Intervention de Luc Schuiten

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 21 octobre 2016 : 1ère réunion
Cinquième table ronde : « la ville végétale »

Luc Schuiten, architecte, scénariste de bande dessinée :

Je suis en phase avec les propos qui viennent d'être tenus. Je vais d'abord m'exprimer par des images, parce que mon métier d'architecte utopiste consiste à travailler sur ces futurs possibles, qui sont pour moi une véritable préoccupation.

Un PowerPoint est projeté.

Je me suis toujours demandé vers quoi nous allions. On nous promet sans cesse un avenir apocalyptique, et, à force, on a tendance à perdre toute confiance en ce qui peut nous arriver.

J'ai beaucoup travaillé avec cette idée de représenter non pas ce qui est le plus probable, mais ce que je souhaiterais qu'il nous arrivât, sur un possible souhaitable.

Je voudrais d'abord décrire la situation actuelle, évoquer les difficultés auxquelles nous sommes en ce moment confrontés, rappeler toutes les potions magiques élaborées pour essayer de guérir notre planète malade, réfléchir à ce qu'est notre civilisation industrielle, sur laquelle repose tout ce qui se trouve autour de nous.

D'abord, l'utilisation des matières premières.

Toutes celles que nous connaissons bien, parmi lesquelles l'or, l'argent, le fer, le cuivre, auront disparu dans quatre-vingts ans en raison du rythme, de plus en plus soutenu, auquel elles sont aujourd'hui consommées. Dès que l'une d'entre elles disparaît, on se rabat sur celles qui restent. Que fait-on, dans une civilisation industrielle, quand on n'a plus de matières premières, quand on n'a plus d'énergie, plus d'essence, pour maintenir un système que nous avons créé et qui a programmé sa propre obsolescence ?

Il existe à mon sens une piste formidable, celle du biomimétisme. Tout ce que la nature a produit représente 3,5 milliards d'années de recherche-développement, et tout ce qui n'était pas rentable n'a pas été retenu. Le système qu'elle a mis en place, celui du zéro déchet, est fait pour pouvoir durer dans le temps sans risque d'épuisement. Avec sa grande expérience en durabilité, la nature nous montre la voie. C'est pour nous le parfait exemple de la manière d'agir pour arriver à être bien plus justes.

Les premiers citadins à avoir occupé la planète sont les insectes sociaux : termites, fourmis, abeilles. Ils ont construit des immeubles incroyables, à l'image des termitières qui résistent plusieurs centaines d'années tout en étant autoclimatisées : il n'y a pas 1°C d'écart à l'intérieur entre l'été et l'hiver. Comment est-ce possible ? Nous avons énormément à apprendre, et pas seulement de ce que font les insectes et les animaux en général.

L'homme dispose aussi depuis très longtemps d'un savoir-faire extraordinaire. Il existe des immeubles comptant plus de dix étages et plusieurs centaines d'années, en grande partie autoclimatisés eux aussi. Tous les matériaux dont ils sont faits proviennent de l'environnement le plus immédiat. Les ruines de ces bâtiments sont encore plus belles que ne l'étaient les bâtiments eux-mêmes au moment de leur construction. Cela nous paraît ahurissant quand on voit comment on construit, tout ce qu'on abîme en amont de la construction et tout ce qui reste après.

En Irak, on peut découvrir un type d'immeuble collectif construit au moyen des roseaux qui poussent quelques centaines de mètres plus loin. Son architecture est, pour moi, l'exemple d'un processus complètement adapté au lieu, à la région, à l'endroit où elle a pris naissance.

Je peux encore vous parler d'un « biobéton » fabuleux : jamais nous n'avions réussi à faire un béton aussi prometteur. Il est fabriqué par un petit mollusque, grâce à ce qu'il prélève dans son environnement, sans déranger personne. Il absorbe le CO2 au lieu d'en produire. Or, il faut le savoir, la fabrication du béton est la deuxième plus importante source de production de gaz à effet de serre, parce qu'il faut cuire des roches à 1 500°C pour évacuer le CO2 que celles-ci ont mis des millions d'années à constituer. On a tout faux ! Ce faisant, on crée des problèmes insolubles, cependant qu'un petit organisme vivant arrive à produire un béton magnifique, souple, riche, complètement étanche, coloré : il a toutes les qualités requises. L'homme commence tout doucement à comprendre qu'il y a là un savoir-faire inestimable qu'il peut lui aussi utiliser. Bonne nouvelle : le biobéton a d'ores et déjà permis de fabriquer un bol et un banc. On ne sait pas encore le faire à une échelle industrielle, mais on apprend. Le monde de demain pourrait s'inspirer de ce que la nature a mis au point depuis tellement longtemps.

Pourquoi ne pas nous inspirer de la libellule pour produire du bioverre, complètement transparent, dont les qualités techniques pourraient, un jour, influencer nos constructions et créer des environnements très différents ? Je trouve que les architectes et les décideurs se contentent trop souvent, pour élaborer leur vision de la ville du futur, de reproduire des expériences passées et décevantes.

