance dans ce nouveau monde, et quel est le rôle des élus ? Comment les responsables politiques peuvent-ils affirmer des choix démocratiques dans un monde qui serait gouverné par des réseaux et par des données ? Nous avons tenté, au travers de la loi pour une République numérique, d'apporter des réponses à ces questions ; deux d'entre elles m'intéressent particulièrement.
La première réponse repose sur la notion de transparence. Ce n'est pas juste un concept à la mode, développé en réaction à la défiance envers le politique, pour montrer comment les décisions sont prises. En réalité, la transparence va plus loin : c'est un outil qui permet plus de concurrence. Dans un monde dans lequel les données prennent tellement d'importance, si certaines structures ont un monopole sur ces données, c'est à l'évidence problématique, non seulement économiquement, mais aussi par rapport aux individus dont émanent ces données.
L'une des solutions à cette problématique est la transparence des algorithmes, notion qui a été introduite dans la loi pour une République numérique. Cela passe par la communicabilité des codes sources. Les décisions prises sur la base de données collectées ne le sont pas par hasard. Prenons l'exemple des admissions post-bac, régies par l'algorithme APB. Quand on le communique au public, on révèle la vérité sur les critères choisis par l'administration pour effectuer des choix. Une telle transparence est très importante, en particulier pour qui concerne la confiance dans la gouvernance de la ville.
La deuxième piste de solutions concerne la portabilité des données, un principe que nous connaissons depuis plusieurs années pour les numéros de téléphone. Nous vivons dans un monde où un individu crée des données. Celles-ci ne sont pas seulement personnelles, au sens de la loi Informatique et libertés, comme le nom, l'adresse ou la date de naissance. Elles sont aussi d'usage. Et ce sont ces dernières qui finalement créent de la valeur et qui doivent pouvoir circuler, tout en revenant aux personnes qui en sont à l'origine.
Je vous donne un exemple simple, qui constitue une application très concrète du principe de portabilité. Cet été, j'ai pris le parti de m'affranchir, enfin, d'un géant de l'internet pour recouvrer mon indépendance ; j'ai ouvert une nouvelle adresse internet, dont j'ai choisi le nom, et j'ai décidé d'héberger toutes les données circulant à partir de cette adresse chez une entreprise de mon choix. J'ai ainsi demandé à récupérer tout le contenu de la messagerie électronique que j'utilisais depuis dix ans, considérant que tout cela m'appartenait.
Dans le monde des données, le principe de portabilité est essentiel. En matière de gouvernance, il faut que les élus, qui représentent le peuple et sont démocratiquement choisis, aient accès aux données qui circulent en permanence ; c'est essentiel pour leur permettre de conserver leur légitimité. Or il existe des comportements prédateurs ou de captation chez certaines entreprises, qui peuvent faire planer une menace sur les choix politiques et démocratiques. Il doit donc y avoir un accès aux données publiques, entendues a minima, c'est-à-dire celles qui sont produites par les administrations et qui concernent tout le monde.
Toutefois, il doit aussi exister un accès à certaines catégories de données, nommées désormais par la loi « d'intérêt général », qui peuvent apporter une valeur, que ce soit sur le plan économique, social ou environnemental. Le rôle des pouvoirs publics est d'encourager l'ouverture de ce type de données. Par exemple, le jour où Uber acceptera de partager ses données concernant la mobilité des citoyens, nous saurons gérer les flux et mieux organiser la réponse publique ; dans ce cas, sous réserve d'autres problèmes sociaux ou de formation, les taxis ne manifesteront plus.
À ce stade, les données d'intérêt général sont celles qui sont collectées par les entreprises exerçant une mission de service public, participant à une délégation ou à une concession de service public ou recevant des subventions publiques.
Aujourd'hui, un concessionnaire d'autoroute utilise des technologies extrêmement poussées pour améliorer la gestion des flux de circulation : type de véhicule, heure de passage, condition climatique... Il était anormal que la puissance publique, qui rémunère le concessionnaire non seulement pour construire, mais aussi pour entretenir le réseau, n'ait pas accès aux données liées à l'exploitation de ce contrat. La loi le permet désormais.
L'accès aux données constitue donc bien un enjeu, en particulier dans la gestion des villes, qui touche quasiment à notre souveraineté, et les élus doivent se saisir de ces questions. Sur ce dernier point, je rejoins l'analyse de M. Chapuis. Une nouvelle gouvernance pourra ainsi être mise en place par la capacité à gérer des données, désormais produites en immenses quantités, de la manière la plus intelligente possible, intelligente au sens de l'anglais smart...
Échanges avec la salle.