Par le dessin, j'essaie de voir si ce type de propositions a un intérêt ou non, d'imaginer une ville qui fonctionnerait comme un massif corallien, c'est-à-dire reposant sur un équilibre entre un ensemble d'organismes vivants évoluant dans un vaste écosystème complémentaire, qui s'enrichit au fil du temps, se sophistique, avant de se stabiliser. Ainsi, j'imagine une ville qui serait à l'image d'une forêt, d'un arbre immense. Un arbre, finalement, c'est une colonne, des poutres. L'ensemble serait surmonté d'une couverture d'un hectare de capteurs solaires : par la photosynthèse, la feuille capte l'énergie solaire, la transforme en électricité et ses photons peuvent très bien être utilisés pour nos besoins électriques. Au Japon, un laboratoire fait tourner ses ventilateurs à partir de la photosynthèse.

Nous pouvons d'ores et déjà commencer à suivre ces pistes pour imaginer des structures, des organismes issus directement de la nature. En employant les mêmes principes, en nous inspirant de ce savoir-faire, nous pourrions créer des habitations à partir d'une structure archiborescente refermée par un film, une sorte de biotextile transparent ou translucide, isolant, captant l'énergie solaire.

Ma manière de procéder, c'est d'imaginer ces choses, de les visualiser, puis de les dessiner afin de pouvoir proposer ma vision d'un monde complètement différent, d'une cité végétale constituée, pour l'essentiel, d'arbres vivants dont on a guidé la croissance au moyen de tailles, de greffes, de tuteurs, de tendeurs, autant de façons de disposer d'une structure rigide, nécessaire pour pouvoir accueillir des habitations.

Se projeter aussi loin présente l'avantage de pousser à imaginer le chemin qu'il faut parcourir pour y parvenir. Notre vision du futur est lacunaire, et c'est peut-être ce qui nous empêchera de prendre les bonnes décisions au bon moment. Par exemple, la Cité des Vagues est la copie de ce qu'on trouve dans un environnement balnéaire : les vagues se forment naturellement dans l'eau, mais également sur le sable, et il y a là peut-être une analogie intéressante avec l'architecture même des bâtiments.

Chaque habitation est liée à un lieu, à un sol, à un sous-sol, à un microclimat, à une culture, à une faune et à une flore, à un ensemble d'éléments. Tenir compte de cette spécificité locale est tout à fait indispensable. Évidemment, les habitations sont différentes d'une région à une autre et cette vision est donc aux antipodes de la mondialisation, aux termes de laquelle on place indifféremment les mêmes petites boîtes insipides, inodores, incolores partout dans le monde, de telle sorte qu'on s'ennuie où que l'on soit puisque tout est pareil, semblable, et réduit à un même dénominateur commun simpliste. Parce que nous ne sommes pas tous pareils, nous ne nous y sentons jamais bien.

Le panorama de Shanghai évolue continuellement. Envisageons-le depuis l'an 2000 et projetons-le jusqu'en 2080 et même au-delà : plus on progresse dans le temps, plus on recourt aux nouvelles techniques biomimétiques qui permettent d'intégrer le vivant à la ville et de réaliser cette symbiose entre nous autres, les êtres humains, et l'ensemble du monde vivant, cette réconciliation qui nous permettra d'être, enfin, en paix avec l'endroit où nous vivons, un endroit apaisé parce qu'il n'a plus vocation à détruire.

Même exercice avec Nantes, où l'on conserve la plupart des bâtiments existants, parce que réfléchir de manière écologique, ce n'est pas commencer par tout raser avant d'envisager ce qu'il est possible de faire ensuite : c'est travailler avec les structures en place, qui nous ont déjà coûté si cher sur le plan environnemental, pour les parer d'autres enveloppes.

Et maintenant, Strasbourg. Toujours dans cette même optique, on y conserve la plupart des bâtiments existants, qui ont été habillés, « reliftés » au moyen de nouvelles enveloppes captant l'énergie solaire, mais également l'eau pour permettre aux végétaux de se réapproprier le bâtiment et le rendre ainsi accessible comme une colline, comme une montagne, comme un paysage, qui peut se parcourir de différentes façons. Le centre historique a été préservé, car, là encore, l'idée n'est pas de raser l'existant. Nous ne sommes plus dans la période moderniste, lorsque les architectes péroraient : « Avant moi, il n'y avait rien ; après moi, il n'y aura plus rien ! » Nous nous inscrivons dans une démarche à long terme, qui puise ses racines dans notre histoire.

Telle est la vision d'une ville qui aurait compris que la résilience est extrêmement importante et qu'il est essentiel d'y réintroduire une donnée aussi importante que notre subsistance et notre alimentation. Dans cette ville, les toitures, les espaces publics, les balcons, les façades ont été réaménagés en potagers, en vergers, en serres, en poulaillers, en pigeonniers.

J'en viens aux moyens de déplacement à venir, utilisant les énergies gratuites disponibles, renouvelables, donc plus légers, plus souples, polyvalents. J'ai imaginé un véhicule à base d'une structure biosourcée, actionné par un moteur électrique et un pédalier. Trois personnes peuvent y prendre place. Cela fait maintenant huit ans que je circule dans Bruxelles avec un tel véhicule.

Pour se déplacer dans les airs, l'ornithoplane à ailes battantes est un dirigeable gonflé à l'hélium et qui se meut par battement d'ailes. Plus léger que l'air, il capte l'énergie solaire directement à partir de l'extrados.

Je terminerai d'un mot sur mon travail actuel, qui consiste à placer des sans-abri dans des espaces résiduels de la ville, ces coins abandonnés, ces petits espaces dans lesquels je conçois des habitations biosourcées. J'ai une dizaine de projets en cours. J'imagine aussi l'avenir des campagnes, qui pourraient évoluer vers quelque chose de très différent en tirant le maximum de profit de leurs ressources.

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